La Revue Française de Psychanalyse

« Propos sur la féminité », de Annie Anzieu

« Propos sur la féminité », de Annie Anzieu

Nous avons voulu, dans cette rubrique, rendre hommage à Annie Anzieu, disparue en novembre 2019. Membre fondateur de la Société Européenne de Psychanalyse de l’Enfant et de l’Adolescent, elle fut l’une des pionnières en France du travail psychanalytique avec les enfants, sûrement pas un défenseur de l’enfant modèle, elle qui était la fantaisie même. Le texte qui suit n’est pas exclusivement consacré à l’enfant mais débute avec un cas d’enfant et montre bien le large spectre de son investissement clinique.

Propos sur la féminité[1]

Annie Anzieu

Femme, par où te saisir ?

Peut-être par les cheveux ? lisses, ébouriffés, chemin soyeux de ta tête – supposant les pensées. Mieux vaut parfois les masquer d’un voile ou d’un excentrique chapeau où dériver la tentation ; les dieux s’y laisseraient-ils glisser ? Ou te trouver par la ligne de ton cou tendre, gracile ou solide et majestueux ? Passerelle du corps vers l’animation d’un visage. Lieu équivoque de la parole qui transgresse l’esprit. Ou te rejoindre au creux de tes seins, exclusifs de ton être, confusion de la maîtresse et de la mère : formes courbes de la beauté posées contre l’arbre du corps. Ou encore te rejoindre par ton ventre, recours de la vie dans son antre secret, le non-accès de la pensée, vibration du désir ouverte au devenir. Et tes jambes aussi, qui portent ce que tes mains ramassent : fruits ou déchets de la vie dévorante ?

Fuite perpétuelle du rêve, Gradiva essentielle. Chemins de l’angoisse et de la caresse. Femme, lieu du songe et de la chair, « carnité » perpétuelle. Par quel chemin puis-je avancer si ce n’est en cheminant en moi-même ? Quels autres arguments qu’un certain intérêt de moi-même pour me soucier toujours de la féminité ? Et encore mon souci de celles qui me ressemblent.

Ce n’est certes pas un hasard s’il me revient la critique de Didier Anzieu à Lacan, au célèbre Congrès de Rome[2] (1953).

Et pourtant. Écrire à nouveau de l’éternel féminin, n’est-ce pas alors dérisoire ? Depuis plus de cent ans, ce miroir étincelle ou s’éteint sans que l’éclairage y change quelque chose. Doit-on s’en inquiéter ? Mais on en est inquiet. Si ce n’est rien de nouveau, c’est encore du plaisir. Seulement le plaisir de perpétuer la femme au-delà des discours politiques et publicitaires, en deçà des vanités des surfaces enveloppantes. Tenter de maintenir la femme, alors qu’on tue les filles, qu’on égorge les mères, qu’on scandalise chaque jour ce qu’on croit être la culture, où la femme serait image de vie et de continuité. Car enfin, de mère en fille, au-delà des amours, des haines et des incertitudes, le plaisir d’être femme se reconnaît et se transmet. Au travers des embûches, des désagréments, des viols et des abandons, la femme persiste et se retrouve. Répéter ces idées, serait-ce alors pour la réparer une nouvelle fois de ses blessures, de l’inaperçu de son intensité, de sa permanence douloureuse ? S’il en est ainsi, je dois reconnaître que, là encore, je retrouve une forme de plaisir : celui de la femme qui ne cesse d’exister, et particulièrement dans la pensée psychanalytique. Et donc moi-même, en tant que femme.

Certitude qui console des déceptions de cette sorte d’existence. Car je n’existe que dans ma féminité vécue et reconnue. Appelons cette situation narcissique. Image divisée de la nymphe qui tente d’éveiller, par sa voix de femme, l’image d’un visage au miroir d’une source. La beauté refermée sur soi-même. Narcisse est sourd : la féminité qu’il attend reste dans le miroir. La fleur du narcisse ne se referme pas : elle se fane. La femme se replie sur soi et se reproduit. Même si, par quelque erreur du désir, elle se refait en homme. Le repli sera source de l’organisation pathogène, défense contre intrusion et effondrement. Les parois du féminin vont devoir soutenir le vivant. Pas question de refaire une théorie, plus ou moins prétentieuse, de la féminité. Seulement noter des aperçus qui manifestent sa présence de continuité.

C’est la petite Sara qui a relancé ma quête sur la féminité. Quête de quoi, sinon de moi-même, en cet espace limité de mon corps et de ma pensée. Cette première personne de la présence, c’est donc d’abord moi-même, en tant que personne. Écrire, plus encore que parler, met en exergue un effet de l’exhibitionnisme. Et c’est bien parce que Sara m’a donné l’image de la féminité à ses sources qu’elle a suscité en moi cette excitation de la pensée qui relance ma curiosité envers l’essentiel de moi-même, la femme, ses mystères, ses défauts, ses formes multiples. Curiosité toute narcissique, il se peut bien, que cette image toujours semblable et différenciée. Pourtant étrangeté familière d’une féminité toujours questionnante. Notre profession nous pousse à systématiser la recherche de nos raisons à être. Je me sens portée à suivre Freud qui a échappé aux réflexions des philosophes en repensant la manière de l’être plutôt que son pourquoi. On peut penser qu’il s’est affronté à la jeune Dora séductrice et cruelle, qu’il a certes peu entendue, avec cette même curiosité. Mais peut-on lui en vouloir de nous avoir si peu ouvert la voie ? Malgré la rigueur de pensée de son époque, les critiques soulevées par ses théories, et malgré qu’il fût homme, il a osé dénoncer le féminin. Certes, sa pensée m’inspire beaucoup d’humilité, mais aussi l’envie de repenser l’essence de mon être au travers des avatars de la vie féminine. La notion de processus dans ce qu’elle évoque des changements m’a paru bien adaptée à l’évolution de la femme au long de sa vie. Le processus considéré dans le développement du transfert me paraissant le plus souvent restreint à des variations sur la répétition de quelques moments de la vie, même s’ils sont essentiels. Et, sans doute, tout a été dit et écrit autour de cette recherche d’une définition plus ou moins claire de la féminité. Alors, pourquoi y revenir ? Simplement pour témoigner d’une persistance à travers les accidents banals et cruels d’une vie de femme.

Une consultation thérapeutique

C’est donc Sara qui relança mon plaisir à affronter, à mon tour, la féminité dans sa séduction et son obstination. À 2 ans, des boucles brunes, une modestie à laquelle je ne peux croire. Elle baisse les yeux à ma rencontre. Sa toute ronde maman ne sourit pas vraiment. Elle s’inquiète de l’apparition récente d’un bégaiement chez Sara, sa troisième fille. Je pense bien, au ton affligé avec lequel elle me parle, que Sara aurait dû arriver garçon. Ce dernier vient enfin de se montrer il y a quelques semaines. La belle manière de parler de Sara dont sa mère fait louange, toute phallique qu’elle ait pu être dans son émission conquérante, n’a certainement pas suffi à satisfaire cette mère. Je ressens même un certain reproche à la fille d’avoir, de plus, gâché cette pauvre marque de supériorité. Me voici moi-même mise en question puisque Sara m’est amenée pour que je « juge » qu’elle est bien châtrée dans sa seule manifestation de valeur et que ma propre parole la confirme dans son impuissance. Sara se tait. Elle commence à regarder autour d’elle, assise, face à sa mère, sur le petit siège qui est là pour elle. Je lui propose alors une boîte pleine des objets habituels dont elle peut disposer. Elle me tourne le dos de manière ostensible, mais avec un léger sourire. S’attend-elle à ce que je lui demande de me faire face ? Pour me montrer ce qu’elle sait être et ce qu’elle n’arrive pas à être ? Vais-je l’obliger à bégayer ? Mon autorité dans ce tableau matérialise les fantasmes de l’enfant et sa résistance à la passivité, déjà révolte d’une féminité inadmissible. Elle reste immobile, grave, dans le silence, les mains sur les genoux. Sa mère alors l’encourage à regarder dans la boîte. Sara va-t-elle oser plonger dans l’espace mystérieux, espace de moi-même, et de cette mère devenue permissive ? Elle ouvre délicatement la boîte et reste en observation devant le contenu. Je perçois la réticence craintive de la fillette à satisfaire sa curiosité devant cette plénitude d’objets. Question coupable, saisie dans le regard en biais qui me rejoint. Je souris. Alors, l’un des bébés est happé, tourné et retourné, déshabillé, observé, rhabillé et a enfin droit au biberon que Sara partage avec lui. Recherche d’un sexe imaginaire ? Identification de la fillette à ce corps neutre ? Je me sens émue par le léger appel du regard à l’instant de la régression orale. Un second bébé est brutalement caché derrière le pied du fauteuil. Sara commente ses jeux à mi-voix, à l’adresse de sa mère, sans bégayer. La maman répond en rougissant, sans doute, à mon adresse. En effet, la petite fille questionne sur la venue du bébé dans cette boîte, pourquoi il était là-dedans. Elle n’en a pas un comme ça à la maison. J’entends alors la castration ressentie de la part de la mère qui n’octroie pas le droit à la maternité. Le reproche fuse, permis par ma présence sécurisante. Mon rôle est peut-être bien aussi d’un père qui a donné le bébé. Ce dernier tout à coup veut faire pipi. Et Sara passe furtivement sa main entre ses jambes. Son excitation contenue est pour moi manifeste. La régression possible à l’oralité semble avoir restitué pour une part l’organisation des zones érogènes. Le bégaiement m’apparut, ce qu’il est en général, une confusion pulsionnelle qui semblait s’éclaircir à ce moment du jeu de Sara. Ce jeu va durer deux grandes heures pendant lesquelles la maman se confie : elle est inquiète (et coupable) au sujet de « qui parlait si bien » jusqu’à la naissance du petit frère, précédée d’une fausse couche. Certes Sara a posé ici, en ouvrant la boîte à jouets, les questions que son agressivité n’a pu assumer à l’apparition du garçon qui la suit dans la fratrie. Je ressentais vivement l’érotisme qui se dégageait du jeu de Sara avec les deux bébés : les regards, les gestes touchant les corps, les paroles plutôt murmurées, parfois avec une intense tendresse, parfois sur un ton très autoritaire, discret ou hargneux. Ce que je crois en avoir compris est le clivage banal d’une image entre bon et mauvais, aimé et détesté qu’il ne me semble pas nécessaire d’interpréter devant la mère. Sara se parle en sachant bien que nous entendons quelque chose de son discours, sa mère et moi. Et elle parle à ses bébés avec une telle détermination de soi que le clivage intense que je perçois ne laisse pas de m’inquiéter pour l’identité future de la fillette. Car j’ai toujours pensé que le bégaiement est un symptôme plus grave chez la fille que chez le garçon en ce qu’il évoque l’érection verbale comme la revendication d’une possibilité inaccessible, une castration basique sur laquelle il peut être douloureux de revenir. Par la suite du développement féminin, cette privation risque d’être déplacée sur la jouissance sexuelle. Je perçois chez Sara, à ce moment-là de notre rencontre, une recherche désespérée de reconnaissance de la part d’une image maternelle intensément castratrice à laquelle je faisais, sans doute, contrepoids. J’étais, de toute évidence, identifiée dans ce qu’est le désir d’être aimée en tant que fille, dans cette crainte de la dépossession par la mère de la capacité d’être femme et mère à son tour. La féminité semble alors déplacée sur la capacité orale de montrer la puissance de se penser fille face à la mère. Sara n’a plus bégayé à partir de ce jour. Par quel mystère ? Sa mère a décidé d’aller parler à quelqu’un pour elle-même. Si je repense au déroulement de cette longue séance, je prends conscience que je suis peu intervenue activement. Par deux fois Sara m’a questionnée directement sur le droit qu’elle pouvait avoir de faire mal au méchant bébé. Nous avons débattu sur son choix à ce sujet. Elle me faisait juge de ses projections castratrices sur son petit frère et peut-être sur le contenu maternel, projections dont elle pouvait elle-même être l’objet. Mais si je pouvais, moi femme, supporter ces projections sans en perdre la parole, alors, elle le pourrait aussi en incorporant cette image. Sans doute y avait-il chez elle une grande culpabilité de la récente fausse couche de la mère et des identifications qu’elle avait entraînées. J’imaginais facilement que les mots qui se bousculaient dans la bouche de Sara pouvaient être des souhaits de mort, de disparition à l’égard des autres enfants possibles, déclenchés par le cannibalisme non résolu avec la régression de l’activité orale auparavant. Ma présence de femme, sans doute comme surmoi contenant à qui Sara pouvait tourner le dos, semblait permettre de tout dire à l’égard de la mère puisque j’étais là pour la soutenir. La féminité circulait entre nous trois comme un écho du ressenti primaire des liens corporels autant que comme écho de l’Œdipe intensément présent dans le jeu avec les bébés. Notre mésentente ne pouvait être suscitée que par les différences respectives de notre maturité somatique. L’enfant souffrait de son immaturité. Mais les caractères de la féminité avaient, cependant, une densité remarquable. Que s’est-il vraiment passé pour Sara pendant ces longues minutes de jeu où le sexe omniprésent est resté obstinément mis à l’écart des apparences, lieu discret de la féminité qui ne s’exhibe que sous les formes de la maternité ; manifeste du désir – qu’a si bien remarqué Freud.

L’expérience que j’ai faite en compagnie de la petite Sara m’a réjouie. Même si j’en suis sortie avec quelques doutes sur les possibles difficultés de cette enfant à intégrer son identité de femme. Il est certain que les manifestations précoces de la complexité féminine, dans leurs aspects négatifs et positifs, ont occupé une grande part de mon attention, en tant que satisfactions personnelles, pendant cette longue séance. Si l’on veut parler de contre-transfert, il est certain que mes identifications risquaient aussi d’être très projectives. Il est vrai encore que la mère de Sara s’est adressée à moi, femme, plutôt qu’à un homme. Cette conduite note d’emblée qu’elle ressent intuitivement l’importance du lien féminin entre elle et sa fille. Lien qu’elle veut, à la fois, protéger et rendre moins difficile à supporter. J’ai aussi pressenti le rejet, par cette femme, d’une chair identique à soi, à cette part haïe dans son désir inexpressible. Ce quelque chose de la dépossession de soi lors de l’accouchement d’une nouvelle fille. La féminité qui s’échappe de soi-même, sans maîtrise sur le sexe. Une vague idée me vient que mère et fille sont venues pour s’accaparer de moi une puissance illusoire sur la procréation. Dans le silence ludique de Sara, sa mère m’entourait d’un envoûtement contre quoi je luttais. Femme et mère par moi-même et pourtant analyste, je subissais ce cumul d’affects qu’on dit « contre-transfert ». Ce qu’il en est était sans doute de mon inconscient m’entraînant dans une sorte de crainte, semblable, peut-être, à la détresse de la fille naissante, chair d’une chair qui devient étrangement autre. Peut-être ai-je rencontré là un aspect de ce que Freud a nommé pudiquement « libido ».

Le sein

La femme est un être inachevé. L’homme est entier dès sa naissance. La fille va prendre forme au long de sa vie. L’incomplétude de l’être-femme semble confirmée par cet avatar de la forme que sont les seins. La femme naît inachevée. Dépendante de son corps par les effets de son cortex et de son thalamus, elle voit son anatomie se modifier tout au long de sa vie. Selon D. Anzieu[3], les transformations du corps féminin au long de la vie vont, de toute évidence, influer sur la topographie de l’espace psychique qu’il détermine. En effet, de par sa conformation anatomique, la femme est tournée vers un intérieur. Même si le sein s’exhibe par sa forme comme un subterfuge phallique, il est le contenant de la substance vitale à laquelle s’agrippe le nouveau-né par sa bouche, ses yeux, ses sensations premières et son sentiment d’être.

Odile approche de la soixantaine. On lui a récemment révélé un début de cancer dans le sein gauche. L’opération décidée doit avoir lieu dans quelques semaines et son étendue sera plus ou moins large selon le diagnostic du moment. Un mari attentif et deux grands enfants l’entourent affectueusement. Mais c’est toute sa féminité mise en question qu’Odile me confie, avec dignité, finesse et une anxiété fixée sur des images qu’elle réussit à penser, grâce, sans doute, à un travail analytique antérieur.

Au cours de nos séances analytiques, je me suis souvenu d’un article de Jacqueline Lanouzière[4] qui avait été source de discussions entre nous sur la préexistence fantasmatique du sein chez la fille.

L’anxiété produite par la poussée des seins est composite : le désir de revendiquer une identité de femme par cet attribut essentiel est contrarié par la rivalité coupable avec la mère. Mais il est banal de penser que, malgré tout ce qui peut faire obstacle à la satisfaction de soi, les changements corporels de la puberté accomplissent une grande part de l’identité féminine. Odile se souvenait de son premier soutien-gorge, de sa fierté d’être « supérieure » à certaines camarades moins précoces dans leur développement. Elle se remémore ses efforts pour mettre en valeur ses nouvelles formes. Sa fierté et son trouble lorsqu’elle remarqua le regard furtif de son père sur sa poitrine et aussi lorsque la main d’un ami de son frère la frôla d’un peu près. Le ressenti émotionnel, qu’elle rattache spontanément à l’excitation sexuelle, lui est très présent. L’émotion actuelle qui la fait se taire tout à coup manifeste un relent de culpabilité en ma présence. Et, tout aussitôt la crainte d’être dépossédée, en punition, de ses attributs de séduction. Une ablation serait une mutilation irréversible du corps, mais aussi du sentiment de soi. Quels que soient les substituts prothétiques, l’image du moi serait bouleversée profondément. Odile me confie aussi sa crainte de perdre sa chevelure, dont elle est légitimement fière. C’est, bien sûr, un risque que la disparition momentanée de cet attribut si caractéristique de la femme. Autre forme d’appendice dont il peut arriver qu’on soit privé. Le mythe de Samson, et la rage destructrice de ce dernier, lorsque Dalila, livrée à sa rivalité de femme, le dépouilla de sa force chevelue. On peut supposer qu’un fantasme du même ordre, qui attribue une pareille puissance à la chevelure, détermine l’envie des hommes. Dans bien des pays, Dieu et la religion sont utilisés pour exiger des femmes de masquer l’attrait de leurs cheveux. Jusqu’à récemment, les religieuses chrétiennes rasaient leurs cheveux en « prenant le voile ». La chevelure évoque des sensations de toucher soyeux, proches du contact avec le sein. Freud ne fait pas allusion à la chevelure féminine. Tout occupé qu’il est en 1933 de n’attribuer à la femme que la capacité d’enfanter et une activité sociale de « tissage ». Reconnaissant un minimum : la pilosité pubienne. Peut-être, justement, parce qu’elle masque ce qui tient la place du pénis. La censure est donc aussi manifeste chez lui. La représentation populaire rejoint Freud en ceci que la trame est l’origine de la civilisation des hommes (ourdir). Dans l’organisation des représentations sexuelles secondaires, il est bien connu que le sein peut être un équivalent symbolique du pénis masculin. Il va de soi que la conformation mammaire fait du mamelon le premier représentant de la pénétration, le premier orifice érogène investi de la pulsion étant, de manière manifeste, la bouche. L’anorexie de certains bébés met en question la puissance de ces fantasmes. À cette époque de la vie, l’investissement oral est lié à la détresse originelle, à la pulsion d’autoconservation luttant contre les sensations de vide, intérieur et extérieur, telles que les a décrites Frances Tustin. Ce qui a aussi conduit Melanie Klein à supposer cette indifférenciation dans les trois premiers mois de la vie. Et à les rapporter à la féminité tel un élément génétique commun aux deux sexes. De même, Karl Abraham suppose que la femme aboutit à une sexualité accomplie par déplacement des premiers investissements de la tétée à la fonction sexuelle – et à l’investissement du pénis masculin comme producteur de satisfaction. C’est, peut-être, dans cette perspective que la femme peut prendre possession de sa jouissance propre face à la culpabilité œdipienne et à la rivalité maternelle. Si l’on accepte de donner au concept de pulsion une signification utilisable, la pulsion est toujours recherche de vie. Contrairement à ce qu’en pense Jean Laplanche, je la conçois comme innée et déjà imprégnée de sexualité, même si celle-ci est indifférenciée. Le premier lien à la mère est imprégné de satisfaction en rapport immédiat avec le ressenti corporel. On peut supposer que les pulsions confondues à ce moment sont, à la fois, sexuelles et d’autoconservation. Cette notion pouvant rejoindre la satisfaction sexuelle féminine, toujours en lien étroit, même s’il reste inconscient, avec le désir de la reproduction de soi dans la procréation. Avec Winnicott[5], « je pense que tout cela a déjà été dit », et je le rejoins encore lorsqu’il écrit que « la satisfaction pulsionnelle conduit à l’objectivation de l’objet ». Et encore : « Toutefois, sur le versant féminin, l’identité n’exige qu’une structure mentale minime. » Ce qui signifie pour lui que le féminin est « l’être ». Alors que le masculin est le faire.

Odile m’a fait penser que les traces sensibles ne sont pas effacées au profit du symbole. La féminité revendique quand elle est atteinte dans le vivant. J’ai eu la satisfaction d’apprendre qu’Odile a bien supporté les soins, moins mutilants qu’elle ne l’avait redouté, et s’est reprise en réinvestissant sa vie d’épouse et de mère. Elle a retrouvé la forme du bien-être.

Maternité

Étrangeté. Quelque chose se passe dont je n’ai pas la maîtrise, ni même la conscience. Le rythme du féminin est dérangé. Le nouveau temps est peut-être déjà celui du maternel, de l’inconnu, même s’il a déjà été vécu. À nouveau, vivre avec un autre, un occupant. Car déjà, aux limites de l’imaginable, il est un autre au creux de moi. Pas du tout comme l’homme, son père. Comme quelque chose qui m’appartient dans ma chair. Que je veux vivant… ou mort – disparu. Lorsque la femme, jalouse de sa vie de plaisir, de la libre disposition de son espace interne, dénonce la femelle procréatrice, responsable d’autres vies. Grossesse-avortement. Faire vivre ou renoncer-rejeter. La femme posée face au phénomène de l’écoulement : les larmes, le premier sang, les féces et l’enfant. Ce n’est pas un hasard si des femmes ont, les premières, repéré dans la psychose et chez l’enfant « bizarre » cette horreur du vidage (F. Tustin, M. Klein, par exemple). « Les filles pleurent toujours », me disait Antoine, 5 ans. « Je crois qu’on leur fait toujours mal. » Certes, petit garçon. Tu ressens déjà l’envie et la culpabilité du mâle face à ce contenant du creux sans cesse assiégé. À 5 ans, tu n’y rencontres que de l’eau, des larmes qui sont le seul contenu manifeste. Mais tu seras, sans doute, plus effrayé par le sang, et par l’enfant qui résultera peut-être de tes désirs de puissance créatrice, mais aussi de ton désir de possession de cet espace que tu ne peux occuper que de ton sexe. Le trouble glissé à l’intérieur par la présence soupçonnée de l’intrus. La peau ne serait-elle qu’une enveloppe discontinue ? Si l’interface indispensable filtre l’image, un placenta émerge de l’inconscient du corps. Retenir ou rejeter. Le moment du temps est crucial. La germination insensible à l’abri du regard. L’influence du soi sur cet autre dévorant. « Je ne veux pas d’enfant », me disait H… « C’est une forme de cancer. Ça vous dévore pour un profit qui n’apporte que souffrance. » La femme, alors, dépasse les larmes et voudrait rejeter ce que retient son corps : l’anorexique vomit. Tant à avoir auparavant gavé sa bouche d’une dévoration confusionnelle : dévorer la chair maternelle, ce sein, objet du désir de tous. Mais aussi, elle avorte de ce que, malgré elle, l’homme a laissé au plus profond de la crypte sensible. Que rejette-t-elle ainsi ? Au nom de quoi annuler une vie possible, peut- être secrètement voulue ? Haine de la mère-femelle, quand elle n’est plus assimilable à soi. Je retrouve ce défi dans certains transferts, aux moments cruciaux où le patient expérimente mon désir de le laisser vivre, peut-être de le faire vivre. La terreur que je ne le laisse m’entraîner dans un vidage du contenu qu’il est devenu chez moi. Homme ou femme, l’analyste a souvent à passer ce cap. On y trouve, parfois, ce qu’on dénomme : transfert négatif. C’est pourtant l’expression de la détresse fondamentale, la recherche, à tout prix, du désir d’un autre envers cette chose-moi qui tente de vivre. Il ne suffit pas que la femme accepte, il faut aussi qu’elle désire. Difficulté de déplacer le désir de son propre intérieur vers une chose expulsée douloureusement. L’analité n’est ici qu’un symbole.

Le temps

J’ai le temps

Tout le temps

Qu’il est long, le temps.

Marguerite Duras.

Pas toujours.

Propos d’attente – de lassitude –, de vieillesse ? ou d’incertitude, de dépression. Le temps de l’enfance, bien rapide, celui-là, jusqu’aux premières règles plus ou moins bien accueillies. La femme introduite à l’étrangeté de son corps. Ce souci inutile, ce signe d’être femme, mais pas encore. Dans certaines contrées, prête à être vendue : nubile – du latin : nubere = couvrir, voiler (déjà !) ; se marier, pour les filles qui « prenaient le voile ». Peut-être en signe de soumission à l’époux – du corps féminin couvert par la force de l’homme.

Et puis le temps de la grossesse. Les mois de plus en plus longs sous la charge de l’autre. Accoucher.

Accoucher

Ce verbe ne dit rien. Que faire de ce volume pesant, de cet autre qui est moi dans moi ? L’enfant n’a plus assez de place dans l’étroitesse de ma peau. Il a besoin de sortir. Il faut encore l’expulser. Les limites de mon corps repoussées, distendues. La douleur concentrée en un point. L’œil du cyclone. Nous sommes déjà deux à lutter l’un pour l’autre. Quel est-il ? Je dois l’aider à s’éloigner. À la détente de son corps, son cri me le fait connaître. Serait-ce un ange ou un monstre ? Déjà les fantasmes kleiniens s’amoncellent dans l’inconscient : la perte de l’abri. Comment ne pas souffrir de paranoïa à être ainsi retenu et poussé dehors à la fois ? Et redoutables sont les forces destructrices. Ce cordon qui nous lie en appelle au père pour le rompre. Du moins est-ce ainsi que Freud l’a compris dans sa culture. Et comment échapper à la dépression alors que cet objet intime est perdu ? L’enfant est irrémédiablement échappé, source de regret et de jouissance. On connaît la frustration des mères qu’on soumet à la césarienne ou à l’anesthésie. On sait aussi les dépressions qu’engage cette absence de contenu. Le sexe étrange et dérisoire à ce moment est inconsciemment investi comme lieu de l’érotisme total. La densité de l’être inconscient est rassemblée en ce point souffrant méconnaissable. Quel que soit le désir ou le rejet manifeste à l’égard du produit de soi. Toute la vie d’après ne sera que séparations. La femme parle toujours une autre langue que celle de l’homme. Le patient qui s’analyse auprès d’une femme ne peut être entendu comme il le serait d’un homme. Les références qui peuvent devenir interpersonnelles sont variables entre les individus.

Je ne crois pas imaginable pour un homme le vécu maternel au sens de la reproduction. Cette base corporelle qu’est le contenant utérin produit un investissement psycho-sexuel qui paraît inimaginable en son absence : le vidage douloureux de l’accouchement ne peut être comparé à des selles difficiles. La localisation et le ressenti restent différenciés. De même, une femme peut sans doute difficilement ressentir quelque chose qui ressemble à la décharge spermatique.

Bien sûr, une telle affirmation pose aussi le problème des différences entre analystes. Elle n’est, de toute manière, pas limitative. L’individualité de chaque analyste, homme ou femme, remet en question les nuances de possibilités et de mobilité du transfert. Et le fait de se percevoir femme en tant qu’analyste suppose aussi d’investir une partie du contre-transfert en tant que résistance au transfert. Quelle part inconsciente de moi risque de s’identifier à la crainte du temps, du délai, du retour ? Et crainte de quoi, sinon disparition du moi dans le néant du vide féminin ? Et le temps ne travaille pas pour nous dans cette conjoncture. Il nous faut retrouver le recours à la sublimation si chère à Freud, à juste titre. Et avoir le courage de continuer à penser.

Mon esprit pragmatique influence, certes, ma réflexion sur ce point. Serait-ce à contresens de la psychanalyse ?

Ménopause

Quand le temps a passé, la femme atteint un âge qui dépasse et recrée la féminité : la ménopause. Souvent passage dépressif pour de nombreuses raisons.

Le corps ne produira plus rien. La femme ne se rencontre plus femme, faute de pouvoir encore être mère. La crainte du non-être représenté par l’infécondité. Ne plus être désirable ? Parce que devenue stérile ? Si l’on accepte de considérer une tendance plus grande à la dépression chez la femme, ne serait-ce pas la conséquence des pertes répétées qu’elle a subies depuis la sortie de l’enfance ? Le sein devient un emblème compensatoire de cet objet sexuel qui n’échappe pas à l’homme, même si, parfois, il révèle aussi ses déficiences. De nouveau, au plein de l’âge, la femme doit accepter de perdre sa capacité de production maternelle souvent au profit d’un regain professionnel. La femme alors limitée à sa seule et éclatante féminité. Il ne persiste que le sexe et la pulsion libidinale : un « Moi-peau » conteneur de l’excitation. Complémentarité de l’écorce et du noyau qui fonde le sentiment de la continuité du soi[6]. Cette place que prend l’analyste, homme ou femme, dans la cure. Épiderme germinal, placenta nourricier, substitut maternel dans lequel le Moi va se construire. La femme, à ce moment de sa vie, répète, une nouvelle fois, l’expérience de la perte, la vraie castration qui est la sienne, celle de la fécondité. Au-delà des soucis coutumiers : « J’ai mes règles », je suis « tombée » enceinte, je vais accoucher, j’ai trop, ou pas assez de lait… le soi dans les produits du corps.

La femme en est alors privée au profit, souvent, d’une image de la mère castratrice de sa petite enfance qui entraîne, parfois, vers le penchant mélancolique. Mais aussi au profit d’une féminité libre de toute entrave. Bien que beaucoup actuellement aiment à conserver une illusion de fécondité grâce à des subterfuges chimiques compensatoires des manifestations corporelles disparues. La réhabilitation du sexuel féminin s’accorde souvent à de multiples formes de sublimation et un nouvel investissement social, au-delà du penchant grand-maternel. La féminité deviendrait-elle parfois une défense maniaque contre la dépression, peut-être la mélancolie ? Y aurait-il là quelque chose que Freud aurait rencontré dans son malaise devant l’hystérie ? Difficile d’admettre ce que la femme sait bien : son désir. Pourtant l’excitation est évidente chez elle, même constatée par le seul comportement et qualifiée d’hystérique. Quoi d’étonnant à cette dénomination ? Même s’il y a souvent erreur sur la localisation somatique de l’excitation. Freud est face au roc du féminin, à ce continent noir auquel il a du mal à aborder. Mais, pour la femme, « le noir n’est pas si noir[7] ». Ce corps de femme ne produira plus rien. Faute de pouvoir encore être mère, la femme risque de ne plus se sentir femme. Comment être encore l’objet d’un désir ? Mais encore la libre possession de son corps dont elle dispose à sa guise. La plénitude peut alors être mise à la disposition d’autres réalisations de soi.

Ce changement remanie la disposition proche de l’inconscient et modifie le rapport à l’imago maternelle en renouvelant la possibilité libidinale. Le sur-moi n’est plus ce qu’il était. À m’engager dans cette réflexion, ne vais-je pas, après Freud qui m’a donné l’exemple, et bien d’autres entre lui et moi, en venir à craindre un redoutable face à face avec mon inconscient ? Car la stérilité d’après-ménopause pourrait aussi s’imposer à l’analyste dans la mesure où elle est femme. Je pourrais encore avoir recours à Freud pour conforter ma réflexion, car, « ici, l’intellectuel se sépare de l’affectif[8] ». Et, tranquillement, persiste le féminin. C’est bien à cet instant, justement, que va surgir une forme de sublimation : la féminité…

Vieillir

Jane a plus de 70 ans. Elle est venue me conter ses inquiétudes après un passage de fatigue physique qui l’a laissée déconcertée. Jane va réfléchir longtemps et persister dans la dénégation des changements qui se produisent en elle avec le temps. J’ignore encore aujourd’hui par quelle sorte d’accident physique a pu se manifester son désir inconscient de destruction de soi. Nous en avons pourtant saisi le pourquoi. Jane a un mari qui l’occupe beaucoup, des enfants et des petits-enfants. Une famille banale et homogène. Elle exerce une profession grâce à laquelle elle peut utiliser les qualités qu’elle a acquises avec l’âge.

Elle collabore depuis longtemps, épisodiquement, avec un homme bien plus jeune qu’elle, pour qui elle éprouve estime et intérêt. Après m’avoir souvent et longuement parlé de leurs rencontres professionnelles, elle parvient, malgré bien des hésitations, à me confier que, dans un rêve récent, elle était jeune et flirtait tendrement avec lui. Ses confidences de « jeune fille amoureuse» aboutissent à la constatation que son malaise s’est produit après qu’elle se fut fâchée avec le jeune homme du rêve. Elle a donc été forcée d’interrompre le travail qu’elle avait entrepris avec ce collaborateur. L’accident somatique auquel Jane a dû céder apparaît alors comme un acte du corps. Dans sa pensée, elle nie la réalité dont elle n’accepte pas de subir l’épreuve. Les pulsions libidinales refoulées semblent s’être transformées en souffrance organique. Ce retournement contre soi d’une souffrance inacceptable dans les représentations qu’elle suscite peut aussi apparaître comme une forme de masochisme. Les petites souffrances si fréquentes chez les femmes et dont elles semblent aimer se plaindre et parler entre elles peuvent apparaître comme un aspect du partage de ce masochisme féminin : le réel atteint le féminin par l’intérieur, tout au long de la vie, de façon évidente. La parole permet d’en partager la symbolique et le réinvestissement permanent de soi. La femme peut-elle ainsi échapper quelque peu à l’aspect contraignant du principe de plaisir ? Un bref moment de dépression conduit Jane à admettre qu’elle était déçue de ne pouvoir rester jeune pour « lui plaire encore », et à renoncer à l’amour qu’elle a éprouvé pour ses frères. Il est facile, et sans doute d’une banalité déconcertante, de prendre conscience, comme Jane, combien la féminité persiste au-delà du temps. Et combien la prise de conscience de soi est un travail où se fait sentir la dureté de la durée. La libido n’est pas forcément en harmonie avec les possibilités que procure la vie. Remarquable, la vigoureuse persistance de l’image féminine dans l’intemporalité du désir. Jane s’est mise à écrire. Elle doit accepter, comme toutes les femmes, la déconvenue de reconnaître que tout son corps s’est flétri. Et, cependant, je constate de sa part un retour à une certaine coquetterie à laquelle je suis moi-même sensible. Il est clair pour moi que je partage le plaisir d’être femme et de reconstruire une image de femme quelles que soient les modifications qu’y marque la durée. « Je n’ai plus d’âge », dit-elle dans un sourire. Le moi idéal s’efface, le corps est parvenu à l’extrême de ses changements. Alors se profile l’image de la mort. Abandon au Nirvana tel que le présente Freud dans « Au-delà du principe de plaisir » (1920). Abandon face aux « forces naturelles » de la pulsion et de la recherche inévitable du plaisir. Abandon d’une image de soi que les peintres de la Renaissance ont saisie dans leurs « vanités » : la femme dans la vigueur de sa jeunesse masque la figure de la mort comme celle de la vie. Et ce n’est plus celle que tu enfermais dans ton ventre. Tu n’es plus celle que tu as été au fil des heures. Mais le regard de la vie rencontre toujours la femme.


[1] Anzieu A. (2005). Propos sur la féminité, Rev Fr Psychan 69(4)2005/4 : 1103-1116.

[2] La psychanalyse, 1. Sur la parole et le langage, 1953, Paris, Tchou, 2001, p. 228 : « Il n’est pas sûr que le langage soit tout dans l’analyse … Il veut identifier … le langage à la totalité du champ de l’analyse … »

[3] Anzieu D. (1985) Le Moi-peau.Paris, Dunod : 233 : « La différenciation topographique de l’espace psychique entraîne des transformations de qualités sensibles en éléments de fantasmes, de symboles, de pensées. »

[4] Le sein et la dépression féminine. Topique. 1989.

[5] Winnicott D.W. (1975). Jeu et réalité. Paris, Gallimard : 112.

[6] D. Anzieu. Op. cit. : 101.

[7] Paul Valéry (1936). La jeune Parque.

[8] S. Freud. (1925). La Verneinung.

Visuel d’ouverture:
L’enfant à la poupée, Le Douanier Rousseau, Musée de l’Orangerie
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