« Une croyance à l’œuvre » Jean-Luc Donnet
Jean-Luc Donnet, Le divan bien tempéré, Paris, Puf, 2005, deuxième partie, « Une croyance à l’œuvre », p. 51-54.
Ce qui va me concerner, ici, pour autant que je puisse le dire, est la croyance à la psychanalyse : à sa vérité ? sa beauté ? ou plutôt, surtout, à son pouvoir bénéfique ou maléfique, sa valeur pratique, voire thérapeutique ? croyance chez qui : le profane, l’analysant, l’analyste ? la croyance de l’analyste en l’analyse fait-elle partie de l’analyse ?
Ce que j’ai éventuellement à dire s’inscrit, il me semble, entre deux pôles qui sont dans un rapport paradoxal : l’un est le rationalisme freudien pour lequel la croyance au logos constitue la seule illusion explicitement tolérable ; l’autre implique le statut nécessaire de l’illusion, non seulement dans un modèle génétique, mais pour rendre compte du processus même de la cure ; l’illusion dès lors doit trouver place normativement dans la métapsychologie. D’une part donc, croyance en l’illusion du savoir ; croyance, d’autre part, à un savoir de l’illusion.
Un paradoxe apparaît très tôt, chez Freud : il déploie l’art le plus subtil et la plus grande rigueur pour exposer de manière convaincante les fondements de la psychanalyse, ce qui en fait un corps de savoir (jusques et y compris la théorie de la résistance à la psychanalyse) ; mais il lui faut pourtant affirmer, et parfois de manière péremptoire, qu’il est nécessaire pour savoir de quoi l’on parle, d’être passé par le divan.
C’est là mettre en œuvre trois types de croyances : l’une fondée sur la cohérence de la démonstration, la logique de la preuve ; la deuxième sur l’expérience vécue, la réalité « perceptive » ; la troisième enfin, à prendre Freud à la lettre, pourrait bien évoquer la soumission à l’autorité du maître.
Entre ces trois types de croyance, les r apports ne sont pas simples, surtout si l’on veut bien considérer ensemble les effets profonds, souvent, de la lecture de Freud (ou d’autres analystes) et, par contre, le peu d’effet de bien des expériences prolongées du divan.
Dans le premier temps de ce qui deviendra le problème de la « didactique », Freud propose une formulation dont la réserve n’est pas que tactique. L’expérience personnelle du divan, pour ceux qui se « vouent » à la psychanalyse, est un simple échantillon venant fonder autrement la conviction théorique. Ce terme d’échantillon fait de la « tranche » dans le champ de l’analyse l’équivalent de ce qu’est l’expérience de laboratoire dans la science. Ainsi le rapport au savoir analytique n’est pas si autre qu’il devienne incompatible avec la seule illusion à laquelle Freud put consentir.
On sait comment les choses ont évolué : dès lors que l’analyse didactique s’institutionnalisait (deuxième règle fondamentale aussi ambiguë que la première !) et se trouvait soumise à l’impératif du contre-transfert (« Nul ne saura analyser au-delà du point où il est lui-même parvenu dans sa propre analyse »), elle rencontrait comme sa croix la question de la fin de l’analyse – ou de son « indéfinitude ». Or cette fin concerne, inextricablement, l’insuffisance du niveau de savoir où se trouve rendue la théorie analytique (y compris sur ses limites) et l’insuffisance de la modification subjective impliquée par le processus de la didactique, aussi bien chez l’analyste que chez l’analysant. Le dilemme ultime de la didactique dont il est témoigné – et quelles que soient les formes diversement encombrantes que prend l’exigence du témoignage –, c’est d’avoir à se montrer « incomplète » sauf à produire une invention qui transgresse les limites de l’analyse. Plus la didactique s’allonge, s’étend, voire s’approfondit – à la mesure même du savoir analytique en ce qu’il a de cumulatif –, moins elle est à même de fournir son assise à une conviction théorique, et à la société d’analystes. Plus elle témoigne de l’intransmibilité du savoir au nom duquel elle est prescrite, plus se trouvera mise en avant la spécificité prétendue d’un « rapport analytique au savoir », commun dénominateur bien douteux. Ce qui fait le destin peut-être un peu funeste des sociétés d’analyse, c’est qu’elles sont le lieu par excellence où se manifestent les limites de l’analyste. Mais les sociétés d’analyse sont-elles pires que les autres ?
La conviction issue de l’expérience du divan serait donc la bonne. Elle est comme l’écho, sur le registre théorique, de la prise de conscience d’un conflit, d’un fantasme, d’un sens inconscient. Analysant tel rêve, je m’approprie non seulement ses pensées latentes, mais la théorie freudienne du rêve. Je « crois » à l’Œdipe dans la mesure où j’ai pu en percevoir les effets en moi. L’introjection proprement subjective se redouble de l’insight théorique. J’introjecte l’introjection, par exemple. Mais aussi, je puis désormais croire à la méthode puisque je la vois si pertinente. Je pourrais extrapoler en confiance et accepter comme crédibles les éléments théoriques ou cliniques que je n’ai pas – encore – rencontrés « personnellement ».
Cependant, au nom du processus analytique toujours à l’œuvre chez l’analyste, je serai tenté de considérer comme seul opérant « psychanalytiquement » en moi, ce qui aura cheminé pour rencontrer les figures de mon désir, la singularité de mes signifiants ; c’est ainsi que l’éternel analysant devra considérer idéalement lectures, discussions, etc., comme de simples restes diurnes pour son travail d’élaboration.
Mais la question continue de se poser : l’analyse d’une inhibition lève-t-elle tout obstacle à la saisie théorique la plus large d’une question ? ou sert-elle aussi bien de modèle, voire de moule contraignant dans l’approche de l’autre ? on commence à bien savoir que les analysants doivent, pour se faire entendre, de leur analyste, employer une langue qui lui soit familière. Autrement dit : il est salutaire de décrire comme indéfini le processus analytique chez l’analyste. Mais cela ne va pas sans une certaine idéalisation : il devient indécidable de savoir si tel problème théorique ou clinique ne fait obstacle que d’avoir été « mal analysé », ou pas encore actualisé ; ou bien si l’obstacle relève de limitations plus communes. Et ceci, que je sache, ne concerne pas que les débiles. L’œuvre freudienne et le champ de l’analyste ont une telle profondeur, et une telle extension : ils s’inscrivent dans une histoire et une tradition telles qu’un analyste doit bien faire une place légitime en lui au savoir livresque, à une croyance fondée sur la lecture et la discussion des textes, sur l’enseignement des anciens : une croyance scolaire, qui anticipe sur ce qui sera peut-être un jour sa vérité subjective.
Il me semble que c’est dans le jeu de plusieurs modes de croyance que se fonde et se renouvelle le désir d’analyser. Ce travail de la croyance est le plus souvent silencieux : on s’aperçoit un jour qu’on croit autrement, à autre chose ; souvent on se demande, tant cela paraît évident, à quoi l’on pouvait bien croire jusque-là. Des clivages – plutôt que des refoulements – ont été abolis, remplacés par d’autres. On ne se sent jamais, à un moment donné, en contact intime et vrai avec l’ensemble de ce que l’on croit penser. Par exemple : le concept de la pulsion de mort ; combien de fois, déjà, ai-je cru « l’identifier ». Mais il est seulement « par là », en état de préméditation. Parfois, il se perçoit des ruptures, des discontinuités : doute, errance, deuil d’une croyance. C’est le moment où la croyance, révélant éventuellement le désir fou qui la soutenait et a renoncé. J’ai voulu, ici, donner quelques échantillons de cette croyance à l’œuvre.