Questions à Jean-Louis Baldacci
Jean-Louis Baldacci est psychiatre, psychanalyste, membre titulaire formateur de la Société psychanalytique de Paris. Il a dirigé le Centre de Consultations et de Traitements Psychanalytiques Jean Favreau de 2000 à 2015 et est actuellement responsable du colloque René Diatkine (colloque annuel interne de la SPP). Il a publié de nombreux articles et ses derniers livres parus sont L’analyse avec fin (Puf, 2016) et « Dépasser les bornes ». Le paradoxe du sexuel (Puf, 2018).
Rfp : Dans l’argument, vous indiquez : « Transmettre serait donner de l’espace et du temps entre le corps et l’autre au profit d’un cheminement fait d’illusion, d’idéalisation, d’identification, en quête d’une identité susceptible de soutenir la reconnaissance de l’altérité et grâce à elle de poursuivre la recherche et l’appropriation de la part transmise dans la situation analytique. » Qu’en diriez-vous en après-coup du colloque ? Pourriez-vous en particulier développer la place que vous donnez au corps ?
J.-L. Baldacci : C’est une phrase très condensée. Trois de ses premiers mots, « donner », « espace » et « temps » sont peut-être les plus importants. Mais qu’est-ce que donner de l’espace et du temps ? Comme l’indique Freud dans Les Trois essais, tout commence avec le don, un don de sentiment de la mère à l’enfant[1]. Il s’agit d’une transmission fondatrice initiale qui est étroitement intriquée à un renoncement préalable, une limite qui marque l’écart entre les corps et engage la psychisation possible de leur rencontre. En effet, il ne s’agit pas seulement de satisfaire un besoin de l’enfant, mais de donner simultanément du sentiment à la place d’une satisfaction sexuelle. Cette limite, ce renoncement initial[2], donne accès à un espace, fait une place. Transmettre les clés de cet espace, ce n’est pas ouvrir sur le vide, mais sur un lieu énigmatique et profond qui implique d’être guidé pour l’explorer. Car l’espace sépare et réunit les corps. Ainsi, remettre les clés sentimentales de l’espace implique simultanément une mise en perspective temporelle, c’est-à-dire la transmission de l’accès à la dimension du temps grâce en premier lieu au tempo rythmé par les cycles présence/absence et veille/sommeil. Durant ces intervalles qui annoncent la référence paternelle[3] peuvent s’engager les premiers transferts entre sensorialité hallucinatoire et perception objective guidée par la motricité. Ces transferts cherchent l’identité de perception, c’est-à-dire une articulation tolérable entre dedans et dehors, nécessaire au plaisir de vivre.
Ils sont les vecteurs d’un cheminement qui se construit par étapes dont chacune laisse sa trace. C’est d’abord la croyance illusoire de pouvoir atteindre l’identité de perception, c’est ensuite l’idéalisation des objets qui soutiennent cette quête, c’est enfin la désidéalisation meurtrière de ces mêmes objets qui ne peuvent prévenir l’inévitable désillusion. L’identification qui scénarise la vie imaginaire, la sublimation créatrice qui transforme le réel et la symbolisation qui donne accès au sens sont les résultantes complémentaires de ces mouvements opposés[4]. Identification, sublimation et symbolisation sont les trois piliers du travail de deuil qui construit lentement le sentiment d’identité et la reconnaissance de l’altérité. Identité et altérité en rendant possible le débat[5] donnent accès au jugement de réalité[6].
Mais ce qu’il y a de remarquable selon cette perspective, c’est que toutes ces étapes seraient des réponses, des contre-dons au don initial de sentiment sorte de cœur de la transmission. Cela pourrait sembler bien théorique si la situation analytique ne venait constamment faire revivre quelque chose de cette « situation anthropologique fondamentale » liée au cycle du don. En effet du côté de l’analyste, c’est l’écoute, la séduction, le renoncement à la suggestion et le « don d’absence[7] » produit par l’interprétation du transfert, c’est ensuite du côté de la situation analytique, l’espace et le temps délimités par le cadre pour explorer les rapports entre présent et passé, c’est enfin du côté du patient toutes les formes du transfert comme contre-don en particulier sur la personne, la parole et la méthode.
Comme on le voit, présence, sentiment et affect sont au cœur du transfert. Et même si la méthode analytique repose sur le don d’absence comme exploitation paradoxale de la présence, les corps sont là. Cette question est essentielle particulièrement lorsque les différentes sociétés d’analyse s’interrogent sur les possibilités et les limites de l’analyse à distance. Il me semble que ce colloque sur la transmission a particulièrement approfondi l’importance du corps matériel dans la transmission.
Jérôme Glas en effet a questionné ce qui se transmet dans la situation analytique lorsque le corps de l’analyste est gravement accidenté, les effets de l’évènement sur le transfert et les modalités des interprétations qui s’ensuivent. Françoise Moggio nous a montré grâce à la consultation thérapeutique comment le don de sentiment à l’enfant pouvait-être perturbé par l’histoire maternelle et engendrer des troubles des conduites alimentaires. C’est comme si les entraves au don de sentiment se transféraient sur la nourriture concrète. Quant à Jacques André, en se concentrant en particulier sur le problème de la supervision, il a souligné l’importance de permettre au futur analyste d’accéder à son style propre en prenant de la distance tant avec son analyste qu’avec son superviseur.
Rfp : Vous insistez dans l’argument sur le fait que la transmission n’est pas simple transmission d’un contenu mais une capacité. Comment envisagez-vous les questions que pose la transmission de la psychanalyse au-delà du cercle des psychanalystes et de leurs patients ? Et puisque nous sommes à la Rfp, quelle place donnez-vous à l’écriture de l’analyse et à la lecture dans la transmission ? Vous développez de multiples aspects de la transmission en psychanalyse, comment envisagez-vous dans les suites du colloque « un singulier de la transmission en psychanalyse » entre ce qui se transmet dès le début et même avant, ce qui se transmet dans l’analyse, et la transmission de l’analyse ?
J.-L. Baldacci : Jacques André remarque avec justesse que la transmission de la psychanalyse repose sur 3 piliers : l’analyse personnelle, la supervision et l’enseignement. En effet, ces trois moments ont en commun la rencontre de l’inconscient au moyen de la parole. Avec le premier, cette rencontre se révèle dans l’expérience du transfert, pour le second, c’est dans celle du contre-transfert, quant au troisième, le savoir transmis, il essaie de rendre compte de la méthode et des effets thérapeutiques produits par l’exploration de l’inconscient toujours grâce au transfert. À ces 3 niveaux se découvre et se transmet l’importance d’une causalité psychique qui refuse les causalités exclusivement objectivantes qu’elles soient biologiques, traumatiques ou sociales. La causalité psychique souligne l’importance de la vie fantasmatique et du conflit psychique dans l’articulation du passé et du présent. La prise de conscience qui en résulte est comme un legs, une appropriation subjective qui transforme le jugement, la perception de la réalité et éloigne des idéologies.
La transmission de la psychanalyse, du fait du transfert, ne peut donc se réduire à un enseignement ou à un engagement militant et c’est ce qui la rend difficile. Dans le champ analytique tout d’abord, car nombre d’organisations psychiques échappent aux formes complètes du transfert et le contre-transfert qu’elles suscitent impose aux analystes son élaboration et sa transformation en transfert sur la psychanalyse. Parole, débats et échanges, écriture et publications tiennent alors une place cruciale dans cette transformation. C’est le cœur de la recherche et de la transmission dans l’intra-analytique, une recherche qui fait évoluer les théories et les pratiques. Pensons au chemin parcouru depuis l’exclusif dispositif divan/fauteuil jusqu’à la consultation psychanalytique, ainsi qu’aux diverses formes de psychodrames et de groupes. Pensons également aux changements survenus depuis les interprétations classiques du transfert, à l’usage d’interprétations précoces dès les premières consultations, comme à celui de la « discussion » et du silence ou encore de la construction et de la suggestion contre l’emprise.
Mais la psychanalyse n’a pas réponse à tout, elle doit aussi travailler avec les autres disciplines, médecine et psychiatrie, éducation et école, criminologie et prison. Elle se doit d’y apporter les conditions qui permettent de préserver une référence à la causalité psychique.
Alors certes, devant la multiplicité de ces champs, la transmission en psychanalyse pourrait se décliner au pluriel. Mais ne retrouve-t-on pas là l’éternel problème de la place de l’unité dans la composition du multiple ? Je me limiterai donc à dire que l’implication du corps et de l’affect, de l’inconscient et du transfert dans la transmission de la psychanalyse légitiment son singulier.
[1] « La mère fait don à l’enfant de sentiments issus de sa propre vie sexuelle […] et le prend tout à fait clairement comme substitut d’un objet sexuel à part entière », mais, poursuit-il, « elle considère ses actes comme ‟pur” amour asexuel, puisqu’elle évite soigneusement d’apporter aux parties génitales de l’enfant plus d’excitations qu’il n’est indispensable pour les soins corporels et », ajoute-t-il , si elle « comprenait mieux la haute importance des pulsions dans l’ensemble de la vie psychique, dans toutes les réalisations éthiques et psychiques, elle s’épargnerait […] tous les reproches qu’elle est susceptible de se faire » (p. 166-167).
[2] C’est ce renoncement initial qui rendra ultérieurement possible l’intégration psychique des différents refus à l’origine des retournements pulsionnels, du masochisme érogène et de la négation.
[3] Ils introduisent à l’autre de l’objet et avec lui à la différence des sexes et des générations.
[4] Que sont l’illusion/idéalisation et la désillusion/désidéalisation
[5] Intérieur comme extérieur.
[6] L’opération psychique qui permet de juger ce qui est dedans et ce qui est dehors, ce qui est réel et ce qui ne l’est pas.
[7] Selon l’heureuse formule de Jean-Luc Donnet.