Une bombe tombe – Impressions après-coup, de Yolanda Gampel
Yolanda Gampel, PhD est professeur de psychologie clinique à l’université de Tel Aviv, membre de la Société israélienne de psychanalyse.
Pendant que le CPLF se déroule à Paris, nous sommes tous réunis chez nos hôtes, Isabelle et Maxime Benhamou. La maison est organisée avec une salle privée pour le conférencier, une salle plus grande où nous sommes tous ensemble dans le mouvement du congrès, à la fois très proche et très loin. Soudainement, la sirène retentit. Il faut se rendre à l’abri. Chez les Benhamou, il se trouve au fin fond de la cuisine.
À ce moment, nous sommes douze. Chacun serre ses pieds. Pour la première fois nous sommes dans cet abri-là. Nous nous tenons ensemble, chacun avec les mêmes angoisses et craintes. Nous appartenons au même monde. Réunis dans un abri anti-bombes réel, nous devons nous absenter du congrès.
À ce moment, nous ne sommes pas avec un patient. Nous sommes entre collègues. Nous conversons, faisons des blagues, prenons des photos, échangeons des souvenirs, parlons des autres guerres auxquelles de nombreux analystes israéliens ont participé en tant que soldats.
Une demi-heure plus tard, nous sortons. Pendant le temps passé à l’abri, Maxime a nettoyé la cuisine. Il nous accueille avec du café.
Quel dispositif nous faut-il pour reprendre notre activité de penser, pour revenir au congrès, pour retrouver la capacité de répondre à la particularité des limites du métier d’analyste, pour comprendre ce qui se joue dans la superposition des deux mondes : le monde de la réalité extérieure dans notre pays, la guerre, et notre réalité intérieure, notre devenir par rapport au congrès et aussi par rapport à notre être ?
Par essence, la psychanalyse est une expérience de l’absence. Absence à laquelle les psychanalystes ont l’habitude de donner une cause : l’objet perdu. Ou bien ils la réduisent à des concepts tels que : la séparation, le deuil, la castration. Or n’est-ce pas oublier que chacune de nos représentations est déjà la relique d’une absence et que tout ce que nous appelons « psychisme » n’est tissé qu’avec les fils de l’absence ? La bombe est une « présence réelle », représentant la mort et la destruction, capable de provoquer des vides irrémédiables.
Chacun de nous porte en lui une longue ligne de traces, constituée pendant les années vécues en Israël, à la maison, avec nos enfants, avec nos patients, dans des contextes sociaux divers. Ces traces sous-tendent notre pensée ainsi que nos sensations. « Traces-entrelacs », ils forment un tissage intime, profond, ainsi qu’une pensée rhizomatique. Celle-ci se caractérise par des facettes cachées, inconnues, indistinctes, inarticulées, unheimlich. Bref, nous portons en nous les horrifiantes facettes des choses familières.
Constitués de vestiges irreprésentables, que j’appelle « résidus radioactifs » – métaphore désignant les effets de la violence sociale et politique dont l’individu n’est même pas toujours conscient –, ces « rhizomes psychiques » s’enracinent profondément dans la personne, au point d’en faire partie.
Comment comprendre ce « noyau radioactif » ? Le sens que je lui confère est en relation avec un processus d’accélération infinie au cours duquel tout peut prendre forme pour disparaître au moment même de son émergence. Ce « vide virtuel » contient toutes les possibilités de transformation qui, elles aussi, au moment de leur apparition, s’effacent. Il y a des phénomènes que l’on ne peut pas raconter. On ne peut que les vivre. Nous les traversons. Ils nous traversent. Lorsque dans un abri anti-bombe la pensée tente de saisir ce qui se passe à l’extérieur, à l’intérieur, dans les interstices, elle ne saisit rien du tout. Elle est entièrement livrée à la toile de fond rhizomatique de l’être, à la concomitance perpétuelle d’apparition/ disparition. Nous sortons de l’abri touchés, bouleversés, changés. Nous poursuivons notre chemin et retournons au congrès.