«Benno Rosenberg, une passion pour les pulsions» Rencontre avec Evelyne Chauvet
Rfp : Evelyne Chauvet, vous dirigez l’ouvrage collectif Benno Rosenberg, une passion pour les pulsions (In Press, 2019). Cet ouvrage rassemble et prolonge les interventions d’une journée d’hommage rendu à Benno Rosenberg et à son œuvre en décembre 2017. Le sous-titre du livre, Masochisme, angoisse, somatisation, marque-t-il un trajet, ou une déclinaison des apports de Benno Rosenberg, apports que les différents auteurs examinent chacun selon un point de vue ou une rencontre spécifique ?
Evelyne Chauvet : Les concepts retenus en sous-titre du livre ont été choisis parce qu’ils permettent de couvrir les grands axes de la pensée de Benno Rosenberg. Ses travaux parcourent en effet un champ très large qui part de l’angoisse et des défenses du moi pour préserver son unité, en passant par la projection, en particulier la projection primaire, la négation, le déni, les clivages, avec au centre de son œuvre : le noyau masochique primaire, une élaboration affinée du masochisme érogène primaire défini par Freud en 24.
Pour résumer de manière succincte, voici pourquoi ces trois concepts ont été privilégiés :
Le masochisme est resté le concept attaché à son nom, et même à son prénom : « le masochisme, c’est Benno !», dit-on toujours. Il est central dans son œuvre, tous les auteurs de l’ouvrage y font référence. D’où sa première place dans le sous-titre.
L’angoisse ensuite, car Benno Rosenberg va plus loin que Freud qui a fait du moi le point de départ de l’angoisse pour préserver son unité. Il ajoute à la dimension topique privilégiée par Freud, une source pulsionnelle à l’angoisse ; en l’occurrence, il l’attribue à la libido qui peut s’opposer ainsi à la pulsion de mort. Le masochisme peut être considéré alors comme une réponse à l’angoisse.
Quant à la psychosomatique, Benno Rosenberg avait des liens privilégiés avec les psychosomaticiens, mais un point de vue différent de Pierre Marty sur les maladies psychosomatiques. Leur divergence portait essentiellement sur la pulsion de mort : Marty la considérait comme un effet de l’échec des pulsions sexuelles. Tandis que B. Rosenberg inscrivait la somatisation dans le processus de désintrication et l’attribuait à une défaillance du noyau masochique primaire. À travers le masochisme et l’importance de la médiation de l’objet pour l’intrication pulsionnelle, il donna alors un autre éclairage sur la dépression essentielle.
À partir de ces trois grands axes, les auteurs de ce volume, bien sûr en fonction de leur rencontre singulière avec Benno Rosenberg, ont mis l’accent sur les enrichissements théoriques ou les prolongements cliniques donnés par lui aux conséquences du tournant 1920. Sur le plan théorique : la pulsion de mort et le nouvel antagonisme pulsionnel avec le masochisme et son économie (Marilia Aisenstein, Evelyne Chauvet), l’intégration dans la dernière théorie de l’angoisse de la 2ème théorie des pulsions, Freud l’ayant essentiellement conceptualisée par rapport à la 2ème topique (Denys Ribas), les défenses du moi et la régulation plaisir-déplaisir (Annette Fréjaville, Annie Roux). Et sur le plan clinique : la dépression mélancolique et son traitement par le masochisme, ce que Freud avait appelé « le travail de mélancolie » (Josiane Chambrier-Slama). Il sera aussi question de ses apports à la clinique des maladies psychosomatiques (Claude Smadja) des troubles alimentaires, ou des maladies mentales (Alain Gibeault), car B. Rosenberg a beaucoup travaillé avec Evelyne Kestemberg.
Quant au titre, « Une passion pour les pulsions », il est une façon de rendre hommage à l’homme, à sa personnalité charismatique et passionnée, et à sa lecture de Freud qui est essentiellement et fondamentalement « pulsionnelle » (Dominique Bourdin).
Rfp : Votre contribution personnelle s’intitule « Masochisme, principe de plaisir et principe de réalité » et vous rappelez l’importance de la célèbre monographie de Benno Rosenberg « Masochisme mortifère et masochisme gardien de la vie » (Puf, 1991). Pourriez vous préciser la spécificité ou la nouveauté de sa position sur le masochisme et son importance à vos yeux, ce qu’elle vous a apporté ?
Evelyne Chauvet : Benno Rosenberg est profondément freudien, son premier apport a d’abord été de nous aider à accepter et à penser l’hypothèsefreudienne de la pulsion de mort. Avec sa lecture personnelle de Freud que l’on peut suivre pas à pas dans cette Monographie, et grâce à son sens pédagogique et à sa rigueur, il continue d’être une référence si l’on veut s’attaquer à ce concept si ardu, si scandaleux pour la pensée rationnelle, au point qu’il est encore contesté par certains psychanalystes contemporains.
De là découle l’ensemble de ses travaux sur le masochisme. Il a été le premier à problématiser de manière approfondie le « masochisme gardien de la vie », issu de la première intrication pulsionnelle et le « masochisme mortifère », effet de la désintrication pulsionnelle qui laisse le champ libre à la destructivité et au désinvestissement. Dans un cas, le masochisme est protecteur en préservant l’unité du moi et le lien à la sexualité et à l’objet, tandis que dans l’autre, il œuvre à sa désorganisation et devient destructeur par détachement et désinvestissement de l’objet.
Il y a là un élargissement essentiel de la valeur économique vitale du masochisme. B. Rosenberg eut une formulation qui en disait long quand il soulignait la « dimension masochique de l’existence ». L’on comprend que le masochisme fait partie de la vie, qu’il en est un ressort et une ressource essentiels ! Pas de vie psychique, mais surtout pas de vie tout court sans le masochisme ! Cette « provocation » est féconde dès lors que l’on intègre les fondements primaires du masochisme, et la fonction du noyau masochique primaire comme première défense contre la pulsion de mort.
Ce sera pour moi l’apport le plus important de B. Rosenberg, autant pour ma clinique que pour ma compréhension générale de la vie psychique. Cela donne une lecture métapsychologique tout autre des effets délétères de la désintrication pulsionnelle. J’ai pu considérer d’un autre œil cette forme maligne de masochisme moral des sujets pris dans une compulsion de répétition, qui recherchent inconsciemment la souffrance comme une auto-punition, par culpabilité consciente et inconsciente. B. Rosenberg nous dit que le sujet ne recherche la souffrance que parce qu’il souffre d’un manque de masochisme érogène primaire…
Au fond, le masochisme donne un cadre à l’ensemble des activités des deux pulsions, qu’il s’agisse de leur opposition ou de leur intrication. De naturefondamentalement pulsionnelle, le masochisme participe à la fonctionnalité de l’auto-conservation.
Juste un mot sur le principe de plaisir, et l’importance de comprendre que le masochisme déloge le principe de plaisir et prend sa place de « gardien de la vie » à partir de 1924 : il faut souligner que cette compréhension passe par l’acceptation de la paradoxalitédu masochisme et de sa valeur « signifiante », à la fois plaisir et souffrance, le « et » pouvant se décliner de différentes manières, selon les configurations psychiques et l’économique en cause. Le nouveau principe de plaisir-déplaisir, décrit par Freud dans « Au-delà du principe de plaisir » (1920), contient le masochisme et conditionne sa transformation en principe de réalité. C’est toute une trajectoire qui s’est renouvelée ainsi pour moi, depuis « l’Esquisse » jusqu’au virage décisif de 1920 que j’ai pu alors interpréter du côté d’une réhabilitation de l’excitation. Cela m’a conduite à une nouvelle lecture de Freud incluant les apports de Benno Rosenberg sur l’importance du noyau masochique primaire.
Rfp : Au-delà de son apport sur cette question, quelle est pour vous l’actualité de la pensée de Benno Rosenberg, son acuité pour la clinque de nos jours comme pour l’intelligence de ce que nous vivons ?
Evelyne Chauvet : Je répondrai sans hésiter que c’est la question du temps et de la temporalité qui rend la pensée de Benno R. tout à fait actuelle. Rappelons qu’en 1924, dans « Le problème économique du masochisme », Freud avait déjà souligné la nécessité d’un ajournement temporel de la décharge d’excitation et l’importance de la tolérance temporaire de la tension du déplaisir. Benno R. s’est saisi de cet aspect temporel, d’ajournement et de tolérance, qu’il a nommé « la supportabilité » du déplaisir, ou « noyau masochique primaire », indispensable recours dans les épreuves, les manques, ou les traumatismes.
La pensée de B. Rosenberg reste évidemment très actuelle ou plutôt elle trouve des expressions spécifiques dans notre monde du XXIème siècle : le rapport à la tolérance de la frustration est on ne peut plus d’actualité ! Cela se retrouve dans certaines impasses psychopathologiques prises dans un quotidien marqué par l’urgence, dans une société qui privilégie le présent, l’immédiateté et le tout, tout de suite. Le monde contemporain favorise le comportement au détriment de la pensée : les comportements addictifs, pas seulement ceux classiques liés aux toxiques, mais les addictions sexuelles, par exemple, et surtout les nouvelles addictions liées aux technologies récentes. Pas d’attente, pas de manque avec un smartphone qui maintient le lien en permanence, que celui-ci soit virtuel ou non ! Il y a un court-circuit de la pensée et une primauté de l’action privilégiée voire promue. Mais l’angoisse est-elle pour autant traitée ?… Les réseaux sociaux ont modifié le rapport à l’autre et au monde, mais aussi le rapport à l’imaginaire et à la pensée. Un monde où il n’est plus nécessaire « d’investir » le temps et l’excitation, qui rend la décharge directe facile, que ce soit dans les comportements de consommation, les « activités » sexuelles ou que ce soit dans les irruptions pulsionnelles destructrices… Pourvoir investir l’excitation, en retenir la décharge pour la transformer, grâce à la co-excitation, en plaisir « auto », plaisir de penser, de rêver, de fantasmer, de créer, c’est déjà un gros travail psychique. Sans cette base masochique primaire, ce travail de liaison pulsionnelle, l’excitation échappe à cette exigence, trouve des voies rapides de décharge, celles qui épargnent l’élaboration et donnent satisfaction instantanément à la pulsion… Nous retrouvons dans notre monde actuel l’épineuse question du traitement de l’excitation et de ses destins. Car aux liens plus ou moins bons aux objets premiers s’associe une dimension sociétale de l’accélération qui modifie le rapport des individus à la patience et à l’impatience. Un numéro de la RFP est consacré à ce thème (L’impatience, 2018/2). Notre dernier colloque ouvert de la SPP a traité de l’adéquation de la psychanalyse à notre monde contemporain car celle-ci exige temps, retenue de l’excitation et patience … du temps qui tienne compte de la temporalité psychique, une capacité à suspendre la satisfaction et une patience certaine pour que le processus psychique trouve son rythme et se déploie. Donc un bon noyau masochique primaire !