La Revue Française de Psychanalyse

Patients limites, situations limites (2e partie) Jean-Luc Donnet

Patients limites, situations limites (2e partie) Jean-Luc Donnet

Jean-Luc Donnet (1999), Patients limites, situations limites. Dans J. André (dir.) Les états limites, Paris, Puf, p. 123-132

Je n’essaierai pas ici de me situer en face de la clinique des états limites, ou, plus largement, des structures non névrotiques. Je ne poserai pas directement le problème de leur analysabilité et de ses limites, pas plus que celui des aménagements de la situation thérapeutique qui ont pu être proposés pour la rendre adéquate au travail à priori possible.

Je voudrais seulement tenter, de manière pointilliste, de rendre sensible comment, pour la situation analytique, la rencontre avec les patients qui font jouer ou mettent en cause ses limites de pertinence, retentit sur la conception de l’ensemble de ses paramètres. C’est une interrogation qui en un sens se confond avec l’histoire de la Psychanalyse, si l’on veut bien considérer que l’impact de la pratique, en nourrissant la réflexion métapsychologique aboutit à repenser, en permanence, les fondements d’une situation qui reste notre paradigme. Cette dialectique est portée par l’espoir qui n’est pas vain, d’un élargissement-approfondissement de sa compétence virtuelle.

J’utiliserai donc l’expression de patients limites. Il est d’autant plus délicat de mener la cure de ces patients que, tout en témoignant souvent d’affinités remarquables avec la méthode analytique – ce qui en fait des analysants véritables –, ils s’avèrent susceptibles de manifester, à l’impromptu, une inadéquation locale saisissante, un enjeu inattendu mais crucial, qui remettent en cause, parfois radicalement, la situation analytique. Il est assez clair que l’hétérogénéité de leur structure et la variabilité de leur fonctionnement, tout en paraissant rendre plus nécessaires encore la constance du cadre et la continuité de l’action, doivent faire prévoir des hiatus et des rétablissements aléatoires, c’est-à-dire l’expérience de situations limites (R. Roussillon).

On sait comment un Winnicott a pensé en profondeur les réponses à ces défis, allant jusqu’à évoquer une fracture de l’attitude professionnelle, ou l’inévitable défaillance de l’analyste venant rééditer, peut-être nécessairement, la défaillance de l’environnement primaire.

Je ne suivrai pas Winnicott, par contre, lorsqu’il semble vouloir opposer, trop schématiquement, l’analyse des cas-ayant-besoin-de-régression et l’analyse classique.

Il me semble que l’expérience commune, partagée, de situations limites, même fugaces, partielles, a peu à peu relié ces deux pôles, conduisant ainsi à une perspective générale plus complexe quant à la métapsychologie de la situation analytique.

II

Je relèverai d’abord que les patients limites ont rendu problématiques deux postulats inhérents à la pratique analytique :

A – Le premier de ces postulats concerne la disjonction « naturelle » entre la mise en œuvre de la méthode, l’action qu’elle implique, et les résultats du « traitement ». Dans la métaphore chimique de Freud, le fait que la méthode reste strictement analytique suppose que de nouvelles synthèses (liaisons) plus harmonieuses se produisent ailleurs, sans que l’analyste ait à s’en préoccuper. La formulation célèbre selon laquelle la guérison – ou le changement espéré – vient de surcroît est un principe d’action : la cohérence de la pratique découle du strict respect de la méthode, qui se trouve constituer le meilleur garant d’effets bénéfiques (dont la Psychanalyse ne saurait bien entendu, en dernier ressort, se désintéresser). De fait, il est relativement courant que pendant et après la cure d’un névrosé, le psychanalyste n’ait que peu à connaître des modifications qui se produisent dans la vie de son patient, en tant que conséquences, toujours indirectes, du processus analytique. On entrevoit cependant que cette discrétion peut devenir symptôme ; et aussi qu’un clivage aussi subtil se trouve apparemment contredit par une recommandation ancienne de la règle d’abstinence : celle qui mettait en garde l’analysant à l’égard d’éventuelles décisions importantes au cours de la cure. En fait, cette recommandation, en reconnaissant l’existence d’un risque (celui d’un acting out de transfert), signifiait bien qu’un tel acte échappait à l’analyse, à l’analyste. Implicitement, elle se référait à un « plus tard », donc au réquisit d’un délai, d’une contention pour la décharge. Si elle nous paraît maintenant désuète, ce n’est pas seulement parce que la durée des cures la rendrait inapplicable ; c’est parce que les patients limites nous ont amenés à mesurer l’ampleur des présupposés métapsychologiques qui rendent soutenable et virtuellement fonctionnel, le différé de l’acte.

De telle sorte que le postulat d’une disjonction à fonction d’étayage entre méthode et résultats, a révélé ce qu’il devait à une première topique fonctionnelle (les représentationnel) et à une événementialité psychique en séance organisée, pour l’essentiel, par le refoulement ; ce qu’il devait, en somme à une organisation psychique franchement névrotico-normale, dans laquelle un « besoin de guérison » est inscrit dans le conflit et soutient sa résolution.

Ainsi la modification psychique in situ – levée du refoulement et acceptation véritable du refoulé – se tra­ duit en différé, hors séance, par une liberté accrue dans la vie et l’action délibérée. A l’examen, la disjonction si essentielle à l’éthique analytique s’avère une modalité macroscopique de la suspension de la représentation de but consciente inhérente à la tentative de mise en œuvre de la règle fondamentale. Cette mise en latence suppose chez l’analysant l’intuition de la temporalité de l’après-coup ; et plus proche de la conscience, une représentation possible de la fin, finitude et finalité. Elle implique l’existence intra-psychique d’un horizon temporel qui est celui de la cure avec fin.

Or les patients limites manifestent souvent une dystemporalisation de l’expérience transférentielle. D’un côté, la rencontre trop adéquate entre l’intemporalité de l’Ics et l’indéfini de la séquence des séances ; la tentation de faire du lien transférentiel (englobant l’analyste et la situation analytique) une « assistance » adynamique, répétitive. De l’autre, réactionnellement, l’acte impulsif d’interrompre, de quitter pour ne pas vivre une fin, faire un deuil. Ce sont les patients limites qui ont inventé l’analyse interminable, celle qui refuse l’inachèvement structurel, ouvert, de la cure.

B – Le deuxième postulat remis en question par les patients limites a trait aux relations du cadre et du processus. D’emblée présent dans l’invention de la situation analytique, ce postulat est celui d’une raison expérimentale liant l’invariance du cadre (séances de même durée, aux mêmes heures, les mêmes jours de la semaine), à la mouvance intelligible du processus. Il implique une première théorie du cadre défini comme un espace-temps privilégié, délimitation entre le pendant-la-séance et le hors séance. À l’abri de ce cadre, la règle fondamentale, à travers les droits et obligations réciproques qu’elle impartit au couple asymétrique, offre la chance d’une mise en sens spécifique. La fonction délimitante du cadre opère donc aussi entre le patient et l’analyste, le cadre se présentant comme matérialisation d’une barrière, d’une instance tierce.

On peut souligner ici aussi que la fonctionnalité du cadre est apparue d’autant plus évidente que les patients névrosés l’utilisent de manière implicite, voire inconsciente. En un sens, ce sont les patients limites qui ont révélé, par défaut, comment l’étayage du processus sur le cadre reposait sur sa quiète et silencieuse négativation. Les réactions paradoxales dans le champ de forces instauré par la situation analytique nous ont amenés à penser de manière plus complexe l’économie et la dynamique des relations entre le dehors et le dedans.

Avec ces patients, on se trouve souvent devant une alternative : ou bien le monde de la séance apparaît clivé du monde extérieur et l’étanchéité de ce cloisonnement semble corrélative d’un appauvrissement du flux vivant des représentations. On peut mesurer ainsi ce que la séance doit pouvoir recevoir, accueillir de la vie extérieure, comme le travail du rêve se nourrit des scènes diurnes ; ou bien, un défaut de délimitation tend à faire se confondre monde interne et monde externe à travers la « réalité » du transfert ; l’analyste ne saurait s’en tenir à ses repères habituels, à une activité interprétative axée sur les faits de parole, en faisant comme si le maintien de sa position avait une portée structurante suffisante. Il apparaît nécessaire de prendre en compte la « construction de l’espace analytique » (Viderman) dès lors qu’elle n’est pas l’effet de surcroît d’une rencontre heureuse.

L’un des principaux problèmes posés est celui de la collusion possible entre le clivage fonctionnel proposé et requis par l’instrumentation analytique, et les clivages structurels inhérents au psychisme des patients limites, avec le poids de dénis qu’ils impliquent. Cette collusion rend imperceptibles ou insignifiants les phénomènes qui les traduisent. À la limite, la situation analytique peut s’avérer propice à l’établissement d’une communauté de déni.

Autrement dit : au lieu que le cadre fonctionne comme le fond uniforme et neutre sur lequel peuvent se découper les mouvements du processus, il peut inclure des « parties » clivées du fonctionnement psychique, au détriment de la dynamique processuelle.

Dès lors que cette implication du cadre s’avère structurelle[1], elle appelle à une complexification de la conception des relations entre cadre et processus, et plus généralement à une théorisation du cadre. Je voudrais simplement souligner qu’un indice significatif de l’intérêt porté par les analystes au cadre et à ses fonctions est l’extrême fréquence avec laquelle les vignettes cliniques ont trait à un incident de cadre. Dans bien des cas, l’alternative pratique se présente ainsi : ou bien l’incident agit de manière sub-traumatique, et alors se trouve interprétativement intégré dans un processus qu’il mobilise ; ou alors, l’incident agit de manière traumatique, et c’est la perspective, la position mêmes de l’interprétation qui sont mises en question, avec parfois la nécessité d’une réponse redéfinissant le cadre ou le modifiant : une telle intervention ne fait sens de manière tiercéisante que si elle est unique, ponctuelle : à l’instar de la fixation du terme opérant, selon l’image de Freud, comme le bond du lion. On sait les effets ravageurs d’aliénation du tourniquet de la scansion agie.

C – Les deux postulats dont j’ai fait valoir la problématisation par les patients limites ont trait à la temporalité et à la topique de la situation analytique. Il est assez naturel que l’autonomie relative de la méthode comme la fonction délimitante du cadre soient bien saisies et utilisées par un patient névrosé chez lequel des processus secondaires assurés – en particulier ceux relatifs aux catégories de l’espace et du temps –, soutiennent le déplacement des processus primaires, la déliaison propre à la régression en séance.

Et il n’est, en somme, pas très surprenant que chez les patients limites, l’incertitude de leurs limites retentisse sur l’investissement du cadre et l’utilisation de la méthode.

L’actualisation-extériorisation du transfert fait que le flottement de la topique interne se prolonge dans celui de la situation qui se voudrait analytique.

Mais la problématisation de deux des postulats fondateurs a une portée générale et utile dans la mesure où toute cure est autant menacée par l’entière conventionnalisation que par la dissolution de ses repères établis. En un sens, l’expérience des situations limites contribue à préserver l’aventure analytique, à élaborer indéfiniment le paradoxe constitutif de la transgression prescrite, de la surprise préparée.

À la limite, tout patient est virtuellement un patient limite, un patient aux limites de l’état analytique si l’on veut bien entendre par là le territoire de la Psychanalyse instituée, et les ·prescriptions qui, inévitablement le définissent et l’organisent.

Cette interrogation ne suppose-t-elle pas la consistance d’une pratique et d’une théorie à partir de laquelle s’évaluent limites de pertinence et pertinence des limites. Il faut donc s’attacher de très près à la rencontre entre ces patients difficiles mais habilités par les entretiens préliminaires – et la situation analytique. Elle est en effet particulièrement aléatoire ainsi qu’en témoigne la fréquence des interruptions rapides, traduisant une inadéquation plus qu’une fuite défensive. Elle est exposée aussi à la création de malentendus qui n’ont pas la signifiance potentielle de l’écart entre le manifeste et le latent de la demande. Le risque est que sous le masque d’une adaptation de surface, se structure et se perpétue une situation en porte-à-faux, une cure « interminable d’emblée » (M. Neyraut).

Il est donc important, avec un patient limite (ou présumé tel), de prêter attention à la manière dont il s’installe dans la situation analytique, dont il investit chacun de ses constituants. Bien entendu, le sens transfèrentiel inconscient de ces modes d’investissement n’est accessible qu’après-coup. Mais cet après-coup suppose une structuration suffisamment cohérente et intelligible de l’ensemble de ce que le patient trouve déjà là, et auquel il donne une configuration d’emblée singulière en se l’appropriant.

Il suffit qu’un élément de cet ensemble rencontre, chez le patient, une incompréhension complète, une zone d’impensable non reconnu pour que la rencontre débouche sur une situation fausse. On pourrait dire aussi pour que le contenant de l’instrumentation perdant la malléabilité qui le rend fonctionnel devienne moule ou chaudron troué.

Ces aléas et ces risques appellent à une approche complexifiée des « débuts du traitement », approche qui suppose de considérer à la fois l’incidence de tout ce qui est déjà là dans la rencontre et ce que le patient en fait. Cette incidence risque d’être particulièrement prégnante avec les patients limites, à la mesure même de ce qu’elle rencontre en eux – pour en soutenir la projection – un surmoi mal impersonnalisé et la tentation d’une idéalisation franchement aliénante des attributs psychanalytiques. D’où l’intérêt de prendre en compte et de favoriser autant que possible une utilisation suffisamment subjectivante de ce qui est offert (et, bien entendu, cette offre inclut ce qui est refusé). On voit que je retrouve ici l’inspiration winnicottienne du « trouvé-créé ».

On peut relever que dans l’usage courant, en parlant de la situation analytique, on ne dissocie guère l’action analytique de la scène où elle se déroule, de l’instrumentation qui la sous-tend. Compte tenu des enjeux particuliers de l’instauration de cette situation avec les patients limites, il me semble plus particulièrement opportun de faire jouer la distinction entre site analytique et situation analysante[2].

  1. – Le site analytique englobe l’ensemble des éléments qui font partie, virtuellement, et selon des modes divers mais voués à se configurer, de l’instrumentation analytique.

On a entrevu la solidarité qui fait la complémentarité fonctionnelle ou moins fonctionnelle, entre le cadre, le dispositif, et la méthode. En un sens, il est inévitable d’y adjoindre l’analyste comme objet fonctionnel (analysé et apte au contre-transfert), sa/la théorie de référence (avec la capacité de sa mise en latence), un fragment du champ inter-analytique (l’institution comme lieu structurel de supervision), et enfin la représentation socioculturelle, plus ou moins idéologisée de la Psychanalyse.

Chaque mise en œuvre d’une cure implique l’actualisation d’un site (tel patient avec tel analyste de telle formation avec tant de séances, etc.).

  1. – La-situation analysante est le fruit d’une rencontre suffisamment réussie entre le patient et le site : elle suppose l’introjection minimale et harmonisée des ressources du site. Le problème posé par les patients limites prend souvent la forme d’un investissement syncrétique, confus du site, à partir duquel la situation analysante reste lacunaire, précaire, dépourvue en partie de la trajectoire dynamique qu’elle doit aux conditions mêmes de sa création.

[1] Cf. J. Bleger, Symbiose et ambiguïté, PUF.

[2] Cf. « Le divan bien tempéré», PUF, 1996.