2021, Tome 85-4
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Freud dans le texte |
Éditorial
Une revue est aussi affaire d’heureuses rencontres.
À partir d’un colloque organisé par des collègues belges il y a trois ans, nous avons imaginé un ensemble thématique portant comme titre celui d’un film célèbre – fait rare, sinon unique dans notre revue. Et, grâce à eux – Denis Hirsch, Claire Devriendt-Goldman, Arlette Lecoq –, nous avons proposé un argument qui a manifestement suscité des vocations d’écriture chez de nombreux collègues, et pas seulement. On voit que, si silence psychanalytique il y a, il n’est pas uniquement destiné à recevoir un « discours » ou une « parole », mais bien aussi des mots jamais prononcés, des pensées et des affects qui ne peuvent s’exprimer que sous forme de cris, et qu’il est aussi un silence qui tend l’oreille pour saisir des chuchotements que l’angoisse, l’effroi ou la pudeur empêchent d’apparaître à haute voix.
C’est ainsi que le thème de ce numéro s’avère d’une richesse particulière, associant des textes portant sur la pratique psychanalytique la plus rigoureuse à des textes explorant des territoires culturels comme la littérature, la musique ou le cinéma. À thème inhabituel, procédés inhabituels : c’est aussi la première fois que notre revue propose, grâce aux nouvelles technologies, une lecture « audio-visuelle », c’est-à-dire un texte qui renvoie à un certain nombre d’extraits musicaux que le lecteur peut écouter au fil de la lecture, à partir d’une page internet qui les regroupe afin d’accompagner, justement, la lecture.
Ce numéro publie aussi la deuxième partie des rapports présentés au 52e Congrès de l’Association Psychanalytique Internationale, ainsi qu’un nombre important d’autres articles, sous diverses rubriques (technique psychanalytique, psychanalyse en institution, théorie psychanalytique, grands psychanalystes), en incluant un texte littéraire d’une facture plus personnelle (« à la première personne »).
Vassilis Kapsambelis
Directeur de la RfP
Thème du numéro : Cris et Chuchotements
Argument
Ce thème est inspiré du film éponyme d’Ingmar Bergman[1]. Au plus près des enjeux de ce chef-d’œuvre cinématographique et psychanalytique, un bref synopsis du film amorcera cet argument.
Trois sœurs et une servante sont réunies dans le manoir familial. Agnès se meurt d’un cancer de l’utérus. Ses cris de douleur sans nom et ses chuchotements d’agonie figurent la terreur de la souffrance et de la mort. Mourante, Agnès est hantée par l’énigme de leur mère disparue, femme fantasque aux brusques accès mélancoliques. Ses deux sœurs, Karin et Maria sont à son chevet.
Karin, la sœur aînée, est traversée par l’envie et la haine de soi et de son sexe qu’elle mutile, en quête d’excitations de survie. Maria, la benjamine, tente de ranimer les chuchotements du désir et du plaisir sexuel, afin de lutter contre l’enfermement mortifère de ce claustrum familial, immergé dans la Suède protestante rigoriste. Anna, la servante de la famille, se dévoue corps et âme pour apaiser l’agonie d’Agnès, au plus près de son corps souffrant. Du père, on ne saura rien. Quant aux autres hommes – mari, médecin, amant ou pasteur –, ils sont fascinés autant que terrifiés face au corps féminin et au-delà, face à la finitude. Le manoir familial, isolé dans la campagne, est tapissé de velours rouge et de draps blancs, telle la métonymie de la matrice ensanglantée d’Agnès.
[read_more id= »2″ more= »Lire la suite de l’argument » less= »Refermer l’argument »]Le thème des trois sœurs rappelle combien sont nombreuses les triades de sœurs dans la mythologie et les œuvres d’art, à commencer par les figures mythiques des Érinyes, qu’un travail de culture transformera en Bienveillantes. Le film de Bergman en décline une version contemporaine et nous interroge sur les enjeux des complexes sororaux. Comment se tissent-ils ? Comment le féminin se transmet-il de mère en fille, de père en fille, mais aussi de sœur en sœur ?
Au-delà de l’œuvre d’exception, plusieurs champs de réflexion s’ouvrent, à commencer par l’alliance des surmoi individuel et culturel dans la répression du féminin sexuel et dans le masochisme mortifère du repentir. Les deux modalités des masochismes, féminin et moral, s’opposent en chacune des sœurs du film, nous questionnant sur les modalités de leur intrication. Destin singulier du sexuel réprimé que l’évolution du climat culturel et religieux contemporain banalise ou retourne en une revendication de pleine jouissance.
Face à la douleur térébrante du corps souffrant ou de la douleur d’âme, dans l’en deçà des mots, les cris et chuchotements prennent valeur d’un message adressé à l’autre, l’analyste, le Nebenmensch. Du rouge criard au pastel esquissé, de la saturation à l’à peine évoqué, que disent-ils de l’humain, des sensations, des perceptions dans la cure lorsque les mots manquent ?
Souvent le cri en séance surprend, il n’est pas préparé, il surgit du plaisir, de la douleur, de l’effroi. Sa voie est rapide, il sort, hurle et court-circuite la mise en forme, la mise en mots, la mise en sens. Mélange de sons et d’affects, sa poussée en désarticule l’expression. La quantité, l’excès et la décharge le caractérisent ; psyché vaincue bat en retraite, submergée par la pulsion.
Là où le cri déchire, le chuchotement invite à l’intime. Là où le cri disloque, le chuchotement insuffle un message. L’échec de la symbolisation est du côté du cri, le chuchotement est plus souvent riche de son contenu et de ses représentations de mots.
Le premier cri que le nouveau-né pousse au-dehors de lui-même convoque aussitôt le premier chuchotement, reçu en lui de sa mère ou de son père. Lorsque le bébé naît, il inspire l’air du monde, déploie ses alvéoles pulmonaires et, dans un souffle vital, expulse de tout son corps, un cri qui l’instaure dans l’ordre du vivant. Le traitement « physique » de l’excitation, que Freud conçoit sous la forme du réflexe et nomme « principe d’inertie », incarne en premier lieu la tendance à réduire à zéro la quantité d’excitation par le moyen de la motricité. Ce premier cri de l’infans est une décharge qui s’opère dans un environnement parental signifiant. Dans L’Esquisse, Freud n’évoque pas le chuchotement, mais le cri s’y fraye une place sonore de choix.
À l’aube du fonctionnement psychique, les cris extériorisent la tension, se déchargent, mais seule « l’action spécifique » du Nebenmensch mène le processus vers la satisfaction.
Cette voie de décharge acquiert dès lors « une fonction secondaire d’une extrême importance : celle de la compréhension mutuelle. L’impuissance originelle de l’être humain devient ainsi la source première de tous les motifs moraux ».
C’est non seulement la vie, mais encore les bases de l’éthique et le fondement du lien qui s’originent ainsi au bout du cri. Et de décharge interpellante, le cri deviendra un appel intentionnel, une adresse. Le transfert en est le vecteur dynamique, d’autant plus essentiel lorsque les mots défaillent. Ce cri, première articulation et premier son, forme originelle en devenir de la musicalité de la voix et du langage, est une mise en mouvement dans le lieu de l’absence. La clinique périnatale montre combien est angoissante et effrayante l’absence du cri de naissance du bébé pour les nouveaux parents. Sans expression de l’infans à son ajustement aérien, la perspective de la mort s’invite immédiatement dans la scène originaire. Ce silence de mort serait-il à l’origine d’une forme précoce de manifestation du négatif, un « blanc » intersubjectif premier ?
A contrario, le cri de vie du nouveau-né l’instaure comme petit de l’homme libidinal et parlant.
Ce cri premier serait-il alors le déclencheur de la relation de séduction originaire décrite dans la situation anthropologique fondamentale par Jean Laplanche ?
Qu’en est-il du chuchotement maternel des tout débuts, dont on imagine les traces sensori-motrices fondatrices chez le fœtus ? Cris et chuchotements convoquent dès le début de la vie intra et intersubjective l’alliance du souffle et du geste dans la genèse de la vie psychique. La relation intra-utérine entre le fœtus et la mère « en devenir » en pose les prémisses sensori-motrices.
Quel est le devenir de ces traces après la rencontre « à lui donner le souffle » du nouveau-né avec la vie aérienne, et après sa rencontre avec le corps et la psyché maternels ?
Ainsi, dès le début de la vie psychique, le cri de l’infans et le chuchotement de la mère se rencontrent, s’entremêlent, unissent ou pas, dans une prosodie commune primordiale, leurs dualismes pulsionnels de vie et de destructivité.
Le chuchotement de la mère des commencements serait-il à la fois le reflet de sa capacité régressive aux besoins psychiques de son bébé et de l’intromission dans sa psyché d’un dicible refoulé ou interdit ?
Les berceuses méditerranéennes chantées par la cantatrice Monserrat Figueras évoquent ainsi un chuchotement bruyant. La mère y transmet dans son doux « air chanté » des paroles signifiantes, mais aussi un reste non traduit empreint d’éprouvés de vie et de mort.
En deçà des mots, les cris du silence dans la cure, seraient-ils tous et toujours adressés ? Comment leur donner forme et sens ? Ainsi, un analysant crie dans la chambre froide de son restaurant, une boule d’adrénaline monte en lui, il n’a pas les outils qui permettent de calmer et d’élaborer son excitation, il ignore même ce qu’il faudrait élaborer. S’adresse-t-il à la mère interne, à l’autre humain, à l’analyste ? Il s’agit non plus d’interpréter, mais de tisser et de donner forme aux cris et chuchotements, de proposer un éventail d’expressions que capte l’analyste par son contre-transfert, telle une peau sensible et réceptive à la moindre note émise, à la moindre touche perceptible.
Pensons encore au cri de Munch face au ciel et à la mer, cri muet qui se transforme dans son tableau en stries menaçantes, ondulantes et en un flux pénétrant de sang, vision hallucinée du sang de sa mère qu’il perdit dans l’enfance.
Au-delà de ce destin de l’homme « nu », les cris et chuchotements sont également les échos des crimes de masse, des génocides, des massacres ethniques, des attentats-suicides où la mort frappe à l’aveugle. Les cris et les hurlements des victimes ou de leurs proches témoignent d’un empêchement traumatique de la parole humaine face à l’effroi et à la douleur d’une violence collective.
Les processus de déshumanisation sont d’autant plus à l’œuvre que les victimes sont frappées de stupeur et de honte. Un cri, un chuchotement est parfois le premier signe d’une restitution de sa propre humanité. Chez les descendants de ces victimes, les cris et chuchotements peuvent apparaître comme des indices de l’indicible, vécu et transmis par les générations antérieures, en quête d’espace pour leur donner sens. Quant aux cris d’autrui, ils peuvent éveiller chez un sujet, grâce à une activité mnémonique, le souvenir douloureux de ses propres cris.
Enfin, du côté du sexuel refoulé ou clivé, le chuchotement invite l’objet à s’approcher, à tendre son écoute. Quel analyste n’a pas senti ce mouvement à l’appel d’un patient qui confie pianissimo un secret ou qui souhaite exercer sur lui son pouvoir d’attraction pour le séduire, l’isoler, le posséder ? À peine audible, il délivrera soudain des mots d’amour, des désirs sulfureux, des mots de fiel, des secrets, des rumeurs, des trahisons d’amour.
Denis Hirsch
Arlette Lecoq
Claire Devriendt-Goldman
Sommaire
Éditorial
THÈME : CRIS ET CHUCHOTEMENTS
Rédactrices invitées : Claire Devriendt-Goldman, Arlette Lecoq
Coordination : Denis Hirsch, Vassilis Kapsambelis
Claire Devriend-Goldman, Denis Hirsch, Arlette Lecoq – Argument – « Cris et chuchotements »
Julien Alary – La rumeur des paysages, une lecture, Le rivage des Syrtes, de Julien Gracq
Anthony Brault – La voie génitale
Catherine Chabert – La voie basse
Ellen Corin – Des traces en souffrance d’un dire
Dominique Cupa – Douleurs, le silence des cris de Francis Bacon
Paul Denis – Cris, crises et réaction thérapeutique négative
Marie France Dispaux-Ducloux – Tonalités et formes du corps en séance : corps et subjectivation
Daniel Oppenheim – Les images – et discours – mythiques, iconiques, belles et esthétiques dans la pratique psychanalytique
Jean-Marie Rens – Du silence au bruit : un enjeu esthétique dans la musique d’aujourd’hui ?
Hélène Suarez Labat – 209 rue Saint-Maur
TEXTES INTRODUCTIFS AU 52E CONGRÈS DE L’API 2021 VANCOUVER (II)
Jorge Canestri – L’infantile ; quelle signification ?
Bernardo Tanis – L’infantile : ses multiples dimensions
Technique psychanalytique
Carine Khouri Naja – La psychanalyse à l’épreuve du réel. Contre vents et marées, tenir le cadre
À la première personne
Alain Mascarou – La désignation paternelle au prisme de la traduction : L’homme qui crachait dans ses mains
Théorie psychanalytique
Cathie Silvestre – L’inconscient : inscription, traduction, interprétation
Grands psychanalystes
Béatrice Ithier – Facteurs thérapeutiques et anti-thérapeutiques de l’analyste, selon Herbert Rosenfeld
Psychanalyse en institution
Brigitte Kammerer, Annie Mandrou, Delphine Zucker – « Un clown au bout du fil »
Revue des revues
Hede Menke-Adler – Journal für Psychoanalyse 58, 2017, « Mit Träumen arbeiten »
Michel Sanchez-Cardenas – Lu dans l’International Journal of Psychoanalysis n° 3 et 4, 2020
Géraldine Troian – Revue brésilienne de psychanalyse 54(2), 2020 « Pandémie »
Revue des livres
Roland Havas – Qu’est la sexualité devenue, sous la direction de Jacqueline Schaeffer
Jean-Michel Hirt – Psychanalyse et vie covidienne. Détresse collective, expérience individuelle, sous la direction d’Ana de Staal et Howard B. Levine
Béatrice Ithier – Transformations de l’irreprésentable, de Howard Levine
Isabelle Martin Kamieniak – Garder au cœur le désir de l’été – Récits de réinventions de soi, sous la direction d’Évelyne Chauvet, Laurent Danon-Boileau, Jean-Yves Tamet
[1] Cris et chuchotements (1972). Drame réalisé par Ingmar Bergman, Suède. Produit par Lars-Owe Carlberg. Produit par Lars-Owe Carlberg. Casting : Harriet Anderson (Agnès), Kari Sylwan (Anna), Ingrid Thulin (Karin), Liv Ullmann (Maria et la mère), Erland Josephson (David, amant de Maria et médecin de la famille), Anders Ek (le pasteur).