Le temps du désespoir
Texte de René Roussillon, extrait de « Agonie et désespoir dans le transfert paradoxal », publié dans André J. (dir.) Le temps du désespoir : 67-96. Paris, Puf, 2002.
[…] Pour terminer j’aimerais maintenant présenter le modèle, reconstruit à partir des spécificités des conjonctures transférentielles que je viens de décrire, de la genèse des états de désespoirs « absolus », d’agonie, qui me sont apparus comme déterminants dans les cliniques du transfert paradoxal évoqué[1]. C’est un modèle du traumatisme « primaire », un modèle du traumatisme qui affecte la construction première du lien à l’objet et du « contrat narcissique d’attachement[2] » qui doit alors se mettre en place.
L’inévitable point de départ clinique d’une conception psychanalytique doit être le sujet aux prises avec une motion pulsionnelle ou une première forme d’excitation pulsionnelle. C’est toujours cette problématique qui vectorise le raisonnement et le sens de son déploiement.
Face à une poussée pulsionnelle, le sujet, quelle que précoce que soit son organisation, tente de traiter celle-ci à l’aide des moyens dont il dispose, selon les temps: hallucination de la satisfaction, auto-érotisme, premières formes de symbolisation, évitement primaire si les « solutions » premières ne sont pas efficaces. Le modèle traumatique suppose que cette première « batterie » de moyens ne suffit pas ou est inadéquate au traitement de l’excitation, parce que débordée par l’intensité de celle-ci.
Cet échec, échec des « réponses » internes, des ressources internes, met le sujet dans un état de détresse. Je spécifie l’état de détresse par l’échec des ressources « internes », je le différencie des états psychiques qui résultent aussi de l’échec des ressources externes qui impliquent l’objet. L’état de détresse est un état d’impuissance vécu, de déplaisir, c’est un état de manque s’il comporte en plus la préconception d’un objet de recours, un état d’espoir, ne fût-il que vaguement déterminé. L’état de détresse combiné à la préconception d’un objet de recours produit un état de manque, qui est aussi un état d’attente et d’espoir en rapport avec cet objet.
Si l’objet « créé » et ainsi appelé par le manque se présente au rendez-vous de la préconception, si donc l’objet est « trouvé » ou trouvable, s’il se laisse rencontrer ou se prête au besoin du sujet non encore différencié de son désir – les premiers représentants psychiques de la pulsion ne différencient pas la représentation de l’affect, ni le besoin du désir –, la motion pulsionnelle trouve satisfaction. Le sujet perçoit dans l’objet rencontré, qu’il soit alors découvert comme objet extérieur ou pas, l’objet de son manque ou un objet insuffisamment apparenté à celuici pour être considéré comme l’objet du manque. Selon l’expression de D. Stern l’objet peut, ou pourra, alors devenir « un autre régulateur de soi », avec lequel pourra potentiellement s’établir un« contrat narcissique ». L’objet sera reconnu comme objet du manque, comme l’objet dont le sujet manque, comme l’objet dans lequel il place son espoir. C’est dans le défilé progressif de cette construction du lien premier que le travail de séparation différenciation prendra son sens, que l’expérience de détruit-trouvé[3] pourra prendre le sens d’une découverte de l’extériorité de l’objet, et ouvrira à l’organisation du conflit d’ambivalence, et à celle, générale, de la conflictualité psychique. L’objet est devenu un objet d’attachement et un objet d’investissement érotique. Sur ce fond, tendresse de l’attachement et passion de l’érotique devront apprendre à se différencier.
Ce qui nous importe plus est ce qui se passe quand l’objet n’est pas au rendez-vous de la préconception de l’objet du manque, pas au rendez-vous de la détresse intriquée à la préconception ou à la proto-représentation de l’objet issue des revendications de la motion pulsionnelle primitive. La clinique des états narcissiquesidentitaires impose de préciser comment l’objet n’est pas au rendez-vous de l’attente de l’enfant, comment il « déçoit » l’attente, comment il s’absente du contrat narcissique potentiel, comment il rend celui-ci inutilisable : il se montre inconstant, ou inatteignable, indisponible, insaisissable, insensible… La qualité particulière de l’éprouvé de désespoir qui en résultera dépendra assez précisément des conditions de l’échec de la rencontre apaisante et « satisfaisante ». Le désespoir concerne toujours l’état qui accompagne l’agonie psychique impliquée par le maintien prolongé d’un état de manque sans satisfaction, par un état de manque qui « dégénère » alors en état agonistique, par la rencontre avec ce qui, pourtant préconçu, n’advient pas. Le désespoir résulte de l’éprouvé agonistique, de l’éprouvé de l’échec de la satisfaction, il résulte des modalités de rencontre avec un objet « inutilisable » comme objet de recours, inutilisable parce que ne présentant pas la « conjonction constante d’éléments » (Bion), ou suffisamment constante, qui rend l’objet « utilisable ». Mais il ne se résume pas dans l’éprouvé de l’expérience agonistique.
L’expérience agonistique produit un éprouvé extrême, sans fin, sans issue, sans représentation, sans recours, ni interne ni externe, elle ne produit un état de désespoir absolu que si le sujet s’attribue objet et cause de l’état agonistique, que s’il tente d’échapper à l’agonie par le déni de ce qu’elle doit à l’échec de la rencontre avec l’objet, avec cet objet-là, cet objet premier et prototypique, que s’il devient désespoir de soi, mélancolie, déni du manque de l’objet, à travers sa forme dégénérée, que s’il devient désespoir « narcissique ».
Plus tard, secondairement, le désespoir se cherchera des causes au-dehors, il« projettera » vers l’autre, vers les autres et leurs failles, sa raison d’être, il tentera de retrouver au-dehors sa causalité première, mais sur fond de défense contre la conviction première et fondamentale du désespoir de soi. L’expérience montre que tant que ce fond « narcissique » du désespoir n’est pas atteint, toute tentative d’externalisation est vouée à l’échec à plus ou moins long terme, qu’elle s’apparente aux « réparations » inefficaces que nous avons évoquées plus haut, qu’elles ne se fondent que sur le déni du fond de culpabilité primaire, du mal premier implanté au cœur de l’être par la marque de l’agonie et de son auto-affectation narcissique. Mais à l’inverse la technique psychanalytique qui fait de la nécessité de l’intériorisation son emblème d’exercice est aussi en collusion avec le postulat narcissique mortifère qui veut que tout ce qui se trouve en soi trouve sa raison d’être en soi et en soi seul.
[1] R. Roussillon, Agonie et désespoir dans le transfert paradoxal, Paris, Puf, « Petite bibliothèque de psychanalyse », 2002, p. 91-95.
[2] Cette formule est construite à partir de la notion de « contrat narcissique » proposée par P. Aulagnier, mâtinée de la référence au fait que cette notion me semble recouvrir l’un des aspects essentiels de ce qu’on appelle l’attachement.
[3] 1. Cf. R. Roussillon, Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, PUF, 1991.