Une certaine illusion
Discussion avec Daniel Mesguich autour du rôle d’interprète et de metteur en scène.
À la suite de l’intervention de Daniel Mesguich, invité par Bernard Chervet et Marilia Aisenstein au CPLF, une discussion a eu lieu avec la salle. L’intervention, « Théâtre et Interprétation » est publiée dans le numéro 5-2017 de la Rfp, p. 1646 à 1657. Nous transcrivons ici la discussion.
Bernard Penot : J’ai été très sensible à la manière dont vous expliquiez votre façon de travailler et de comprendre, de travailler la lecture d’un texte. Je me suis dit que c’est exactement ce que nous faisons quand un patient amène un rêve. Freud nous recommande de prendre le rêve élément par élément du rêve, surtout pas son sens global, et d’essayer d’ouvrir de petites portes, comme vous dites, sur chaque élément, à partir des associations du rêveur lui-même. J’ai eu l’impression que l’on se rejoignait très fortement là-dessus : et comme il n’y pas de clé des rêves en soi, il n’y a pas une compréhension d’un texte, il n’y a pas une clé symbolique qui permet de comprendre mais chaque élément va vous parler, à vous, d’une certaine façon. C’est exactement la méthode de l’interprétation psychanalytique du rêve.
Bernard Chervet : Avec une nuance au niveau de la temporalité ; le texte au théâtre est généralement déjà écrit, sauf improvisation, alors que le récit du rêve se fait sur place même s’il se réfère à un rêve qui a eu lieu. Ce sont donc deux espaces assez différents puisque l’énonciation du rêve est son écriture même, alors qu’au théâtre le texte préexiste dans son écriture.
Alain Gibeault : En vous écoutant, je pensais que vous êtes un metteur en scène du théâtre, mais aussi d’opéra. Je me souviens qu’il y a nombreuses années, vous avez mis en scène la Tétralogie de Wagner et nous avions suivi attentivement, dans cette mise en scène, l’opposition que vous avez suggérée entre croire et ne pas croire. Je me souviens en particulier de la fin du Crépuscule des Dieux : pour vous la Tétralogie et le Crépuscule des Dieux étaient une remise en cause du théâtre, d’un certain théâtre, peut-être d’un théâtre trop réaliste. La fin du Crépuscule est un moment extrêmement grandiose, romantique ; vous en aviez proposé une mise en scène qui montrait la destruction du théâtre. Au moment – sans chant – de la rédemption par l’amour, vous allumiez les lumières, les ouvriers en bleu de travail commençaient à nettoyer la scène. Je me souviens que cela avait suscité dans l’auditoire un mouvement extrêmement violent parce que vous aviez voulu effectivement remettre en cause leur conception de l’opéra. En vous écoutant parler de la croyance – celle de l’enfant –, de la dimension de l’illusion et de la désillusion, je me souvenais de Woody Allen, à la fin de son film, Ombres et brouillard. Le héros arrive au cirque et dit : magicien, nous avons rattrapé le criminel, venez dans le cirque ; Woody Allen dit que ce n’est que de l’illusion ; et le magicien répond que les hommes ont besoin de l’illusion comme de respirer. Mais une version purement romantique ne correspond pas à votre façon de voir les choses. Vous auriez toujours besoin de ramener aussi l’adulte qui dit qu’il ne faut pas croire totalement à ce qu’on nous montre. Et il me semble qu’on peut l’entendre pour le théâtre. Pour l’opéra, en revanche, la rupture entre croire et ne pas croire peut être très violente parce qu’on est emporté dans notre sensibilité et dans nos affects par la musique, mais que, par ailleurs, il y a le texte. Et j’aurais envie de vous entendre davantage expliciter la différence qu’il y a pour vous entre le théâtre et l’opéra, puisque cela vous tient à cœur et que vous allez mettre en scène un autre opéra.
Daniel Mesguich : Merci de vos interventions, merci surtout à vous de vous souvenir de cette Tétralogie, qui reste, pour moi aussi, un grand souvenir. Et pour cause : seize heures de mise en scène ! J’étais littéralement épuisé à la fin de la mise en scène de l’Or du Rhin, qui durait deux heures, et j’ai alors songé que je n’avais plus, après tout, que quatorze heures de spectacle à monter ! Ça a été un énorme travail, six mois presque nuit et jour ! La troisième guerre mondiale aurait pu être déclarée que je ne l’aurais même pas su, tant j’étais immergé là-dedans… Oui, j’avais fait cela à la fin de la Tétralogie… J’avais monté, pas si longtemps auparavant, Le Grand Macabre de György Ligeti, à l’Opéra de Paris. Cela allait – déjà – tout à fait dans le sens que vous signalez : vous connaissez le rituel de l’opéra : les gens sont assis dans la salle, puis la lumière se fait dans la fosse, l’orchestre entre, on applaudit, les musiciens s’accordent, enfin le chef entre, qui salue, tout le monde l’applaudit à tout rompre, il se retourne alors vers l’orchestre, il commence sa battue, et l’orchestre démarre. Pour Le grand macabre, le chef entre, il salue, tout le monde, donc, applaudit très fort… mais voilà que surgit, derrière lui, du fond de la fosse, un deuxième chef d’orchestre, qui plante sa baguette dans le cou du premier chef, qui tombe mort ! Les gens, dans la salle, hurlent. L’assassin salue. Personne évidemment n’applaudit ! Il se retourne alors vers les musiciens et fait partir la musique : c’était lui le vrai chef d’orchestre ! Le premier n’était qu’un figurant ! Les gens avaient applaudi un figurant, et le chef, personne ne l’avait applaudi : ça commençait mal !… Eh bien, il y avait, si vous voulez, la même sorte d’idée dans cette fin du Crépuscule des Dieux, qui est la fin de la Tétralogie…
Il me semble que tout ce que la psychanalyse peut faire surgir de la psyché de quelqu’un, elle aussi ne le détruit pas, le range ailleurs, et c’est toujours là . Eh bien, pour nous, le rangement faisait partie du spectacle
Vous avez employé le mot de destruction que, quant à moi, je n’emploierais pas. Les techniciens qui envahissaient soudain la scène ne détruisaient pas le décor – il fallait rejouer le lendemain ou le surlendemain ! –, ils le démontaient seulement, pour le ranger (mais… en musique), en attendant de le remonter pour la prochaine représentation : une certaine « illusion » était finie, on rangeait. Mais, après tout, pourquoi le fait de faire du théâtre serait-il moins « lyrique » – je mets le mot entre guillemets, bien sûr : à l’opéra ! –, moins « romantique », moins « beau », pourquoi l’aventure de défaire, de ranger les accessoires et les morceaux de décor (devant un des chanteurs principaux, je me souviens, qui, son rôle fini – mais était-il fini ? – allumait, comme après un travail bien fait, une cigarette sur la scène – à l’époque on pouvait faire ça !), pourquoi cette aventure serait-elle moins spectaculaire, moins belle à regarder et à comprendre – car c’était une sorte de ballet – que l’intrigue de l’opéra proposée par Wagner ? Que le fait de voir chanter Brunhilde ou Wotan ? Après tout – là encore, je m’avance sur un territoire que vous connaissez mieux que moi –, il me semble que tout ce que la psychanalyse peut faire surgir de la psyché de quelqu’un, elle aussi ne le détruit pas, le range ailleurs, et c’est toujours là. Eh bien, pour nous, le rangement faisait partie du spectacle, en quelque sorte. De toute manière, les techniciens allaient le faire, ce qu’ils faisaient là : ils allaient le faire hors spectacle, comme « en cachette », ainsi que cela se fait toujours, après la sortie des spectateurs. Cette fois, ils l’ont fait dans le spectacle, brouillant la pseudo-hétérogénéité de la « réalité » du démontage et de la « fiction » wagnérienne. J’avais simplement déplacé le seuil de la fin. Et si le démontage lui aussi devenait « fictif », tout aussi fictif (ou alors aussi peu) que l’histoire de Siegfried ou de Wotan, puisque « du même tonneau », qu’est-ce, alors, que je suis en train de regarder, où suis-je, qu’est-ce qui est « vrai » ?
À propos du désir de magie, d’illusion : l’illusion, c’est toujours le jeu sur l’illusion, c’est toujours une illusion d’illusion.
Illusion vient, n’est-ce pas, de ludo, je joue : on joue avec le jeu, on joue avec l’illusion. S’il n’y avait pas d’illusion, on mourrait, on se dessécherait, ce serait comme si on ne dormait pas et qu’on ne rêvait pas… Mais s’il n’y avait que de l’illusion, nous ne serions que des trompeurs et des trompés. Antoine Vitez, par exemple, le grand metteur en scène, qui avait été, ce fut ma chance, mon professeur et mon ami, avait, à l’époque où il était encore au Parti Communiste français, monté un spectacle qui s’intitulait Les Miracles. C’était l’Apocalypse de Jean, je crois [montage de textes par Antoine Vitez d’après Les Évangiles, particulièrement l’Évangile selon Saint Jean]. Les critiques du Masque et la plume de l’époque – car cette émission est éternelle, elle existait sûrement déjà il y a 200 000 ans ! –, interrogent Vitez, et lui demandent comment un communiste athée peut monter Les Évangiles, de qui se moque-t-on. Et Vitez, dans le sens de ce que vous signalez, avait répondu quelque chose comme : « Je n’ai pas dit que je croyais aux miracles, mais je dis que je crois au besoin de miracle. Et donc, je travaille, je mets en scène ce besoin que nous avons. Ça ne veut pas dire que j’adhère au « contenu », mais qu’il y a certainement quelque chose comme du miracle en nous, puisque nous ne cessons de les désirer, ces miracles, et ce n’est pas parce qu’ils n’auraient pas lieu réellement, c’est à dire magiquement, que, pour autant, le désir d’eux ne serait pas là. » Attention : on pourrait croire – certains, à l’époque, ont pu croire – que tout cela était « brechtien », quelque chose comme : « je vais vous montrer la réalité » ; le théâtre fait partie de la réalité, certes, mais la « réalité » ne doit pas se confondre à lui, elle reste un référent hors texte, hors champs, et si on fait du théâtre, c’est précisément pour « dénoncer » tel ou tel pan de cette réalité. Le théâtre, activité au champ très circonscrit, au service d’un autre champ très circonscrit, qui serait « la » réalité ? Non. Il s’agirait plutôt d’un brouillage des frontières de ces champs, d’une redistribution, et d’un ébranlement, même, du « concept » de théâtre et de celui de réalité…
Le théâtre fait partie de la réalité, certes, mais la réalité ne doit pas se confondre à lui, elle reste un référent hors texte, hors champs, et si on fait du théâtre, c’est précisément pour « dénoncer » tel ou tel pan de cette réalité.
Revenons, si vous le voulez bien, sur cette histoire de seuil ; au fond, qu’avais-je fait ? Alors que l’opéra, que la musique n’était pas finie – il n’y avait plus que de la musique orchestrale, on ne chantait plus – j’avais, un peu plus tôt, donc, qu’attendu, fait faire ce que de toute manière nous aurions fait : démonter, défaire le décor, mais au lieu de le défaire une fois que tout le monde était sorti, c’était quand le public était encore là. Et nous n’avons d’ailleurs plus fait que cela jusqu’à la fin. La Tétralogie s’effaçait devant nous. C’est-à-dire quoi, en vérité ? La même chose qu’avec l’histoire de mon chef d’orchestre de tout à l’heure : nous montrions que la fiction, ou le jeu sur la fiction, ne commence pas et ne se termine pas forcément là où l’on croit, à l’intrigue. L’opéra Le Grand Macabre de Ligeti, avec le chef d’orchestre en double, avait commencé avant de commencer. La Tétralogie avait fini avant de finir. C’était encore une histoire de seuil, et le seuil, au théâtre, est peut-être la chose la plus importante, puisqu’il est (serait) la frontière entre ce qui est théâtre et ce qui ne l’est pas.
Au fond, il y aurait un théâtre qui n’oublie pas le seuil, qui le travaille, qui traite, en lui, de ce qui le précède et de ce qui le suit, qui montre le « théâtrer » autant que le « théâtré », et un autre théâtre, majoritaire, qui cherche à refouler cela, qui fait comme s’il n’avait pas fallu, par exemple, se rendre au théâtre quand on est spectateur, répéter la pièce quand on est acteur, etc. J’aime, moi, le théâtre qui n’hésite pas à faire entrer dans la fiction elle-même, comme étant l’un des moteurs du jeu sur les fictions, les « réalités » que sont l’acte de faire du théâtre ou celui d’y aller, et à montrer une frontière tremblée, elle-même jouée, en quelque sorte. Il me semble que le théâtre se doit de faire entrer l’hétérogène (ce qu’on croit, de manière attendue, être hétérogène, mais qui ne l’est pas, hétérogène, qui est naturellement théâtre, parce que la fiction n’est pas un autre monde, c’est le nôtre. Il n’y a qu’un monde, le nôtre, et si nous jouons, c’est en lui). Qu’est-ce, au fond, qu’un théâtre ? C’est un espace, un volume, dans lequel on a tracé un trait invisible (que l’on nomme rampe, un peu comme on dit remparts pour Elseneur), et dont on dit que d’un côté, on serait dans la réalité, et de l’autre, dans la fiction. Mais vous savez tous aussi bien que moi qu’il n’y a qu’un lieu. C’est nous, nous sommes tous là. C’est cela qu’on peut faire trembler sur ses gonds. Par le théâtre. Car ce trait, il fallait le tracer pour pouvoir le déplacer, ou le traverser…
Qu’est-ce, au fond, qu’un théâtre ? C’est un espace, un volume, dans lequel on a tracé un trait invisible (que l’on nomme rampe, un peu comme on dit remparts pour Elseneur), et dont on dit que d’un côté, on serait dans la réalité, et de l’autre, dans la fiction. Mais vous savez tous aussi bien que moi qu’il n’y a qu’un lieu. C’est nous, nous sommes tous là.
Viviane Abel Prot : Merci beaucoup Daniel Mesguich pour la magie de votre présence parce que le théâtre est là avec vous. Je crains de vous poser des questions très plates mais c’est par intérêt pour votre travail. Vous avez fait, je crois, des traductions, notamment une traduction de Médée. Je voulais vous demander comment vous vous y preniez dans ce jeu de traductions et d’interprétations. J’étais très attentive à ce que vous disiez du détail, de ce vacillement de la réalité, de l’écoute des sens minoritaires. Mais quand on traduit, comment fait-on ? Comment fait-on pour ne pas avoir une idée de Médée avant, pendant ou après ? Comment faites-vous ? C’est ma première question. La deuxième question porte sur ce vacillement entre croyance et non croyance. Vous n’avez pas employé le terme de vraisemblance, ce que je ne vous reproche pas bien sûr. Mais trouvez-vous que ce terme soit intéressant ? Pour les enfants, puisque ce serait notre partie enfant qui croirait, ce qui compte c’est la vraisemblance : quand on est mort, on ne rigole pas [allusion à ce que disait Daniel Mesguich dans son intervention à propos du rôle de Polonius dans Hamlet]. Diriez–vous que c’est quelque chose qui doit avoir de la place dans votre manière de penser ?
Daniel Mesguich : Chacune de vos questions est un abîme philosophique ! Je ne sais pas comment je vais m’en tirer…
Oui, j’ai écrit des traductions. D’ailleurs je suis content que ce mot de traduction surgisse, grâce à vous, ce matin, parce que, au fond, il est presque synonyme de celui d’interprétation. Traduire, c’est ne faire que conduire quelque chose de là où c’était à un autre endroit. C’est cela, n’est-ce pas, une traduction. Pour moi, il y aurait deux sortes, là encore, de traductions : d’abord, une traduction qui croirait qu’elle peut faire fi du signifiant : la langue des tractations, des transactions, commerciales ou politiques, ou celle des interprètes à l’étranger, veut croire à cet horizon-là : il faut rendre exactement ce qui a été signifié dans l’autre langue, passer, d’un coup, de signifié à signifié, sous peine, certes, de malentendu grave, voire de guerre ! Il ne faut donc pas plaisanter avec ça. Mais il existerait, à l’inverse, une autre traduction, qui irait tellement loin dans l’écoute des sens les plus fins, les plus ténus, de la langue de départ qu’elle en reviendrait (absurdement, je vous l’accorde) à elle : qu’elle irait jusqu’à réinscrire, tant elle désirerait ne rien perdre du signifiant premier, ce signifiant lui-même dans la langue d’arrivée. Je peux, par exemple, prendre Hamlet de Shakespeare (qui, soit dit en passant, n’est pas en anglais, comme vous le savez, il est en Shakespeare, c’est presque du Joyce, il est constitué d’éclats et de retombées d’au moins cinq ou six langues, de mots scandinaves, saxons, de beaucoup de mots français, qui, à l’époque, n’étaient pas de faux, mais de vrais amis… Il y a presque quatre mille néologismes, m’a-t-on dit, dans l’œuvre de Shakespeare, quatre mille mots inventés ! Vous imaginez : on pourrait écrire un gros dictionnaire avec seulement les mots inventés !), je peux, donc, prendre le texte de Hamlet, et, dans ce qui pourtant serait ma traduction, finir par récrire – comme Pierre Menard chez Borges, vous savez – exactement le même texte, les mêmes mots que celui que j’avais à traduire ! Ce serait le mieux, car tout signifiant regorge de portes dérobées et de sentiers qui bifurquent qu’aucun autre signifiant jamais ne rendra, mais le plus fou, à coup sûr…
Il existerait, à l’inverse, une autre traduction, qui irait tellement loin dans l’écoute des sens les plus fins, les plus ténus, de la langue de départ qu’elle en reviendrait à elle : qu’elle irait jusqu’à réinscrire, tant elle désirerait ne rien perdre du signifiant premier
Eh bien c’est, pourtant, sur cet horizon-là que se fait toute traduction. Pour « l’interprète », les choses sont simples : « table » (en français), c’est « table » [en anglais]. Voilà, c’est évident : « table » égale « table » et « table » égale « table ». Eh bien, même cela, pour le « traducteur », ce n’est pas sûr. Parce que, en français, j’entends aussi, je ne peux pas ne pas entendre aussi, même de manière fugitive, fulgurante, « inconsciente » : la table de dissection, la table d’usure des dents, la table de multiplication, etc. ; quand je pense à une table, quand je dis « table » en français, ces spectres surgissent dans ma langue, et pas forcément en anglais. Et, donc, « table » ne traduit pas « table ». Rien n’est traduisible. Mais alors, on peut jouer (ou travailler, les deux mots sont synonymes, au théâtre) et , finalement, faire quelque chose ; non pas un « équivalent », mais une autre chose, tout aussi belle, tout aussi forte, espérons. C’est ça le jeu. Et on aura traduit. Finalement, rien n’était intraduisible. Traduisant, je ne me contente pas de « remplacer » un mot par un autre ; je n’inscris pas un signe d’égalité entre deux termes, non, disons que j’essaie d’accompagner doucement, tendrement, un signifiant étranger jusqu’aux rives de ma propre langue. J’accompagne, avec amour, mais oui, avec le plus d’attention, de délicatesse et d’écoute que je peux, un signifiant qui n’est pas le mien, qui est mon hôte, chez moi, vers mes signifiants. Il est fragile, il faut veiller, si c’est possible, à ne pas le couper de ses racines, à tenter de préserver sa couleur, son rythme, son goût, son jeu avec les autres signifiants… Et, finalement, il aura été traduit. Mais cela ne peut se dire qu’au futur antérieur. Au moment même où on le fait, on ne traduit rien du tout. On voyage, on plane au-dessus de la Manche et des siècles.
Concernant la traduction de Médée, eh bien, j’ai fait un peu ce que j’ai raconté tout à l’heure à propos de ma mise en scène de Don Juan. Je crois que j’ai, le plus possible, fait entendre des sens minoritaires. C’est compliqué, parce qu’il y a beaucoup d’expressions idiomatiques (on pourrait d’ailleurs dire que, dans une langue, il n’y a que des expressions idiomatiques). Par exemple, chez les gens de théâtre, pour dire bonne chance on dit, en France : « Merde ! ». En Angleterre, on dit : « Brise toi les jambes ! », en Italie, on dit : « Dans la gueule du loup ! ». Alors, si j’ai à traduire un texte anglais où est écrit « brise toi les jambes ! », ou un texte italien où est écrit « dans la gueule du loup ! », que dois-je faire ? Inscrire « merde » ? Ou, malgré tout, quelque chose qui aurait un rapport avec les jambes, ou le loup ? Je préfère la deuxième solution. Je sais que c’est « faux », je sais que cela veut seulement dire « bonne chance », mais peut-être y a-t-il quelque chose qui échappe au mot « merde » avec cette histoire de jambe, ou de loup ? Je vais donc essayer de travailler avec ça ; c’est cela que j’appelle « accompagner » la langue… Alors, peut-on échapper, avec Médée, à la lecture globale ? On ne peut jamais y échapper. Le « un », le nombre un, se reforme, quoi qu’on fasse. Nous sommes monothéistes jusqu’au bout des ongles, nous n’y pouvons rien. En tout cas, dans notre région du monde. Mais je crois, au fond, que c’est vrai partout ; même dans les régions les plus polythéistes, mêmes dans les régions les plus « païennes », le monothéisme, si j’ose dire, existe, a toujours existé. C’est comme les empreintes digitales, comme l’inconscient : elles sont, il est, à une personne et une seule. Là encore, je parle, devant vous, trop rapidement sans doute, mais, vous le savez bien, mon inconscient n’a rien à voir avec le vôtre, chacun le sien. Que je le veuille ou non, un « un » va se reformer, quoi que j’aie ouvert, quoi que j’aie « plurielisé », divisé, quoi que j’aie déconstruit. En sortant du théâtre, même si tout s’y déconstruisait à l’infini, vous allez avoir une vision de ce que j’aurais fait, une conception de ce que nous vous aurons proposé. On ne peut pas échapper à la condensation, à la globalisation…
Que je le veuille ou non, un « un » va se reformer, quoi que j’aie ouvert, quoi que j’aie « plurielisé », divisé, quoi que j’aie déconstruit.
Maintenant, la vraisemblance. La vraisemblance, c’est une certaine obéissance à ce qui a cours. Il y a, par exemple, des monnaies qui ont cours et des monnaies qui n’ont pas cours. Si je vais chez la boulangère et que je lui tends un écu contre une baguette de pain, elle ne va pas vouloir me la vendre. Et pourtant, un écu, c’était beaucoup à l’époque, mais plus maintenant, parce que ça n’a plus cours. Je pense que les enfants, contrairement à ce qu’on pourrait croire, bien que neufs, sont très conventionnels. Ils ont besoin que ça ressemble à ce qui a cours, besoin de sentir que nous soyons tous d’accord là-dessus, besoin de cette convention. Un mort qui bouge, ou éternue, ça n’a pas cours pour eux, et ils refusent, en quelque sorte, de me céder leur baguette de pain mental. Mais la vraisemblance n’est pas une chose intéressante. Il faut ne pas être dans la méconnaissance d’elle, certes, mais il faut savoir jouer avec elle. Il y a, autour du « vrai », des quantités de possibilités : il y a ce qui est vrai, ce qui est vraisemblable, ce qui est vérace, ce que je crois être vrai mais qui n’est pas vrai, ce que je dis être vrai mais que je sais ne pas l’être, il y a ce que je dis être vrai et que je crois l’être, etc. Le vraisemblable n’est qu’une partie de ces possibilités-là, il est une façon de dire « je fais partie du groupe, nous sommes tous d’accord ». Ce n’est pas forcément le plus intéressant. C’est pour ça que, dans mes spectacles, souvent les morts se relèvent.
Marilia Aisenstein : J’ai trouvé votre propos absolument passionnant, très habité. Je voulais d’abord revenir sur ce que vous avez rappelé de Levinas qui disait qu’il ne faut pas voir ce qu’un texte veut dire, mais ce qu’on va lui faire dire et ce à quoi il va nous amener. Cela rejoint, je crois, quelque chose de terriblement psychanalytique. Juste une petite note, ensuite, à propos de la traduction. Comment traduire la métaphore ? J’ai suivi des cours de traduction d’un grand linguiste à l’université d’Athènes qui nous disait : si vous rencontrez dans un texte « ils ont parlé à l’ombre des platanes », « l’ombre des platanes » c’est une métaphore qui indique quelque chose d’une tranquille intimité ; si vous voulez le dire en français, mettez « le soir au coin du feu ». Et enfin, troisième petit point, vous avez parlé justement du sens caché, de l’exilé. Hier un psychanalyste italien nous a parlé du clandestin. Je vous remercie de n’avoir utilisé ni le négatif, ni l’inconscient parce que, justement, quand on cherche l’inconscient, on cherche une visée, tandis que votre notion d’exilé est beaucoup plus forte.
Rien ne serait pire qu’un psychanalyste qui se prendrait pour un psychanalyste.
Samuel Lepastier : Vous nous amenez à réfléchir sur notre propre pratique psychanalytique en ouvrant de nouveaux horizons. En tant que psychanalystes, nous aussi sommes dans le jeu. Nous jouons des pères, des mères, des enfants, des vieillards. Nous sommes amenés en permanence par nos patients à être pris pour des psychanalystes, ils nous attribuent des qualités, des défauts. Quand un patient nous dit que nous ne comprenons pas très bien ce qu’il dit, nous avons tendance à penser que c’est une résistance, quand il nous dit que nous l’écoutons de façon extraordinaire et que, pour la première fois, il se sent compris, nous pensons qu’il y a un peu du vrai dans ce qu’il dit, alors que c’est probablement très éloigné de ce que nous sommes. Donc rien ne serait pire qu’un psychanalyste qui se prendrait pour un psychanalyste. Il vaut toujours mieux se déprendre du personnage, des personnages que nous endossons. De ce fait, il y a une très grande proximité entre psychanalyse et théâtre, un certain nombre des collègues éminents ont été des hommes de théâtre. Et en même temps, la question qui se pose est peut-être quand même celle de la distance entre psychanalyse et théâtre. Certes, Freud s’est intéressé à la psychanalyse non pas à partir du mythe d’Œdipe ou des différentes versions du mythe, mais précisément à partir de la représentation théâtrale d’Œdipe Roi, la pièce de Sophocle.
Je terminerai sur un dernier point. Quand j’ai passé le baccalauréat, il y a plus de 50 ans, j’ai eu à composer sur une citation de Victor Hugo : « Le théâtre n’est pas le pays du réel : le vermillon coule aux joues de la jeune première, les morts se relèvent pour saluer, les décors sont en carton. En revanche, le théâtre est le pays du vrai, les sentiments sont vrais. »1 Il y a beaucoup des points communs entre psychanalyse et théâtre, on pourrait dire que c’est la même chose, que la psychanalyse est née de l’hystérie, qu’elle y est retournée en permanence et que le symptôme essentiel de l’hystérie est le théâtre, alors même que c’est une voie d’accès de vérité à l’inconscient. Selon vous qu’est-ce qui différencie le théâtre de la psychanalyse ?
Daniel Mesguich : D’abord, je vous remercie de rappeler qu’Œdipe appartient avant tout au théâtre ! Bon, allez, on vous le cède… Dans la citation de Victor Hugo, il y a « les morts se relèvent », il y a cette phrase ? Nous n’avons pas le temps de nous lancer sur la notion de sacrifice, qui est très difficile, nous le savons, mais nous aurions dû prononcer le mot, malgré tout, à un moment, parce qu’il y a là quelque chose à voir avec le théâtre, ou plutôt, il y a là, contrairement à ce qu’on raconte partout, comme le contraire du théâtre. À la fin du « sacrifice », Isaac, donc, se relève et part, bras dessus bras dessous, avec son papa Abraham (qui a voulu le tuer, tout de même, et je me demande à quoi il peut bien penser en cheminant à ses côtés jusqu’à la maison). À sa place, une bête cornue est morte. Eh bien, si on jouait cela au théâtre, Isaac, Abraham et le bouc se relèveraient à la fin et salueraient. Je veux dire qu’il n’y a pas de véritable mort chez nous. Jamais.
J’avais un professeur, que j’aime beaucoup, qui est toujours vivant, Pierre Debauche, qui disait : « le théâtre n’est pas l’art de faire semblant, c’est l’art de le faire exprès ». C’est-à-dire qu’un grand psychotique peut être génial (tel jour), mille fois plus génial peut-être qu’un acteur, mais il ne saura pas refaire ce qu’il a fait à heure fixe. Or, si on doit jouer une scène d’une grande folie, il faut pouvoir rappeler en soi, à volonté, le psychotique potentiel que nous sommes. Nous acteurs, nous pouvons le faire à n’importe quel moment, et à heure fixe. Vitez le disait déjà : « le théâtre n’est pas l’art de faire, c’est l’art de refaire ».
Tout le monde sait faire, c’est refaire qui est un art.
« Les morts qui se relèvent », c’est une caractéristique constitutive du théâtre. Un jour, j’avais à faire un débat public avec l’avocat Jacques Vergès. Nous étions face à face, c’était à Lille, parce que je dirigeais le théâtre de Lille, où il était je crois, venu plaider. Et ce que je n’arrêtais pas d’entendre, c’est qu’il jouait, lui, comme nous ; il jouait avec le droit (avec cynisme), et il s’amusait comme un fou. Peu importait que ce fût « juste » ou « injuste », vrai ou faux. C’était un jeu. Sauf que lui jouait avec des retombées réelles. Le type pouvait vraiment terminer sa vie en prison ou pas. Nous, c’est « pour de rire » jusqu’au bout. Ça ne veut pas dire qu’il n’y ait pas des effets, bien sûr ; on peut, pourquoi pas, être traumatisé par une pièce de théâtre. Mais je pense que, au théâtre, nous sommes essentiellement non violents, essentiellement ouverts. Je pense que la psychanalyse l’est aussi. Pourtant, malgré tout, c’est la règle du vrai que vous jouez, vous aussi. Nous, non. C’est toute la différence. Elle est énorme. S’il y avait une différence de fond, je la situerais par là…
Nicole Carels : Je voudrais revenir sur la croyance, qui est l’un des fils rouges de votre exposé. Vous avez introduit votre intervention en disant que le psychanalyste croit à ce qu’il fait. Comment peut-on comprendre cette déclaration ? À quel niveau croyons-nous ce que nous faisons ? Nous pouvons croire à certains éléments de ce qui nous est parvenu à travers la parole, la nôtre et celle du patient, transmises par leur contenu mais aussi par la tonalité, l’intensité et la scansion dont elles sont porteuses. Mais nous pouvons croire aussi à certaines théories, parfois à l’exclusion d’autres, ce qui pose question. Quelle place donner au doute et à l’incertitude ? Quand nous donnons une interprétation, nous ne savons pas du tout comment le patient va la recevoir. Et c’est dans l’écoute de l’écoute que nous avons quelques éléments pour nous situer dans ce large spectre. Je me demandais si l’émotion que nous avons ressentie en vous écoutant n’est pas aussi l’objet d’une certaine croyance, à un certain niveau.
Daniel Mesguich : Quand je disais que le psychanalyste y croit, je ne voulais pas dire qu’il était comme, tout à l’heure, l’enfant naïf qui « y croyait », bien entendu. Tous nous croyons. Je crois, moi aussi. Au théâtre aussi, on prend des décisions dont on croit qu’elles sont bonnes. Et vous connaissez la fameuse phrase de Kierkegaard : « l’instant de la décision est une folie ». On peut avoir tout préparé longtemps, tout répété, tout pensé, mais au moment sans durée où je dis : « faisons cela », je suis fou ; cette fraction de fraction de seconde est folle, elle n’obéit à rien.
Dans le petit article paru dans Libération aujourd’hui [27 mai 2017] que Bernard Chervet a eu la gentillesse de rappeler, je racontais que, quand j’avais quinze ou seize ans, il y avait, au-dessus de mon lit, deux posters : une photo de Karl Marx – ça aurait pu être Freud, parce que j’admirais déjà beaucoup Freud –, et une de Gérard Philippe. C’était mes deux idoles, oui, un ado, souvent, a des idoles ; et, un jour, je me suis demandé qui je voulais être : Karl Marx, qui est un penseur génial, et qui a la moitié du monde dans ses mains (à l’époque), ou Gérard Philippe, qui n’est qu’un acteur français ? Je me souviens, j’étais en train de marcher dans la rue, à Marseille, et je me suis répondu : Gérard Philippe. Parce qu’il fait semblant, lui. II ne se trompe donc jamais. Il est insaisissable : tantôt le Cid, tantôt Fanfan la Tulipe, tantôt le Prince de Hombourg… Alors que Karl Marx, il n’est que lui, Karl Marx. Et s’il se trompait? Il vaut mieux être Gérard Philippe, ça échappe au jugement, c’est plus « fluide », plus ludique, plus libre. L’analyste, en principe, croit à ce qu’il dit. L’acteur, non.
Concernant, pour finir, le rapport entre psychanalyse et théâtre, je pense à une phrase de Jacques Derrida. Il l’avait prononcée dans le théâtre que je dirigeais à l’époque, où je l’avais invité à venir parler. Il avait dit : « la philosophie a tout à apprendre au théâtre ». (On peut remplacer ici le mot philosophie par le mot psychanalyse.) Est-ce que ça veut dire qu’elle a tout à lui enseigner, ou qu’elle a tout à apprendre en venant à lui ? Eh bien voilà, c’est la « différence », la mouvante, l’indécidable, l’intenable différence entre psychanalyse et théâtre.
Emmanuelle Chervet : Je voulais vous interroger sur une expression qui a beaucoup occupé nos débats : celle du domaine intermédiaire, domaine intermédiaire entre la solitude de l’idiosyncrasie personnelle et le monde conventionnel. Nous avons beaucoup tourné autour de l’idée qu’il y a trois choses nécessaires à ce domaine intermédiaire : la figuration, le détour par rapport à la voie directe et la constitution d’une scène, c’est-à-dire ce tracé qui délimite un espace protégé. Je voulais vous interroger sur l’idée d’intermédiaire.
Daniel Mesguich : Je vais être obligé de terminer par répondre quelque chose comme « je ne sais pas ». Mais peut-être est-ce bien de terminer ainsi. Oui, je ne sais pas. Ce que je peux simplement dire, c’est qu’il me semble que le trait dont je parlais tout à l’heure, à propos de la « rampe » du théâtre, des « remparts » d’Elseneur, ce trait sous-entend qu’il faut bien tracer, encadrer la « chose ». Roland Barthes rappelait que, pour l’aruspice qui devait dire les augures, si l’oiseau venait de la gauche (sinistra), c’était un mauvais présage, et que s’il venait de la droite, c’était un bon présage. Mais où est la droite, où est la gauche, dans le ciel ? Il traçait alors un rectangle avec son bâton, et quand l’oiseau entrait par la gauche du rectangle, c’était mauvais, et s’il entrait par la droite du rectangle, c’était bon. Rien ne peut se passer sans ce rectangle. Je pense que cette constitution d’une scène est obligatoire et fondamentale. Le rectangle, la scène, ce qui permet le passage d’une chose à une autre, c’est le fameux détour, la manière de rendre visible ou lisible quelque chose qui ne l’aurait pas été sans notre ou votre travail. De ce point de vue, nos deux activités sont très voisines.
Paul Denis : Incidemment ce que vous avez dit de la traduction me donnerait envie de remplacer la « traduction » des œuvres complètes de Freud par Laplanche par un texte qui serait véritablement une traduction. Mais ce sur quoi je voulais intervenir, c’est sur le fait qu’il y a un dénominateur commun au théâtre et à la psychanalyse. L’opéra, c’est quand un monsieur a un couteau dans le dos et qu’il chante, la psychanalyse c’est quand quelqu’un a un couteau dans le cœur et qu’il parle. De ce point de vue, le point commun entre théâtre et psychanalyse est qu’il n’y a qu’un aspect de la réalité qui les intéresse et avec lequel ils traitent, c’est la réalité psychique, la réalité intérieure de chacun.
Daniel Mesguich : Je croyais que vous alliez dire : c’est le couteau !
Paul Denis : Le faux couteau, la métaphore du couteau ou la douleur psychique, si on veut. Ou le bonheur psychique, car après tout on peut aussi jouer la joie. Ce que vous avez dit au début du double rideau est une métaphore extrêmement utile pour nous. C’est le rideau qui s’ouvre pour que la lumière se fasse sur un certain nombre d’éléments, mais qu’un certain nombre d’autres éléments restent derrière ce rideau invisible qui lui sert de fond. Nous travaillons en permanence sur les échanges entre un inconscient qu’il ne faut pas vouloir dévoiler à tout prix d’une manière brutale, et ce que nous pouvons faire jouer devant nous et avec le patient de manière à lui permettre d’accéder à sa réalité psychique et de la faire vivre. Non pas la lui dévoiler, mais peut-être la construire ou la jouer.
Daniel Mesguich : Oui.
Jenny Chan: Je voulais revenir sur la question de l’homme dans la femme et de la femme dans l’homme. Sur scène, la question du corps est importante mais je voulais vous emmener à l’opéra chinois. Pour ceux qui ont vu le film Adieu ma concubine, vous savez que, pour jouer sur scène une femme dans l’opéra chinois, on choisit un garçon. Dans ce film, le petit garçon qui est sélectionné doit apprendre les symboles et les gestes de la femme sur scène depuis l’âge de 10 ans. Dans le film, on lui dit : je ne suis pas un garçon, je ne suis qu’une fille. Et il doit répéter cette phrase. Ça a travaillé en lui, il y a un processus de transformation sur scène.
Je voulais aussi ajouter un élément sur le rêve. Dans un opéra chinois, quand une troupe marche bien, c’est parce que la femme fait venir tous les rêveurs. La femme jouée par l’homme, dans le corps de l’homme, mais c’est toujours la femme. Pendant la guerre avec le Japon, seule cette femme est autorisée à jouer la concubine au sein de l’armée japonaise en faisant rêver les dirigeants spectateurs. Ce qui nous intéresse en tant que psychanalyste c’est de savoir, dans l’écoute, comment on interprète le féminin ou la partie féminine incorporée dans le corps de l’homme.
Cosimo Schinaia : Le psychanalyste joue entre esclavage et liberté : esclavage au texte du patient, à ses rêves, esclavage au cadre et la liberté, liberté de l’interprétation, liberté de la proximité au patient dans le transfert. Ma question serait : quel est le conflit entre esclavage et liberté pour l’acteur ?
Daniel Mesguich : Un acteur ne s’intéresse, ou ne devrait s’intéresser, qu’à la lettre du texte, au signifiant, non pas à « l’esprit » du texte. L’esprit du texte, pour moi, est l’autre nom de l’idéologie, de ce qu’il convient de dire et penser sur le texte. Prenez par exemple l’Andromaque de Racine dont nous parlions tout à l’heure. Je suis sûr qu’en 1924, si Andromaque était au programme du bac, on vous aurait dit, par exemple : montrez en quoi c’est, je ne sais pas, disons, une femme autoritaire. En 1935, on aurait insisté sur, que sais-je, sa faiblesse, ou sa douleur… En 2017, si jamais on lit encore Andromaque, on vous dira encore autre chose. Et si vous aviez eu 18 sur 20 en 1924, soyez assuré qu’avec le même devoir vous auriez 4 aujourd’hui. Et inversement. Or, l’Éducation Nationale n’a jamais dit : « Attendez, nous nous sommes totalement trompés en 1924, changeons tout, maintenant c’est différent ». Jamais. Simplement, l’idéologie, lentement, a changé. C’est ça, « l’esprit » du texte. La lettre, elle, est immuable. On ne doit avoir confiance qu’en la lettre. Nous sommes esclaves de la lettre, mais nous sommes libres devant les idéologies.
Bernard Chervet : Vous ne saviez pas que vous alliez trouver le mot de la fin ! Nous vous remercions infiniment Daniel Mesguich.
1 – Hugo Victor, Tas de pierres III, 1830-1833, citation complète : « Le théâtre n’est pas le pays du réel : il y a des arbres en carton, des palais de toile, un ciel de haillons, des diamants de verre, de l’or de clinquant, du fard sur la pêche, du rouge sur la joue, un soleil qui sort de dessous la terre. C’est le pays du vrai : il y a des cœurs humains sur la scène, des cœurs humains dans la coulisse, des cœurs humains dans la salle ».
Dernièrement, Daniel Mesguich a publié Estuaires, aux éditions Gallimard, 2017.
Crédit image
Pierre Shaeffer et Daniel Mesguich (en Mozart)
Pierre Shaeffer, La leçon de musique, documentaire diffusé sur TF1 (1979)
Archives Jacqueline Schaeffer
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