L’enfant modèle
Présentation du numéro
Siggi, un enfant en or.
L’enfant modèle… C’est la première fois qu’un numéro de la Rfp est entièrement consacré à ce thème. En effet, il nous a paru nécessaire de le mettre au travail, à un moment où le modèle de la psychanalyse est de nouveau relancé dans ses contradictions, remis en cause dans les institutions soignantes, qu’elles s’occupent des traitements d’enfants, d’adolescents ou d’adultes.
L’enfant modèle, dans le langage courant, évoque le monde de la Comtesse de Ségur où les petites filles comme Camille sont « bonnes, gentilles, aimables », entièrement soumises aux injonctions éducatives des adultes pour lesquels elles sont un constant « faire-valoir ». La jeune Sophie, animée par la curiosité infantile, cède à ses pulsions « sadiques », échappe à cette forme de dressage. Elle se révèle enfant modèle de la première topique, polymorphiquement perverse, pétrie d’agressivité, de sauvagerie, menteuse, voleuse, elle rejoint la deuxième topique lorsque la détresse s’abat sur la petite fille de 4 ans, la répétition traumatique de la séparation et de la perte de l’objet s’ajoutent à cette complexité qui illustrent les différents chemins empruntés par le sexuel infantile (André, 2018).
Quel serait le prix à payer pour être un enfant modèle ?
Pierre Bourdier (1972) s’intéresse justement à l’hypermaturation des enfants de parents malades mentaux, contraints dans leur développement de s’accrocher à la réalité objective que leurs parents ont perdue de vue. Michel Fain (1974) met en avant l’impératif de prématuration qui déclenche la mise en jeu de défenses précoces pour mettre à l’écart les sources d’excitations non métabolisables, venant autant d’un environnement inadéquat que des exigences de la pulsionnalité non contenues par l’objet. Michel Ody (2013) signale le développement cognitif prématuré des enfants précoces pour éteindre une pulsionnalité qui réveille chez la mère des mouvements incestueux intolérables…
L’enfant modèle, dans un autre sens, c’est celui qu’a construit la psychanalyse… Il y a quarante ans, en 1979, dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse, André Green faisait part de ses interrogations, de ses craintes concernant l’évolution de la psychanalyse contemporaine, des voisinages incertains de celle-ci. Les multiplicités du modèle de l’enfant dans la psychanalyse faisaient dire à André Green : que faire de l’enfant que Freud a mis dans les bras des psychanalystes ?
L’enfant, comme modèle épistémologique de la psychanalyse, est-il à différencier des autres modèles, de l’enfant de l’observation, du développement ? De l’enfant modèle imaginaire ? Voire de l’enfant neuronal ? L’enfant « hyper »… actif, l’enfant « dys » ne sont-ils pas aussi confrontés à tous ces modèles plus ou moins implicites…
Faut-il que les psychanalystes d’enfants, sollicités de plus en plus pour la relance de la croissance psychique de l’enfant modèle aux prises avec l’assignation à l’hyper adaptation, puissent conserver la liberté de penser, d’écouter en séance la métapsychologie des processus ? L’enfant comme modèle de la psychanalyse exige-t-il un retour à son épistémologie, qu’il s’agit de clarifier, de réaffirmer, de réinitialiser dans sa cohérence, à un moment de l’histoire où les mots anciens peuvent trouver des sens nouveaux ? (Kahn, 2018).
On trouve dès les Trois essais (1905d) la critique de Freud concernant la négligence de l’infantile au profit de la préhistoire des ancêtres, de l’hérédité dominante à l’époque. Freud doit à Hans (5 ans) d’avoir pu construire les mécanismes de défense de la phobie (1909b), structure dont on retrouvera plus tard les principaux éléments à travers les développements qu’en fera Lacan (1957). C’est en interrogeant l’enfance de Léonard (1910c) qu’il fera apparaître la constitution des sublimations et c’est en regardant son petit-fils Ernst qu’il découvre la portée du jeu de la bobine (1920g). Si l’on met en perspective les récentes découvertes sur la génétique et l’épigénétique, le débat est sensiblement relancé sur ces relations tumultueuses entre hérédité et sexualité infantile… Avec la récente (début du xxie siècle) possibilité d’éditer le génome, et l’épigenèse qui met elle aussi de mieux en mieux en lumière le rôle de l’environnement dans l’expression des gènes, l’idée de l’enfant « parfait » débarrassé dès avant sa naissance des maladies héréditaires conduirait-elle à choisir les critères du bébé modèle ? La place et la fonction de l’objet dans la construction psychique pourraient-elle relancer les mouvements d’emprise ? (Denis, 1992).
Or c’est bien la psychanalyse de l’enfant qui a contribué à révéler les nombreuses mises en lien, du corps à la pensée, ce qui a permis chez l’adulte, dans l’analyse de l’après-coup, de qualifier la nature de l’inscription de ces mouvements primitifs entravant la construction des triangulations œdipiennes.
L’enfant comme modèle de la psychanalyse n’est pas tout à fait le même selon les courants psychanalytiques, du fait de l’évolution et l’approfondissement de la pensée psychanalytique au fil des décennies. Citons les principaux, anna-freudien, ferenczien, kleinien, winnicottien, malherien, lacanien, bionien, tustinien ; chacun de ces courants construit en filigrane son enfant modèle et ses techniques du maniement du transfert. L’hétérogénéité du modèle demeure d’actualité… Est-ce que le sexuel infantile, ses intrications et ses désintrications (Ribas, 2017) constitueraient une invariance qui pourrait tenir lieu de terre natale ?
Retrouver ces différences, comme ces similitudes, permet de relancer les éclaircissements, applications et orientations (Freud, 1932) concernant la psychanalyse d’aujourd’hui. Parmi ces différences, on peut retenir des modes singuliers de traitements du transfert et particulièrement du transfert négatif (Green, 1990), du traitement du trop d’excitation menant aux pertes des limites (Mises, 1980), sources potentielles de désorganisations psychiques, somatiques, entravant les processus de pensée (Fain, Kreisler, Soulé, Szwec). Les difficultés à entrer en latence (Denis, 2011 ; Guignard, 2010), à organiser le refoulement, affectent l’économie de l’enfant et de sa famille, qui cherche de plus en plus rapidement des diagnostics modèles. Serait-ce sous l’effet d’une « culture de l’accélération » caractéristique de l’expérience actuelle de la modernité ? (Rosa, 2013).
Les changements technologiques ont toujours amené des transformations psychiques. Comment le modèle de l’enfant en psychanalyse peut-il contribuer davantage à penser cette accélération des modes d’investissements de la vitesse du traitement des sensations et des affects, en mal de représentations du tiers ? Les voies d’expressions privilégiées sont souvent l’attaque du corps propre ou celui de l’autre, particulièrement à l’adolescence où les remises en question du moi et ses identifications sont si sensibles, la recherche d’instances autoritaires serait-elle une parade aux processus de changement pas suffisamment intériorisés ? (Lagache, Diatkine, Cahn, Cialvaldini). À l’inverse, l’injonction à être un enfant modèle dans l’emprise d’un environnement totalitaire incarne l’avenir, le culte de l’idéologie dominante. Faut-il pour survivre que l’enfant modèle se dédouble, se dissocie ?
Un enfant modèle oublié est celui de la psychose infantile, perdu dans les méandres des nouvelles classifications, on le rencontrera rarement. Souvent confondu avec l’enfant autiste ou gravement dysharmonique, comment la psychanalyse peut-elle contribuer à réfléchir à ces mutations cliniques ou nosographiques ? Est-ce que l’approfondissement des mécanismes de l’introjection du sadisme primaire ou de leurs non-intégrations pourrait être source de nouvelles lectures ? Tout comme Melanie Klein pour le jeune Dick avait douté du diagnostic de démence précoce, ce qui l’a orientée sur le chemin des dépressions de l’enfance, des états maniaco-dépressifs.
Un des courants de la psychanalyse française a été incarné à divers titres par Serge Lebovici. En collaboration avec René Diatkine (1954), il a exploré les fantasmes originaires chez l’enfant, confirmé leur vivacité profonde, aussi bien chez l’enfant que chez l’adulte, organisateurs de l’économie psychique. Les fantasmes originaires gardent-ils leur invariance malgré les nouvelles parentalités ?
Un air de liberté pour l’enfant modèle de la psychanalyse fut apporté par Winnicott dans l’analyse de la découverte d’une troisième aire, celle du jeu, de la nature de ses projections, de l’investissement de l’intermédiaire, du transitionnel comme espace de création, potentiellement à l’abri des incursions de l’environnement. C’est aussi en interprétant le jeu et ses distorsions que Winnicott reconnaît chez l’enfant, mais aussi chez l’adulte déjà étudié par Helene Deutsch (1934) l’enfant modèle qui cache à travers une parfaite soumission des clivages profonds de l’intégration du self. Le faux self est un masque qui permet de survivre au désespoir, de réprimer des affects qui ne sont pas en mesure de se lier aux représentations. Quels regards novateurs sur le jeu et ses distorsions pourraient apporter les psychanalystes d’enfants à propos de la compréhension des difficultés à organiser le jeu et ses vérités ? Les jeunes générations d’analystes d’enfants, d’adolescents, d’adultes seront-elles conduites à puiser dans les archives du mouvement psychanalytique pour se saisir des enjeux du passé au service des enjeux actuels et de leur avenir ? Continuer le chemin de la connaissance de l’enfant modèle de la psychanalyse (Soulé, Lebovici) devrait-il s’articuler entre la rencontre psychanalytique avec l’enfant, ses espaces de jeux et la rencontre chez l’adulte des traces de l’infantile, redécouvertes dans l’ombre de l’amnésie infantile et du transfert ? Comme le rappelait J.-B. Pontalis en 1979, l’écart fait jeu : il y a souvent un couloir entre la chambre des parents et la chambre des enfants, les enfants adorent jouer dans les espaces intermédiaires, mais pas tous… Ou bien ils l’ont oublié lorsqu’ils sont devenus grands…
Pascale Navarri
Hélène Suarez-Labat
Références bibliographiques
André J., « L’enfant de la psychanalyse », Annuel APF 2018/1 : p. 11-12 DOI 10.3917 /APF 181.0011
Bourdier P. (1972). L’hypermaturation des enfants de parents malades mentaux : problèmes cliniques et théoriques. Rev Fr Psychan 36 (1).
Cahn R. (2002). L’Adolescent dans la psychanalyse. Paris, Puf.
Ciavaldini A. (2005). L’agir : un affect inachevé. Dans L’Affect. Paris, Puf, « Monographie de psychanalyse ».
Denis P. (2011). De L’âge bête, la période de latence. Paris, Puf.
Deutsch H. (1933-1970). Un type de pseudo-activité (« Comme si »), Les « comme si » et autres textes. Paris, Seuil.
Diatkine R. (1994). L’enfant dans l’adulte ou l’éternelle capacité de rêverie, Rev Fr Psychan 53 (3) : p. 641-648.
Freud S. (1905d/2006). Trois essais sur la théorie sexuelle. OCF.P, VI. Paris, Puf.
Freud S. (1909b/1998). Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans. OCF.P, IX : 1-130. Paris, Puf.
Freud S. (1910c/1993). Un souvenir de Léonard de Vinci. OCF.P, X : 83-164. Paris, Puf.
Freud S. (1920g/1996). Au-delà du principe de plaisir. OCF.P, XV. Paris, Puf.
Freud S. (1932/1989). Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse. Paris, Folio Essais.
Green A. (1979). L’enfant modèle. Nouv Rev Psychan 19.
Khan L. (2018). Ce que le nazisme a fait à la psychanalyse. Paris, Puf.
Kreisler L., Soulé M., Fain M. (1974). L’enfant et son corps. Paris, Puf.
Lacan J. (1957). La relation d’objet et les structures freudiennes. Bull Psychol.
Lebovici S., Diatkine R. (1954). Étude des fantasmes chez l’enfant. Rev Fr Psychan 18 (1) : p. 108-159.
Ody M. (2013). Le psychanalyste et l’enfant, de la consultation à la cure psychanalytique. Paris, In Press.
Pontalis J.-B. (1979). La chambre des enfants, Nouv Rev Psychan 19.
Ribas D. (2017). Les déliaisons dangereuses, Paris, Puf.
Rosa H. (2013). Accélération, une critique sociale du temps. Paris, La Découverte.
Rostopchine S. Comtesse de Ségur. (1858). Les Malheurs de Sophie. Paris, Hachette, « La bibliothèque rose ».
Szwec G. (1993). Les procédés autocalmants par la recherche répétitive de l’excitation. Rev Fr Psychosom 4.
Thorez P. (1982). Les enfants modèles. Paris, Lieu commun.
Winnicott D.W. (1971). Jeu et Réalité. Paris, Puf.
Éditorial
Modèles et écarts
Enfant modèle ou modèle de l’enfant ? En 1979, dans un article de la Nouvelle Revue de Psychanalyse qui a fait date, André Green écrivait que « … le modèle de l’enfant en psychanalyse sera et restera de l’ordre du mythe indispensable … ». Quarante ans plus tard, les auteurs de ce numéro interrogent l’évolution de la théorisation et ces enfants qui l’illustrent, intéressant autant la psychanalyse de l’enfant que celle de l’adulte. S’agit-il pour autant des enfants modèles de la psychanalyse ?
Et si l’art présente aussi quelques enfants modèles, depuis Le petit prince de Saint-Exupéry jusqu’aux représentations picturales d’enfants sages, ou aux destinées de musiciens célèbres, quelle souffrance le souci de conformité de l’enfant modèle dissimule-t-il ? C’est ce que la clinique contemporaine cherche à éclaircir chez les enfants d’aujourd’hui. C’est aussi depuis sa riche expérience clinique que Geneviève Haag se penche sur une série de photographies réalisées par Marc Pataut et exposées récemment au Musée du Jeu de Paume à Paris.
Enfin, après les modèles de formation à la psychanalyse auxquels nous avons consacré un dossier en 2019, nous proposons dans ce numéro un deuxième volet consacré à la transmission et au désir d’être analyste.
Sommaire
Éditorial : Modèles et écarts
THÈME : L’ENFANT MODÈLE
Rédacteurs : Pascale Navarri, Hélène Suarez-Labat
Coordination : Isabelle Martin-Kamieniak
Pascale Navarri, Hélène Suarez-Labat : Argument
Pascal Quignard – Qu’est-ce qu’un enfant ?
Y a-t-il un modèle de l’enfant dans la psychanalyse ?
Michel Ody – De l’évolution de la notion « L’enfant modèle »
Samuel Lepastier – Lorsque l’enfant paraît, la sexualité infantile disparaît
Gilbert Diatkine – Un modèle de la cure d’enfant
Les enfants modèles de la psychanalyse
Jean-Yves Tamet – Présences de Hans
Marie Lenormand – Hans, Sammy, Richard, Dominique, Carine, Gabrielle et les autres
L’art de l’enfant modèle
Emmanuel Pernoud – Le papillon et la fumée de cigare – Sur une peinture de John Singer Sargent
Anne Sophie Bourdaud – Désir et prémonition de l’enfant modèle musicien
Sarah Toubé et Céline Barriol – Le Petit Prince ou la mélancolisation de l’enfant modèle
Cliniques contemporaines de l’enfant modèle
Christine Anzieu Prémmereur – Questions d’origine et d’identité chez l’enfant d’aujourd’hui
Catherine Weismann Arcache – L’effet de serre en clinique infantile
Cécile Marcandella – Trois enfants dans la tourmente du cancer de leurs parents
DOSSIER : DEVENIR PSYCHANALYSTE, TRANSMETTRE LA PSYCHANALYSE
Kalyane Fejtö, Michel Picco – Introduction
Alain Gibeault – Devenir psychanalyste : analyse d’un désir
Claude Barazer – L’institution en creux
Daniel Zaoui – La supervision et le projet de devenir analyste
Leopoldo Bleger – L’idéal et le transfert dans la formation des psychanalystes
Jean-François Chiantaretto – L’intranquillité de l’analyste chercheur en position d’enseignant chercheur
Chantal Baldacci – La psychanalyse peut-elle encore faire partie de la formation d’un psychiatre ?
RECHERCHES
Valerie Ji-Sook Burnet – Le travail du féminin dans l’intimité de la relation psychanalyste-psychanalysant ou la découverte de l’étrange nouveauté de l’autre
HISTOIRE DE LA PSYCHANALYSE
Anne Ber-Schiavetta – Histoire de la psychanalyse, histoire des sciences. Renouvellements et convergences
REVUE DES SCENES
Geneviève Haag – Exposition Marc Pataut
REVUES
Revue des livres
Dominique Cupa – Le complexe de Josiane de Michel Granek
Thomas Rabeyron – Transformational processes in clinical psychoanalysis dreaming, emotions and the present moment de Lawrence J. Brown
François Richard – Neuf lettres sur la dissonance sexuelle de Gilberte Gensel
Isaac Salem – En scènes dans le psychodrame de Roger Perron
Revue des revues
Michel Sanchez-Cardenas – Lu dans l’International Journal of Psychoanalysis 1 et 2, 2019
Benoit Servant – Étranger, Étrangeté. Psychanalyse et Psychose 19, 2019.
Visuel d’ouverture:
Bianca de Medici, Angelo Bronzino
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