Processus culturel et sublimation
Article de Jean-Luc Donnet paru dans la RFP 62(4) : 1053-1067, 1998.
Cette lecture prolonge mon travail sur le Surmoi freudien, et aussi le colloque de Deauville 1992 consacré à Malaise… Les circonstances ne m’ont pas permis de prendre en compte les contributions à ce colloque parues en 1993 (RFP, 4).
À la réflexion, il peut apparaître inévitable, pour s’interroger sur la place de la sublimation dans la cure, de s’interroger conjointement sur la place de la Psychanalyse dans la culture (ou la civilisation) : problème certes un peu vaste, mais dont j’ai réalisé qu’il était au cœur de Malaise dans la civilisation, dans la mesure où Freud se trouve nécessairement conduit à envisager le traitement psychanalytique des « maladies » sociales. Le processus sublimatoire y apparaît comme l’ingrédient essentiel de la culture, mais aussi, du coup, comme une des sources possibles du malaise que Freud tente de dégager. La corrélation s’impose entre ce malaise et le « malaise dans la situation analytique », issu de l’expérience d’obstacles imprévus, d’impasses, d’échecs, malaise qui a trouvé son expression théorique dans l’ensemble complexe des remaniements métapsychologiques des années 20. La nouvelle donne métapsychologique, en particulier l’hypothèse de la pulsion de mort, et la nécessité de la différenciation moi surmoi au sein du moi, la conception d’un moralisme primaire modifie en profondeur – cela a été bien souvent souligné – les enjeux de la sublimation.
Je m’en tiendrai, pour l’essentiel, à une lecture très orientée de ce texte1 paru en 1930 dans le contexte sociopolitique que l’on sait, mais qui s’inscrit dans la lignée des écrits anthropologiques et, si l’on veut, métasociologiques de Freud, après Totem et Tabou (1914), « Psychologie collective et Analyse du moi » (1920), L’avenir d’une illusion (1927) et avant le Moïse terminal.
Malaise… est d’une lecture déroutante, parfois exaspérante, par la complexité de son parcours, et l’oscillation entre le plus extrême réductionnisme et la spéculation la plus abstraite. L’accumulation de notations désignées à plusieurs reprises par l’auteur comme « déjà connues », apparaît après coup nécessaire pour étayer l’hypothèse spéculative, mais ne réussit pas toujours à la justifier.
Au début du livre, sont repérables deux thèmes cruciaux :
On se souvient que Freud commence avec une belle discussion du « sentiment océanique » que R. Rolland présente comme l’assise la plus originaire du besoin religieux. Freud souligne son contraste avec le sentiment de limites bien établies, caractéristique du moi adulte. Il peut ensuite faire état des phénomènes de perte des limites (état amoureux, projection de parties du moi), rappeler la continuité du moi et du ça, et enfin proposer un schéma génétique qui n’est pas sans prendre en compte la description récente – dans « La négation » – des bases pulsionnelles de la fonction du jugement. Freud aboutit ainsi au constat de ce que le moi adulte résulte de l’expulsion du monde extérieur avec lequel, à l’origine, il était confondu : Moi « ratatiné », mais qui pourrait garder le souvenir de la fusion primitive avec le grand tout. Freud en retient l’hypothèse mais reconnaîtra l’impossibilité de la figurer valablement (cf. la comparaison avec Rome qui se termine en impasse[1].
Or, il me semble important de le relever, la question posée par le sentiment océanique continue de travailler tout au long de Malaise…, à travers le thème de l’union, de l’unification des individus caractéristiques de la culture.
Elle trouvera une réponse déplacée et complexe avec la notion d’un surmoi culturel, part psychique commune, porteuse d’une « mémoire » de l’espèce et qui joue un rôle éminent dans la constitution d’une identité collective.
2) Corrélativement, Freud aura refusé abruptement de faire dériver du « sentiment océanique[2] » un besoin religieux qui traduit plutôt un puissant besoin issu de la totale dépendance infantile et de l’aspiration à la protection paternelle : on ne s’étonne pas de voir Freud retrouver ainsi l’essence paternelle du surmoi. Cependant alors qu’il reprend sa critique de l’« illusion religieuse » (deux ans après L’avenir d’une illusion), son argumentation se heurte à une objection décisive, portée par la voix du poète (Goethe comme souvent) :
« Celui qui possède la Science et l’Art
Possède aussi la religion
Celui qui ne la possède pas tous deux
Puisse-t-il avoir la religion. »
Cet aphorisme, souligne Freud, oppose la religion à ces deux plus grandes créations humaines que sont l’Art et la Science. Mais il fait valoir aussi, sur le plan de la valeur vitale, que les trois créations peuvent se suppléer et se remplacer mutuellement.
Freud constate ainsi qu’il n’aurait pas de son côté le poète et son autorité s’il voulait priver de sa religion « le commun des mortels ».
C’est donc l’éloquence du poète qui exige l’élargissement de la rationalité freudienne : Freud doit poser ici la valeur structurelle de l’illusion, à travers la prise en considération des conditions d’un désillusionnement civilisé-civilisateur. N’est-ce pas la problématique même du traitement de l’illusion transférentielle ?
Pour cela, poursuit Freud, il lui faut trouver une voie particulière qui permette la « juste appréciation » de la pensée du poète : cette voie est celle que trace le parcours de Malaise… : elle consiste à recenser pour les admettre – sans les hiérarchiser – l’ensemble des moyens – illusoires ou pas mais proprement vitaux –, utilisés par l’espèce humaine pour rendre la vie tolérable ; car « la vie telle qu’elle s’impose à l’homme est trop lourde, implique trop de peines, de déceptions, de tâches insolubles pour que nous puissions nous passer de sédatifs, d’échafaudages de secours[3] ».
En quoi l’éclairage de Malaise, en particulier l’hypothèse d’un processus culturel, modifie-t-il la conception de la sublimation telle que la proposait la perspective individuelle[4] ?
On peut d’abord remarquer qu’après deux évocations successives, la sublimation s’efface du parcours de Malaise. Ceci s’explique par la place prise par le dégagement de l’hypothèse de la pulsion de mort et la genèse du surmoi individuel avec sa prédilection pour la cruauté. Sans doute l’importance conférée au sentiment de culpabilité dans le malaise de la culture renvoie-t-elle virtuellement au rôle que viendra tenir la réparation dans la conception kleinienne de la sublimation.
Cependant, ici, les formes de l’amour qu’utilise ou impose le processus culturel, leur fonction d’intrication – qui sous-tend la possibilité même de conflits intra-érotiques élaborables –, passent à l’arrière-plan. L’absence de référence à la fonction de l’idéal chez l’individu donne la mesure de la non-reprise de la sublimation sous le jour de la lutte d’Éros et de la pulsion de mort. C’est en somme le surmoi culturel qui va ramener les exigences de l’idéal, dont la valeur séductrice, attractive, inspirante est si essentielle à la dynamique du processus sublimatoire.
Il y a donc un hiatus entre le fait que Malaise s’inspire très profondément de la nouvelle donne métapsychologique des années vingt et la manière dont la sublimation dans la culture y est traitée.
De fait, sa théorisation devait concerner la totalité des investissements socioculturels de la bi-pulsionnalité, dès lors que le travail, par exemple, y est inclus dans son champ virtuel.
Cependant, comme l’ont relevé plusieurs auteurs, une telle conception extensive de la sublimation peut s’avérer aporétique. Je m’en tiendrai à quelques notations.
Il me semble que Malaise oblige à bien distinguer le processus sublimatoire – dont un modèle éminent est le processus humoristique – et la réalisation sublimatoire, dont l’économie complexe intègre des profits hétérogènes et aussi divers que les activités concernées.
1) Une première remarque concerne le lien profond du processus sublimatoire et du processus culturel. Des trois registres de modifications pulsionnelles qui caractérisent ce dernier, le sublimatoire est le plus spécifique parce qu’il est pris dans sa trame, inhérent à sa dynamique même – avec l’excès virtuel qu’il manifeste. Le processus culturel n’est-il pas fondamentalement, selon le lapsus calami de Freud, sublimation des buts pulsionnels, par un mouvement qui, selon la définition de la culture, « nous éloigne – toujours davantage ? – des conditions de vie de nos ancêtres » ? Certes, Freud a trop le respect de la complexité des faits pour négliger les aspects pragmatiques ou adaptatifs de la culture, pour ne pas considérer d’autre part aussi le rôle des capacités symboliques originales du cerveau humain, etc. Mais il tient « à faire découler le surinvestissement des activités psychiques » d’abord de la mutation de la sexualité dans l’espèce humaine. En un sens, la permanence de la poussée trouve son expression la plus directe dans la permanence de l’investissement psychique. À cet égard, le processus culturel se confond avec celui de la psychisation de la pulsion, dont l’enjeu le plus général serait l’investissement de ce détour, de cette diversion que constitue l’activité psychique. Ainsi le détournement de la poussée pulsionnelle aboutit à la compulsion de représentation. Ce serait le premier axe du processus sublimatoire.
2) L’impuissance à se satisfaire de la pulsion sexuelle exerce une influence dynamique particulière : le manque-à-jouir se combine avec le pousse-à-jouir du principe de plaisir. L’éloignement du but sexuel direct oblige à concevoir que le plaisir sublimatoire réalise une conjonction paradoxale du sexuel et de l’anti-sexuel, une articulation subtile entre le plaisir de désirer et l’accomplissement d’une décharge psychique adéquate.
Car Freud maintient le deuxième axe de la sublimation : elle n’est pas auto-érotisme de l’activité psychique ; sa jouissance suppose un accomplissement dont le modèle idéal est l’œuvre artistique puisqu’elle n’est pas utilitaire, mais au service du principe de plaisir[5] et veut le partage. On a vu la difficulté à délier le processus sublimatoire des modifications dont le processus culturel révèle la nécessité dans les modalités de l’aimer : inhibition de but, tendresse, libidinisation des liens sociaux, généralisation et impersonnalisation des objets (jusqu’à l’humanité entière), toutes modifications dont on a vu qu’elles étaient corrélatives de conflits intra-érotiques puisque l’extension de l’Éros met en cause les anciens liens. La modification principale concerne de près le processus sublimatoire : la substitution de l’aimer au désir d’être aimé libère de la dépendance à l’autre, rompt ainsi la clôture de la réciprocité narcissique moïque, et ouvre à l’investissement de l’altérité[6].
Les satisfactions que procurent ces façons d’aimer comportent, de façon croissante, le caractère de l’élevé, du délicat, caractéristique de la jouissance sublimatoire. Faut-il penser qu’il s’agit là d’un indice de désexualisation, voire de l’affect même de la désexualisation ? La sublimation concerne avant tout la pulsionnalité prégénitale : peut-être, dans ce cas, comme dans celui de la beauté, l’affect du sublime reflète-t-il l’exploit d’y retrouver l’autre du lien culturel ? Il est manifeste, en tout cas, que le processus sublimatoire réalise un alliage singulier entre son point de départ éminemment narcissique et un aboutissement « objectalisant », par lequel une « œuvre » se détache du moi en faisant signe à l’autre. À cet égard, la sublimation apparaît comme une résolution locale, délimitée, du conflit intra-érotique fondamental narcissisme-objectalité.
3) Envisagé sous l’angle du fonctionnement de la différenciation moi-surmoi, la sublimation apparaît liée au mouvement même par lequel l’intériorisation des contraintes surmoïques se prolonge en un mouvement de conquête de l’héritage culturel étayé sur la fonction de l’idéal.
On est tenté de considérer que le processus sublimatoire se confond avec l’effort du moi pour rejoindre son idéal: la réalisation sublimatoire permet au sujet de coïncider fugitivement avec son Idéal, moyennant l’exigence d’une œuvre livrée aléatoirement à la reconnaissance de l’autre[7].
Si le processus sublimatoire se joue bien dans la différenciation moi-surmoi, la contribution la plus directe de Malaise quant à son enjeu a trait à la duplication introduite entre surmoi individuel et surmoi culturel. Cette double inscription a pour premier mérite d’éviter de faire du surmoi individuel une pure émanation de la société, ou, inversement, de faire des exigences culturelles le simple prolongement de la structure œdipienne. Freud, comme l’indique sa métaphore cosmique, distingue le processus de l’individu et celui de l’espèce pour tenter de les articuler : et cette articulation entre deux temporalités passe par l’autonomisation d’un surmoi culturel déjà implicitement présent dans la structure qui liait les individus entre eux par la projection sur un même objet de leur idéal[8]. L’écart structurel, mais variable et parfois virtuel entre les deux surmois peut permettre de saisir comment le surmoi individuel, tout en contenant, à travers les introjections inconscientes du surmoi des parents, les linéaments du surmoi culturel de l’époque, reste marqué, de manière indélébile, à travers ses identifications secondaires, par les caractéristiques historiques singulières des relations œdipiennes ; comment, aussi, les remaniements postœdipiens (adolescents) ouvrent sur les potentialités sublimatoires proposées par le surmoi culturel. En particulier, le déplacement possible de l’idéal sur les divers héros culturels assure que le modèle « créatif » qu’ils incarnent, en tant que fils transgresseurs du surmoi culturel, conserve et légitime le désir de « surpasser le père ». En somme, l’autonomie du surmoi culturel est nécessaire pour penser les changements culturels, pour pouvoir conférer à la différence des générations cette valence de dynamisme sinon de progrès que Freud fait valoir dans Les trois essais.
Le surmoi culturel implique un peuple avec histoire, donc habité par un processus culturel, ouvert comme l’est ou peut l’être le sujet. On voit ici que la socialisation de la psyché ne recoupe pas entièrement la psychisation de la pulsion, dans la mesure où le surmoi/idéal culturel est plus préconscient parce qu’inscrit dans les processus secondarisés de la culture commune.
4) À partir de là, on l’a vu, la notion d’interférence entre processus individuel et processus culturel peut éclairer l’économie du processus sublimatoire. Freud souligne à bon droit le caractère conflictuel de cette interférence dans la mesure où la recherche de bonheur de l’individu voudrait faire de l’exigence unificatrice une condition évitable, tandis que le processus culturel se passerait volontiers du souci du bonheur individuel. Le processus sublimatoire se situe dans l’antagonisme propre à cette interférence et dont on entrevoit bien qu’il transcende largement l’opposition de l’égoïsme et de l’altruisme ou du narcissisme et de l’objectalité. Il me semble que la réalisation sublimatoire coïncide avec la réussite de la tentative pour faire de l’exigence culturelle une condition nécessaire au bonheur de l’individu, et de celui-ci la condition non moins nécessaire du processus culturel. La transformation de l’antagonisme en interférence dynamique est l’enjeu même de la sublimation.
Une définition aussi globale et structurale de la sublimation devrait s’articuler avec les données métapsychologiques précises de sa description.
Mais peut-être éclaire-t-elle ce que cette description peut avoir d’aporétique. Ici comme ailleurs chez Freud, la référence à l’espèce est à la fois nécessaire et dissolvante. La sublimation apparaît comme la transposition psychique de l’articulation individu-espèce : à travers son irrécusable ancrage sexuel ne lie-t-elle pas la prime de plaisir de l’individu et le service de l’espèce, ce que la reproduction sexuée doit à la mort. La sublimation ne repose-t-elle pas sur l’identification du sujet au processus culturel, à la lutte de l’espèce humaine pour la vie ? La vie et ce qui fait la valeur de la vie ; la sublimation fait-elle la valeur de la vie ? Assurément non, pour Freud, à moins d’interpréter ce qu’il présente comme sa seule certitude : à savoir que les jugements de valeur émanent de nos désirs de bonheur et sont donc toujours au service de nos illusions. Ce qui ne les disqualifie aucunement dès lors que l’illusion est porteuse, est projet. Par l’accent maintenu sur l’œuvre, la sublimation se situe au lieu et au temps où l’illusion se réalise, et se désillusionne.
II/ J’en viens enfin à la question des liens de la sublimation et de la cure. En quoi l’hypothèse d’un processus culturel et d’un surmoi collectif inscrit dans sa dynamique propre peut-elle apporter un éclairage particulier sur ces liens ?
1) On a vu que Malaise obligeait à et permettait de désigner la sublimation comme le destin de pulsion du processus culturel, contrepartie directe des restrictions pulsionnelles qu’il requiert : contrepartie intrinsèque qu’il y a lieu de distinguer des « capacités de bonheur » découlant des « acquis » de la civilisation. La sublimation a, on l’a vu, un rapport étroit avec le surmoi culturel dans la mesure où cette instance est porteuse, à travers la fonction de l’idéal collectif, du vecteur attractif inhérent au processus sublimatoire. Freud lie cet attrait à la séduction exercée par les héros culturels supports d’identifications partagées, unifiantes.
2) Si le lien est bien structurel entre sublimation et processus culturel n’est-il pas opportun d’envisager la sublimation « dans » la cure sous l’angle des relations entre la psychanalyse et la culture, ou, plus limitativement, le processus culturel ?
Une telle perspective rencontre aussitôt le fait que la cure relève et veut relever très strictement du processus individuel, qu’à maints égards, rien n’est plus voué à ce qu’il y a de plus singulier dans la « recherche du bonheur[9] ». D’un autre côté, on se rappellera que Freud n’a pas hésité à désigner la cure comme postéducation, ce qui, à tout le moins, fait référence au principe de réalité et à l’insertion dans le socius. En quoi la notion d’interférence, dont j’ai fait valoir la coïncidence avec l’enjeu de la sublimation en général, éclaire l’incidence du surmoi culturel dans le processus analytique ?
III/ Il faut relever d’emblée que cet enjeu doit être dédoublé : d’un côté il y a une sublimation qui serait inhérente à la cure, la dimension sublimée-sublimante du processus analytique : c’est elle qui est ici en question. Il y a, d’autre part, les effets de la cure sur les sublimations du patient. Or, même si certains patients viennent à l’analyse pour une inhibition spécifique d’une activité sublimatoire à haute implication subjective, il n’est pas possible dans ce cas comme ailleurs de parler de la réalisation sublimatoire comme d’une visée de la cure. Envisagés par contre en tant qu’effets indirects, « de surcroît » du processus analytique, la libération, mais aussi l’apparition et le développement d’activités sublimatoires sont très généralement les bienvenus[10].
Le sont-ils plus que la capacité accrue de jouissance dans la relation amoureuse, sexuelle, dans l’amitié, la parentalité, le travail, le simple loisir ? Sans doute pas, ce qui confirme que le changement heureux attendu de l’analyse concerne globalement l’aptitude à trouver l’équation singulière en vertu de laquelle le sujet répartit au mieux ses investissements.
J’introduis une nuance avec le « sans doute » parce qu’il me paraît difficile de nier que nous accordons aux jouissances sublimatoires de l’analysant une valeur particulière ; il me semble que ce n’est pas seulement parce que nous y souscrivons, mais aussi parce qu’elles confirment la capacité de l’analyse à lier harmonieusement processus individuel et processus culturel sur le plan de la jouissance ; le dépassement de leur antagonisme est tout autre chose que le compromis résultant d’une meilleure fonctionnalité du principe de réalité, ou de l’accroissement des capacités adaptatives, compromis qui sied moins à l’idéal analytique.
Il existe donc une certaine prédilection de l’analyse pour la sublimation. Sans doute parce qu’il y a une sublimation inhérente au processus analytique, sublimation liée à l’incidence du processus culturel, au dépassement de l’antagonisme virtuel qu’elle doit introduire dans le processus individuel de la cure ?
Comment illustrer cette incidence ? Sans doute en partant de la manière, ouverte ou cachée dont le surmoi culturel se manifeste dans la situation analytique.
- a) Qu’en est-il, par exemple, du cadre et du dispositif de la cure ?
La position divan-fauteuil fait partie des représentations fixées de la psychanalyse dans la culture. Pour la plupart des patients qui s’adressent à un analyste, le fait de s’allonger fait partie d’un rituel, dans lequel la soumission à l’autorité va de pair avec l’appropriation d’un attribut identitaire. À la peur de l’allongement s’oppose d’abord le refus du face-à-face narcissique et dévalorisant. Par la suite le patient « fait fonctionner » ou rend fonctionnel son allongement, le perdu de vue de l’analyste ; son investissement s’articule évidemment avec celui de l’ensemble du site analytique qu’il configure à sa façon, en relation avec le sens préconscient et inconscient qu’il confère à ses divers éléments.
Dans le processus par lequel le patient devient un analysant, le registre surmoïque-idéal initial, qui faisait jouer la contrainte aussi bien que l’attraction du modèle idéal, se trouve métabolisé par le moi. Cela dépend, bien entendu, de la manière dont le surmoi du patient a « rencontré » la prescription culturelle. Mais il est clair, me semble-t-il, que la prescription, qui pèse du poids de la psychanalyse instituée, pourra selon les cas s’avérer aussi bien ce qui aura soutenu le processus analytique que ce qui l’aura obéré[11]. Ne doit-on pas inférer chaque fois que l’exigence culturelle devient fonctionnelle, qu’un mini-processus sublimatoire s’est produit dans l’aire d’interférence ?
Le cadre prêterait à bien des discussions[12], je ne ferai qu’une remarque : il constitue une délimitation entre le dedans et le dehors de la situation analytique, ainsi reconnue par les deux protagonistes comme une relation strictement privée ; mais ce caractère privé peut-il vraiment se passer de la reconnaissance de tiers ? Ne requiert-il pas la connivence de l’entourage familial, voire social ? La crise actuelle rend manifeste ce que l’espace-temps des séances doit à ou postule d’une connivence culturelle (disponibilité de temps, tolérance à l’égard du « je fais une analyse »). À la limite, on entrevoit que le cadre analytique ne serait peut-être pas souvent instaurable sans la caution symbolique que le surmoi culturel apporte à la pratique analytique.
En en faisant une pratique recommandable, il signifie à tout le moins que ses buts ne sont pas incompatibles avec les idéaux de la culture[13].
Le surmoi culturel représente donc le cadre du cadre : sa relation à l’espace analytique ressemble bien au lien ambigu décelé tout à l’heure entre l’indépendance que confère la réalisation sublimatoire, et sa nécessaire légitimation culturelle. Je souligne à nouveau la différence entre la logique subtile de cette interférence et le point de vue adaptatif.
- b) La Règle fondamentale est le principe organisateur, explicite ou implicite, de la situation analytique. Par son statut de règle (serait-elle « du jeu »), elle relève du registre surmoïque-idéal culturel et manifeste l’unité, l’unification virtuelle de tous ceux qui auront été des analysants. Simultanément, elle est l’axe même de la perspective désurmoïsante ouverte par le processus analytique, dans la mesure où, en recommandant de tout dire, elle active les motions du ça et enjoint au moi de ne pas céder aux objections du surmoi (qui lui donne le signal du refoulement). L’ambiguïté de la règle, par laquelle elle est à la fois contrainte et liberté, est aussi essentielle à son intelligence que celle qui, dans le surmoi, lie l’interdit au projet de l’idéal. L’énoncé de la règle est donc une prescription à la fois contraignante et attirante. La manière dont le patient la reçoit et l’utilise (même en s’y opposant) sera, par définition, révélatrice de son fonctionnement psychique.
Mais cela ne suffit pas à constituer un processus analytique. Celui-ci suppose une certaine mise en sens (transférentielle) des événements psychiques de la séance ; alors seulement, la règle, pour le patient comme pour l’analyste, aura fait après coup la preuve de sa pertinence (même partielle ou ponctuelle). Elle apparaît dès lors aux deux protagonistes comme une référence tiercéisante profondément articulée au statut possible de l’interprétation.
Jusque-là, la règle devra trouver son assise dans la référence au surmoi culturel : croit-on que l’analysant ordinaire se risquerait au jeu de la règle sans la caution de cette instance ? Tout le monde n’est pas Freud, même si une certaine accointance avec la règle – qui ne coïncide nullement avec le désir de parler– existe chez certains. Il me semble ici clair que l’incidence surmoïque idéale est patente, même si elle doit trouver dans l’idéal personnel les supports nécessaires (désir de vérité, esprit de jeu). Cette incidence passe par la voix de l’analyste, mais celui-ci n’apparaît que comme le porte-parole d’une instance plus haute. L’impersonnalité du surmoi culturel est donc requise pour une appropriation subjectivante de la règle.
Lorsque le patient vit la règle comme une exigence de l’analyste qui l’aliène, ou à laquelle il veut s’aliéner, en conformité avec un modèle analytique préétabli, il apparaît que la représentation qu’il se fait de la relation de l’analyste à l’analyse (de son « transfert sur l’analyse ») est une duplication de son propre enfermement dans la relation duelle. Dans ce cas, le patient n’a d’autre solution que le dilemme de la soumission masochique ou de l’identification narcissique à l’analyste.
- c) Il est possible de saisir dans la relation analytique elle-même la dimension de l’interférence sublimatoire.
Le processus analytique se définit idéalement comme débouchant sur la résolution de la névrose de transfert, résolution qui suppose la concomitance de la relation de transfert et de son interprétation : cette concomitance processuelle lui permettrait de « prévenir » l’établissement d’une foule à deux, à quoi correspond schématiquement la relation hypnotique, avec la projection de la relation moi-surmoi de la dépendance infantile, dans laquelle l’autorité parentale et son désir sont la seule réalité qui compte, et endossent ainsi la fonction de l’épreuve de réalité. On reconnaît là le principe de la suggestion hypnotique directe qui prétend légiférer sur la réalité psychique de l’autre.
L’idéal freudien (incarné par la règle) est parti d’une négativation de ce modèle, qui manifestait de manière insurpassable l’influence d’un esprit sur un autre, mais enfermait les protagonistes dans l’identification narcissique, au sein d’une relation à la fois précaire et statique.
D’où la logique freudienne qui ne dissocie pas la mise en parole, du jeu des forces psychiques, de l’élucidation de la relation de transfert. Elle entend accueillir le transfert sans le chercher ni l’éviter, pour que le potentiel symbolisant de son déplacement, de sa différence au sein de la répétition, puisse se déployer sans entrave. Mais il s’agit aussi de l’interpréter lorsqu’il devient une résistance et pour qu’il reste une des voies du remémorer.
Cependant l’idéalité freudienne rencontre, avec l’analyse des résistances, la dialectique en vertu de laquelle il faut que la force aide le sens, qu’un transfert pour interpréter soutienne l’interprétation du transfert. Plus le transfert à interpréter s’inscrit dans la relation archaïque aux imagos parentales, plus l’énonciation de l’interprétation risquera d’être entendue de la place que l’analyste occupe dans un transfert dont l’archaïcité même semble exclure la fonction tiercéisante de l’interprétation. Et il est bien clair que le silence d’un psychanalyste qui voudrait éviter cet écueil ne l’y précipite pas moins, en induisant la projection sur lui d’une imago toute-puissante.
La réussite du processus analytique dépend donc de la réalisation d’une situation analysante où le transfert de base est constamment remanié par les transferts déjà interprétés, soutenant par là, en même temps que l’autonomie du patient, le déploiement de nouvelles figures du transfert. La caractéristique majeure de cette situation est que le transfert y est devenu analysant (Safouan) parce que le patient a découvert « qu’il peut explorer par le langage l’expérience du transfert » (J.-C. Rolland).
L’analyse, alors, voit se justifier l’ambiguïté par laquelle elle laisse se déployer l’illusion transférentielle pour la faire servir à un désillusionnement civilisé, actif. L’analysant qui a évité la guérison de transfert n’est pas pour autant guéri du transfert, dans la mesure où il y reconnaît la figure universelle de l’illusion porteuse. Par quoi le processus analytique appartient au processus culturel.
À partir du moment où la cure ne peut être conçue comme un exercice d’un principe de réalité psychique, elle implique que le truc par lequel l’élaboration du transfert réalise l’échange entre le matériel et le psychique (Freud) est source, par elle-même, d’une jouissance sublimatoire. Retrouvant la métaphore de Goethe, il faut dire que l’analysant fait de sa cure une œuvre qui tient de l’art et de la science et que ce sont les analysants qui n’y parviennent pas qui restent sous l’empire du religieux. La soumission au surmoi culturel analytique, la célébration de l’objet analytique n’ont rien à voir avec la conquête jouissive de ce qu’il offre.
- d) En dernier ressort, la cure ne peut pas ne pas valoriser les moyens par lesquels elle opère : le langage, l’ensemble des systèmes de représentation, et même les petites quantités propres à l’activité psychique surinvestie. Ces moyens ne l’inscrivent-ils pas dans le développement des activités psychiques supérieures, caractéristique, selon Freud, du processus culturel, et dont le lien avec la sublimation est à la fois étroit et problématique ?
Cependant, en évoquant la règle fondamentale, j’aurais dû rappeler qu’elle reposait sur un postulat de dicibilité et un éloge du dire. Pourtant, le pari de la situation analytique est que cette discipline ne se traduise pas par l’éloignement systématique du but pulsionnel direct.
D’où l’importance de la régression, de la spécificité de la « parole couchée » (A. Green) qui ménagent toute l’ambiguïté de la relation de la parole à la réalité psychique. L’actualisation transférentielle et les moments de désymbolisation qu’elle porte sont garants de ce que l’investissement du détour psychique reste lié à la préparation d’une décharge adéquate. La jouissance sublimatoire, je l’ai dit, est un ingrédient, pas une finalité.
Je voudrais, pour conclure, évoquer un champ particulier de la cure, où l’incidence du surmoi culturel est très manifeste et où l’enjeu de la sublimation est crucial. Il s’agit de l’analyse à l’origine qualifiée de « didactique » et qu’on désigne plutôt maintenant, en France, comme analyse « entreprise dans un but de formation ».
1) L’exigence d’une expérience analytique personnelle préalable pour celui qui envisage de pratiquer l’analyse s’est imposée très tôt et avec une telle force qu’elle a été désignée comme « deuxième règle fondamentale ».
Si l’on réfléchit au statut de cette « prescription », il apparaît complexe : au premier abord, elle émane de l’institution analytique qui se veut dépositaire de la doctrine et garante de la transmission. Cette institution tire son autorité symbolique de la tradition qu’elle incarne, et son autorité réelle de l’habilitation qu’elle peut délivrer, mais qui n’a aucune valeur « légale » : la contrainte de sa prescription se relie donc aux modalités d’habilitation qu’elle définit, et qui font structurellement de l’analyse de formation une analyse dont il sera témoigné[14].
Par ailleurs, l’institution est porteuse d’une théorie explicite de la formation, qui fournit les arguments théorico-pratiques de la deuxième règle (identification au patient en situation, problématique du contre-transfert), arguments dont la rationalité est appréciable par tout un chacun, mais dont la force convaincante est incertaine.
J’ajouterai une dimension propre à l’institution : la deuxième règle fondamentale est née des désaccords surgis lorsque des analystes ont commencé à discuter entre eux. Elle a répondu, pour une part, au désir de soigner la souffrance de ces dissensions, ou à rendre la poursuite des échanges possible. On entrevoit ainsi que l’ombre du débat impossible de la scission plane sur la deuxième règle, et qu’elle est bien porteuse de l’exigence d’unification de ceux qui se retrouvent dans l’institution. Cette exigence a pu prendre une dimension contraignante à un moment où il était attendu de la didactique de vérifier sur soi la vérité de la théorie. J’ai montré que cette visée, toujours implicitement présente, s’était redoublée de l’exigence complémentaire et désaliénante de vérifier que la théorie ne suffit pas à transmettre, qu’elle aspire à être perdue-retrouvée par tout analysant. Autant dire que l’analyse de formation entretient avec la théorisation partagée un rapport complexe, caractéristique de l’institution analytique.
Enfin, il faut relever que l’autorité de l’institution comme les arguments de la théorie se rejoignent pour référer l’analyse de formation à l’analyse originelle de Freud dont elle serait, identificatoirement, une réédition.
Il est quasiment impossible de faire la part, dans la décision lourde d’entreprendre une analyse à visée formatrice, des facteurs que je viens d’évoquer et qui appartiennent tous, à différents niveaux, au surmoi culturel, et d’un désir d’analyse propre au sujet. La deuxième règle est tellement inscrite dans l’histoire analytique qu’elle s’impose même à ceux qui récusent l’autorité d’une institution. Mais je suis convaincu que la force culturelle de la prescription intervient de manière importante dans l’engagement, à la fois par la contrainte et par l’ attraction de l’idéal[15].
2) Si je considère, maintenant, le processus de l’analyse ainsi engagée, on voit qu’il est nécessairement marqué par l’interférence entre sa dynamique propre et la finalité particulière que lui assigne son projet. On peut souligner la tendance à une conformisation à un idéal théorico-groupal.
Toutefois, cette identification au désir présumé de l’institution se trouve placée en position paradoxale si, comme c’est souvent le cas parmi nous, le désir de l’institution est précisément que l’analyse à visée de formation trouve sa dynamique propre et fasse le parcours dont elle est capable.
C’est pourquoi il me semble plus simple de reconnaître que cette interférence est inéluctable, et que la question est de savoir si elle se maintient dans un registre antagonistique ou si elle le dépasse.
Je ne reviens pas ici sur ce qui peut contribuer à conférer à l’identification à l’analyste une valeur défensive par le court-circuit du conflit surmoïque qu’elle recouvre ; ni sur les appuis trouvés dans la réalité professionnelle de l’analyste pour cliver et masquer des secteurs du transfert : transfert latéral sur le même (Valabrega), secteur réservé du transfert (Stein). Pour moi, l’essentiel reste que le processus reste trop souvent hanté par la valeur probatoire de son « résultat », même – et peut-être surtout – quand l’analysant veut s’autoriser de lui-même. Rien ne peut faire que cette analyse ne soit pas celle de l’éventuel futur analyste, et l’on voit par l’ambiguïté de cette formule que son processus « devrait » passer par l’assumation véritable de ce que le désir d’être analyste soit un symptôme virtuellement « guérissable ». La conjonction « forcée » de la réussite du processus et de la confirmation de la vocation analytique a pour conséquence que c’est souvent la deuxième tranche qui est la bonne.
Il s’avère donc que l’enjeu de la réalisation sublimatoire est la clef de cette analyse personnelle-culturelle. Il est hors de doute que la jouissance sublimatoire trouvée dans la position d’analysant est la meilleure garante de la valeur sublimatoire de la vocation analytique, c’est-à-dire des satisfactions sublim
[1] Il aurait pu, en souvenir de « L’inquiétante étrangeté », relever que ces états du moi ne peuvent guère faire l’objet de souvenirs puisqu’ils ne resurgissent que sous la forme actualisée de modes de pensée « apparemment surmontés », c’est-à-dire animiques, ou de souvenirs-en-sensations.
[2] La référence au père contrinvestit l’attraction de la régression fusionnelle maternelle. Freud se réfère, en passant, au toga, à la possibilité dans la sagesse mystique d’une régression « quasi physiologique », avant de citer aussi la transe et l’extase. Mais il avoue alors ressentir le besoin de s’écrier avec le plongeur de Schiller : « Se réjouisse qui respire dans la rose lumière. » Commentant ce passage, A. Denis souligne à juste titre que le recul de Freud est à relier à ce qui l’empêchera de mettre suffisamment l’accent sur la dimension anti-moïque, désidentifiante, déliante de la création sublimatoire (texte non publié).
[3] Nous avons dû, faute de place, renoncer à publier la lecture fouillée à laquelle procède J.-L. Donnet, du texte du Malaise dans la civilisation.
Un de ses axes essentiels est de montrer comment Malaise suggère une interprétation neuve de la « valeur sociale » reconnue à la réalisation sublimatoire à partir de sa description dans la seule économie psychique individuelle. La Culture, telle que Freud la rencontre, ne peut se réduire à l’ensemble des réponses, inégalement pragmatiques, de l’espèce humaine aux souffrances causées par la nature et par les relations des hommes entre eux. Le paysage civilisé inclut la beauté, l’ordre et la propreté, les activités psychiques « supérieures » – seraient-elles délirantes – tous phénomènes où, comme chez l’individu, se manifestent l’incidence du principe de plaisir, la marque du pulsionnel. Ainsi s’impose à Freud l’hypothèse d’un processus culturel découlant de la lutte sans fin d’Éros et de la pulsion de mort, et dont la nature pulsionnelle se manifeste par les modifications qu’il impose aux motions pulsionnelles.
Un des ressorts du malaise de la civilisation serait l’excès d’une sublimation des buts en fonction de l’exigence de l’Éros dans sa lutte contre l’hostilité primaire à l’égard de la culture et de ses nécessaires restrictions pulsionnelles. Mais il faut bien que le processus culturel génère de nouvelles formes de satisfaction : tel est le statut de la sublimation, inhérente à la dynamique du processus culturel et l’articulant au développement individuel. L’indépendance qu’elle confère au sujet rencontre nécessairement le besoin de sa légitimation par l’instance sociale : « La sublimation suppose la reconnaissance par la culture de l’espace psychique privé à partir duquel elle tente de s’accomplir. »
Cette définition extensive de la sublimation la rend, à la limite, difficile à distinguer des mutations des formes de l’amour qu’exige le lien social. Elle implique de mesurer l’écart entre la « petite sublimation » de l’homme ordinaire, ingrédient nécessaire mais minimal de son équation libidinale diversifiée, et la « grande sublimation », celle qui s’impose au moi et le dépasse, à laquelle il se voue parce qu’il s’y reconnaît. Ces sublimations « extrêmes », qui jouent sur la ligne de crête qui les fait « de vie » ou « de mort » (C. Janin), sont volontiers à l’œuvre chez les « héros culturels », ces êtres transgressifs qui ont laissé une trace durable dans le surmoi culturel. Dans la logique de Malaise, le processus sublimatoire ne peut dissocier ce qui se joue au sein de la différenciation moi-surmoi (Idéal) chez l’individu, et le relais trouvé dans l’attraction-séduction des figures de l’idéal culturel.
[4] Mais les Trois Essais renvoient au Léonard, et aux implications vertigineuses de son statut d’artiste-homme de science.
[5] L’exemple des arts de la cuisine, depuis la table familiale jusqu’aux festins, etc., rassemblés dans la gastronomie est illustratif, comme le montre la lettre de Proust à sa cuisinière (cf. l’article de J.-L. Baldacci). Il n’est pas besoin de s’appesantir sur l’étayage du plaisir sur le besoin alimentaire de l’enfant. Mais, d’autre part, l’origine de la gastronomie est, pour une bonne part, l’ananké : essayer de rendre mangeable ce qui l’était peu (ex. le coq au vin). À l’arrivée (si l’on peut dire), il y a cette formidable efflorescence culturelle dont la finalité est le plaisir, au prix de quels formidables efforts pour sublimer la fonction nourricière (maternelle), le plaisir de la table fait l’unité de la satisfaction du besoin, du plaisir savant (« élevé ») et de la convivialité. Comment isoler la sublimation ?
[6] L’identification à l’objet dont on désire être aimé est un des ressorts narcissiques de l’instauration du surmoi ; aimer permet de s’aimer soi-même, en conformité avec l’idéal. On est là devant un mouvement érotique inhérent à la relation moi-surmoi, qui fait pendant à l’agression, et joue un rôle crucial dans l’intrication suffisante de l’instance, conférant à la fonction de l’Idéal une valeur d’espoir.
[7] Un point particulièrement obscur concerne la désexualisation. Il me semble que la désexualisation inhérente au processus identificatoire, si elle conditionne la possibilité de sublimation du moi, ne doit pas être confondue avec la désexualisation du but pulsionnel dans la réalisation sublimatoire, qui a le sens restreint et peu significatif de « dépourvu de but sexuel génital direct ».
D’autre part, les liens de la désexualisation et de la désintrication pulsionnelle sont des plus ambigus puisque, aussi bien, la réalisation sexuelle a aussi un rôle de libération de la pulsion de mort.
[8] « Psychologie collective et analyse du moi ».
[9] Les guillemets rappellent non seulement qu’il s’agit d’une citation de Freud, mais que sa formulation prend une valeur légèrement humoristique en fonction des conditions métapsychologiques introduites.
[10] Très généralement, car il y a la question des « sublimations de mort ». Bienvenue pour le patient bien sûr, mais aussi pour l’analyste et l’analyse.
[11] Il se pourrait, par exemple, que, pour le surmoi infantile, la position divan-fauteuil active les traces du « vas te coucher, c’est l’heure » ou de l’interdit à soutenir le regard du père avec défi. Si la prescription culturelle est réduite à cette équivalence, elle a peu de chances d’être porteuse. Son écart avec le surmoi inconscient infantile fait partie de l’entreprise analytique.
[12] Notamment la durée des séances, le paiement des séances manquées, le paiement en argent liquide. L’interface entre la fonctionnalité intra-analytique (pour l’analyse du transfert) et le surmoi culturel (avec ses contradictions) est le lieu d’échanges conflictuels complexes.
[13] Valorisation fort précaire, bien sûr. Il n’est que de constater combien la réalisation d’un cadre de trois ou quatre séances hebdomadaires est devenu plus difficile. Par-delà les raisons financières, cela semble traduire l’effritement du modèle de la·rationalité du travail analytique au profit de l’action magique, retrouvant ainsi la tradition de la suggestion. Par ailleurs, l’expérience de la pratique analytique clandestine et menacée dans les pays de dictature permet de mesurer ce que le cadre analytique attend de la culture sous la forme d’une tolérance officieuse à sa marginalité. J’ajoute que le problème de l’ingérence se pose depuis longtemps et a été très exploré, dans les institutions soignantes, moins en ce qui concerne la signature de feuilles de Sécurité sociale.
[14] L’institution peut interférer plus directement dans le choix de l’analyste, par les modalités mêmes de l’habilitation, et les modalités variables de cette interférence – qui s’exerce jusque dans la façon de situer l’expérience en dehors de l’ingérence institutionnelle – ont des retentissements plus ou moins encombrants sur le processus.
[15] Bien entendu, cette force découle de la place que la Psychanalyse occupe dans la Culture et est inscrite dans les aléas de l’histoire. Cependant son impact le plus fort découle de l’impression laissée par son héros culturel, faite à la fois de la transgression du surmoi de l’époque et des modifications qu’il a laissées après lui. On voit bien que dans l’histoire de la Psychanalyse une tension permanente, féconde ou destructrice, joue entre l’institution et les nouveaux héros transgresseurs, plus ou moins créatifs.