L’art de Sigmund Freud et son impact transgénérationnel
Jane McAdam Freud
Introduction
Le regard de Freud ne cesse de résonner : il se transforme en une « vie après la mort » qui nous demande de re-voir ce qui est là, de retourner aux fondements en quelque sorte. Freud a interrogé la rationalité de l’esprit humain, qui a son fondement dans l’histoire de la philosophie occidentale. Le regard de Freud, ses pulsions, son trajet et son écho continuent d’avoir un impact chez les membres de sa famille dans les veines desquels son sang continue de couler.
Lorsqu’on examine la curiosité sans fin d’un individu aux multiples talents, nous trouvons un esprit créatif exprimant une vision unique du fonctionnement global de l’autre « animal humain » ; « huminal » ou en fait « animain ». Freud est le « père » incontesté de la psychanalyse et sa vision poursuit son parcours difficile ; à la mode ou démodé, Freud est toujours là, présent ; aimé ou haï, on ne l’arrête jamais.
Il n’est pas surprenant que Freud se soit comparé à Léonard de Vinci. Freud était lui-même une sorte d’homme de la Renaissance de son temps, comme De Vinci l’a été à son époque. Ils avaient tous deux une vision très large, allant au-delà de la séparation entre les arts et la science, avec fluidité et peut-être (certainement dans le cas de Freud) étaient-ils mus involontairement par une curiosité audacieuse associée à une curieuse capacité
Le regard esthétique de Freud – Art et illustration
L’obsession de Freud à considérer la psychanalyse comme une science et à éviter toute référence à l’art ne nous empêche pas d’apprécier sa prose et ses qualités artistiques. Quand nous lisons ses textes, nous pouvons nous rendre compte qu’il était un écrivain naturel, il était un homme de lettres, manifestement un excellent écrivain et on peut voir les éloquentes descriptions de ses théories comme des œuvres d’« art conceptuel ». Lesley Chamberlain parle en fait de Freud comme d’un « artiste secret » (Chamberlain, 2000). Elle décrit la façon dont Freud a mené à bien l’exploration de la structure dynamique de l’inconscient comme une œuvre d’art importante.
Bien qu’il soit resté fidèle aux sciences, Freud admirait les artistes pour leur accès intuitif à l’inconscient. Il disait que « l’artiste peut choisir d’apporter des changements au matériel inconscient en transformant ses fantasmes personnels en quelque chose d’acceptable pour l’appréciation du public[1] », ou encore que « les écrivains sont de précieux alliés […] car ils connaissent d’ordinaire une foule de choses entre le ciel et la terre dont notre sagesse d’école n’a pas encore la moindre idée. Ils nous devancent beaucoup, nous autres hommes ordinaires, notamment en matière de psychologie, parce qu’ils puisent là à des sources que nous n’avons pas encore explorées pour la science ».
Freud a ouvert un nouveau sujet, l’inconscient individuel, auquel les artistes pouvaient se référer et avec lequel ils continuent en fait de travailler aujourd’hui. L’idée de l’inconscient a révolutionné la façon dont nous pensons l’art en général. Freud a lui-même refoulé son génie artistique, mais son chef-d’œuvre, et j’irais même jusqu’à parler de son « chef-d’œuvre artistique », L’Interprétation du rêve, nous permet de comprendre que Freud était capable de faire exactement la même chose que ce à quoi, pour lui, les artistes parvenaient, c’est-à-dire à transformer le matériel inconscient via l’objet (« l’objet d’art »).
Sigmund n’était pas seulement un savant et un précurseur involontaire de l’art conceptuel, mais aussi un illustrateur médical de talent. Son importante collection de dessins a en effet été exposée à New York en 2006 pour célébrer les 150 ans de sa naissance en 1856[2]. Je trouve fascinant que Sigmund Freud ait tant et si bien dessiné. En 1876, Freud travaille à l’Institut d’Anatomie comparée et une bourse de recherche lui a été attribuée pour travailler au Laboratoire de zoologie marine de Trieste, où il a fait des milliers de dessins détaillés dans le cadre de ses recherches sur les organes reproducteurs des anguilles. En 1879, il fait la découverte inspirante que les organes lobés de l’anguille en formation, appelés testicules, sont liés à son système nerveux en développement.
Il a peut-être d’abord observé ce recoupement entre le physique/sexuel et le mental/hystérique, la poussée et la libération en quelque sorte, qui se manifeste à travers les connexions dans la formation du corps dès le début. Pour les théoriciens freudiens, il va maintenant de soi que le développement psychosexuel est l’élément central de la théorie psychanalytique de la pulsion sexuelle.
Les dessins de Sigmund étaient remarquablement détaillés et conceptuels[3]. Il a sans doute été un illustrateur talentueux et on trouve un certain nombre de ses illustrations médicales dans le livre de Gamwell et Soames (2006) qui montre une sélection de ses dessins et schémas neurologiques de l’esprit choisis parmi l’importante collection montrée à l’Académie de Médecine de New York la même année.
Les deux dessins ci-dessus comptent parmi mes préférés. Le sentiment de l’espace y est palpable ! Les dessins sont parfaitement composés et offrent une qualité minimale difficile à atteindre même pour les meilleurs artistes. Ils se présentent en tant qu’œuvres accomplies et imposantes à part entière, en dehors de leur fonction d’illustrations. Freud aurait pu faire carrière comme illustrateur médical, mais il était mu par quelque chose d’autre. Depuis le tout début, il a vu, entendu, vécu les vies intimes des autres, de ses proches. Regarder et écouter ce qu’il pouvait y avoir là lui est devenu « familier ». Peut-être cette familiarité l’a-t-elle poussé à répéter cela – à écouter intentionnellement et à apprendre à connaître à la fois son propre monde intérieur et celui des autres. Cela a sans doute été pour lui une question de survie de l’esprit d’être capable d’appréhender (si jeune) quelque chose des motivations des autres. Comment un jeune esprit impressionnable peut-il appréhender la totalité de la vie qui se déroule dans une petite pièce sans se développer ou s’effondrer ?
Sigmund était sûr de sa place de préféré auprès de sa mère, mais leur relation était ambivalente. Sa cousine Sophie Freud dit qu’« il voyait sa mère chaque dimanche au moment du déjeuner et qu’il avait chaque fois mal à l’estomac ». La mère de Sigmund était largement indisponible pour lui pendant de longues périodes de son enfance, parce que enceinte, en deuil, ou allaitant, tandis que sa nourrice était chargée de s’occuper de lui.
Aussi bien Freud que De Vinci ont été soudain séparés d’un maintien « maternel ». À travers l’étude de l’expression sublimée de cette expérience traumatique chez Léonard, Freud a peut-être pu explorer indirectement l’événement similaire dans sa propre vie.
En plus du trauma de la disparition soudaine de sa nourrice, Sigmund a également eu deux belles-mères (les deux ex-femmes de son père) à observer. Il y a eu en tout quatre figures « maternelles » dans sa famille. Je réfléchis sur les relations de Freud avec sa mère et sur le début de sa vie exactement comme il a lui-même exploré la petite enfance de Léonard et sa relation à sa (ses) mère(s). Dans son analyse du tableau de Léonard de Vinci, La Vierge à l’Enfant avec Sainte-Anne,Freud suggère que ces deux figures féminines (qui, je le note, ont un bras en commun et le tendent toutes deux vers l’enfant) symbolisent les deux mères de Léonard, sa mère biologique et sa belle-mère. (Je remarque également que la figure de Sainte-Anne, inexplicablement plus grande que celle de la Vierge fonctionne bien, comme dispositif, si les deux figures ont un bras en commun.) Il semble que l’art ait aidé Freud. Il se peut que l’art ait mis en mouvement sa propre voix artistique refoulée, qui s’est manifestée à travers ses activités de collectionneur.
Ce que l’on trouve dans la maison de Freud, c’est ce qu’il voyait et avait l’habitude de voir dans son enfance. De nombreuses figures. Jeune, Freud voyait de nombreux membres de sa famille autour de lui et lui-même et Martha ont eu à leur tour six enfants.
À Vienne, une fois ses frères et sœurs devenus adultes, Freud a conservé ces nombreuses figures autour de lui, peut-être pour remplacer la nichée manquante. Il collectionnait les objets par deux ou en groupes, s’assurant ainsi le renfort d’un « deuxième » exemplaire d’une antiquité particulière. Une sauvegarde en cas de perte ? J’ai remarqué pendant ma résidence au Musée Freud qu’il les avait placés comme des installations conceptuelles autour de son bureau. Par exemple, la Grèce (Aphrodite) et Rome (Vénus) se faisaient face à chaque extrémité du manteau de la cheminée ; une disposition que l’on retrouve dans la maison de son petit-fils Lucian, qui place ses propres objets ornementaux sur la cheminée.
En travaillant à côté des près de 3000 antiquités que Freud a collectionnées dans sa vie, j’ai glané plusieurs choses à propos de mon arrière-grand-père et de son amour pour ces objets. En même temps qu’il désirait collectionner plus d’un exemplaire de chaque objet, il les disposait également sur son bureau de telle façon qu’il ne lui restait que très peu de place pour écrire et étaler ses livres.
Ces objets semblaient fonctionner comme un public ou un groupe de collègues. J’ai lu qu’il en prenait souvent un avec lui pour dîner, comme un invité spécial. Il traitait ses objets comme des instructeurs choyés, lui donnant des idées sur la vie et ses origines. Ces objets venaient de l’Orient, de Rome et de Grèce, mais principalement d’Égypte. Cette obsession égyptienne a peut-être été influencée par ses expériences précoces des images dans sa Bible illustrée de Philippson, mais aussi par ses visites fréquentes à l’église catholique de Pribor. Il a sans doute vu sa nourrice catholique faire le signe de la croix devant ces statuettes. À un âge aussi impressionnable, cela a dû avoir un impact sur l’imagination du petit Freud. L’autorité attribuée à l’inanimé nourrit en effet l’imagination des jeunes enfants qui sont aussi impressionnés par les figures irréelles que par les figures réelles dans le cercle familial.
Plus tard, quand il a collectionné ses antiquités, ce sont principalement des statuettes qu’il a acquises. Une source d’inspiration pour lui, mais qu’il en ait collectionné un si grand nombre nous dit combien il s’intéressait aux objets ; en fait, il s’intéressait à la sculpture faite par les anciens qui s’en servaient pour leurs rituels et leurs ruses involontaires. Il cherchait à connaître les raisons et les origines de nos croyances et de nos mœurs. Il regardait ce que nous avons refoulé et pourquoi. En résumé, il était fasciné par ce qui est caché, ce que nous cachons (refoulons) et à l’inverse, ce dont nous nous cachons.
Il collectionnait des animaux et des figurines – à la fois l’homme à la tête d’oiseau et l’oiseau à la tête d’homme. Nommer ces objets l’a peut-être aidé à développer sa capacité à regarder les choses de différents points de vue.
Ses figurines de « Gardien » grimaçant nous amènent à approfondir notre réflexion sur le « rôle ».
Je pense que les premières années de la vie de Freud comptent également pour beaucoup dans son désir de collectionner des antiquités. Il attribuait à ses nombreux dieux (des antiquités) une certaine autorité, parlant à travers ces antiquités de ses théories, exactement comme sa nourrice attribuait de la vie et de l’autorité à des objets inanimés – ce à quoi Sigmund assistait lors de ces trois visites hebdomadaires à l’église. Elle s’inclinait et parlait (dans un langage de signes, faisant par exemple le signe de la croix) devant les figures de Marie et de Jésus, envers lesquelles elle manifestait le plus grand respect. De plus, le principal objet d’adoration dans l’église Notre-Dame-de-Freiberg, dédiée à la Nativité, (comme cela est implicite dans son nom) est la statue de Marie – la mère de Dieu, notre mère universelle symbolique, dont j’ai trouvé deux versions à l’occasion d’une visite récente.
La fascination de Freud pour le tableau de Léonard de Vinci, La Vierge à l’Enfant avec Sainte-Anne, que Sigmund décrit comme représentation symbolique des « deux mères » de Léonard, revêt également ici une certaine importance en cela que Sigmund à la fois collectionnait et montrait souvent ses objets bienaimés par deux, parfois encadrés ensemble comme le montrent ces fragments de relief ancien.
Il se peut que l’expérience intime précoce de Freud – celle de vivre dans une extrême proximité des autres dans une petite pièce – joue également un rôle important dans la sensibilité physique de Freud sur le plan artistique, c’est-à-dire sa prédilection pour le tridimensionnel – l’objet. Il a montré une préférence marquée pour ce qui est fabriqué, pour ce que l’on peut tenir dans ses mains ou toucher, c’est-à-dire qu’il avait, dans sa riche collection, choisi la sculpture plutôt que la peinture. Pour la plupart, ces antiquités étaient petites, des objets avec lesquels une intimité se crée, que l’on peut tenir et faire tourner dans la main, avec lesquels se connecter intimement tout en méditant sur ceux qui les ont faits et sur leur signification. Même avec une collection de « sculpture » riche, il accordait du temps à chaque objet, donnant à chacun une place propre dans sa (ses) maison(s).
Avec toute cette attention accordée à ces petites sculptures, il a de façon surprenante gardé son attitude ambivalente envers le sujet de l’art. Il insistait pour dire que la psychanalyse n’était que de la science, sans aucun recoupement avec l’art. Il ne combattait pas l’idée très limitante de la « Science » en tant que source de connaissance sérieuse et supérieure. Ainsi, d’un côté, il dédaignait les qualités artistiques de ses antiquités, disant qu’il collectionnait pour ce que les objets offraient sur le plan de leur signification, non pas pour leurs qualités esthétiques mais, de l’autre côté, sa collection et sa présentation montrent qu’il appréciait vraiment beaucoup ces objets. Il a insisté pour que sa collection le suive de Vienne à Londres et a voulu que ses objets et leur disposition soient photographiés. Au bout du compte, il a refusé de partir sans eux.
L’impact transgénérationnel
Les premières années de la vie de Freud semblent avoir en grande partie déterminé sa vision analytique. Son regard était principalement dirigé vers l’intérieur, vers l’espace intérieur, qui abrite tout ce qui n’est pas manifesté ouvertement. C’est là qu’il a eu le plus d’impact et c’est aussi sur cet espace qu’il a concentré sa production créatrice, bien que cela n’ait pas été facile. Il a été une partie de sa vie « harcelé », d’abord pour ses théories difficiles à accepter, puis du fait de la religion dont il avait hérité. Un don pour l’humour et l’ironie a été sa défense. Sigmund Freud a échappé à l’oppression de son prochain et l’humour lui a permis de s’en sortir, de garder espoir et dignité sous la contrainte, comme il l’a fait quand les nazis l’ont « si grossièrement » interrompu.
Ernst, son plus jeune fils et mon grand-père paternel, a au contraire dans sa pratique architecturale dirigé son regard sur l’espace extérieur, physique. Le choix professionnel d’Ernst semble contenir (dans ce qui le compose) à la fois le regard de son père dans les profondeurs du comportement humain et son obsession de l’objet sous la forme de construction. Alors que Sigmund regardait comment l’esprit influait sur le corps et ses différents mouvements, notamment sur les plans de l’oral, de l’anal et de l’œdipien, Ernst observait comment les corps bougent dans des espaces confinés. Il s’est en fait produit un retournement intéressant du regard avec Lucian, le deuxième fils d’Ernst, en cela qu’il a manifesté la même fascination et même obsession que Sigmund pour le regard en montrant une capacité flagrante à faire sortir ce qui est à l’intérieur et à montrer à tous sa vision à travers ses toiles peintes.
Bien qu’il se soit forgé sa propre identité, il n’a pu éviter d’être influencé par son éminent grand-père, comme certains choix d’objet et de méthode le révèlent. Dans son tableau Nature morte avec un livre (1992), son exemplaire du « Livre égyptien[3] » apparaît symboliquement sur le divan des modèles de Lucian, avec sa « couverture » (montrant une image de tête) sur l’oreiller. En un sens, nous voyons que les objets en 3D, que Sigmund aimait, apparaissent en 2D dans les tableaux de son petit-fils. Le « divan des modèles » remplace le divan analytique de Sigmund et les modèles de Lucian remplacent les patients de Sigmund.
Bien qu’il se soit forgé sa propre identité, il n’a pu éviter d’être influencé par son éminent grand-père, comme certains choix d’objet et de méthode le révèlent. Dans son tableau Nature morte avec un livre (1992), son exemplaire du « Livre égyptien[3] » apparaît symboliquement sur le divan des modèles de Lucian, avec sa « couverture » (montrant une image de tête) sur l’oreiller. En un sens, nous voyons que les objets en 3D, que Sigmund aimait, apparaissent en 2D dans les tableaux de son petit-fils. Le « divan des modèles » remplace le divan analytique de Sigmund et les modèles de Lucian remplacent les patients de Sigmund.
En faisant des recherches sur ses tableaux pour réaliser mon œuvre Earthstone Triptych, une sculpture qui comprend trois portraits de mon père (un de chaque côté et un de face qui combine les deux côtés), j’ai remarqué que Lucian a très souvent peint des modèles avec les yeux fermés, comme les titres des tableaux l’indiquent. (Par exemple, Girl with her Eyes Closed [Fille avec les yeux fermés], 1943-1944).
Ces modèles ne dorment pas. Ils ne le – ou ne nous – regardent pas. Ce que je trouve intéressant dans ces portraits aux yeux fermés, c’est leur portée symbolique. Représentent-ils le déni de Lucian à l’égard de l’influence de Freud sur son œuvre ? Ou montrent-ils un trait familial – celui de préférer ne pas être regardé ? Lucian répondait avec beaucoup de véhémence quand je lui demandais si Sigmund avait une influence sur lui : « Rien à voir », disait-il avec un geste de la main. Il avait conscience d’employer la même méthode pour prendre des rendez-vous afin d’installer quelqu’un sur un sofa/divan et l’examiner minutieusement pour une durée non déterminée à l’avance – il ne pouvait jamais dire d’avance combien de temps cela prendrait. En fait, il lui a fallu jusqu’à trois ans pour terminer certaines de ses œuvres.
Dans quelques-unes de ses premières œuvres, Lucian représente les mêmes yeux comme différents l’un de l’autre ; ils fonctionnent comme une paire, mais ils sont également formés et colorés individuellement comme si la personne peinte contenait dans son anatomie l’œil de celui qui voit. C’est comme si l’acte d’être regardé était absorbé dans l’image ; être vu/être l’objet du regard d’un autre, le regard de la mère ? La situation de Lucian dans la famille en ce qui concerne sa mère semble reproduire celle de Sigmund en cela que Lucian était aussi le préféré des trois fils de sa mère. En même temps, sa relation avec elle était aussi ambivalente. Il disait qu’elle était trop intrusive et que, quand il était jeune, il avait l’impression qu’elle pouvait lire dans ses pensées lorsqu’elle le regardait. Bien que, quand cela n’avait plus d’importance pour elle, une fois très âgée, il ait passé des centaines d’heures à la peindre.
La pratique de mon père comme portraitiste consistait à regarder avec une vive attention, mais il entretenait en même temps une relation ambiguë à son activité de regarder dans la réalité. Comme Sigmund, il n’aimait pas qu’on le regarde. Il détestait être assis. De manière intéressante, dans un bon nombre de ses tableaux, il se concentre sur les yeux, à la fois sur leur présence et leur absence.
En tant qu’artiste, il s’intéressait à ce que c’est de voir et à ce que cela pouvait être de regarder une personne à travers le médium de la peinture, de recréer de la chair, de l’appliquer petit bout par petit bout afin de refaire la personne, aussi bien dans son image objective que dans son image subjective. Dans son tableau intitulé Man’s Head, Self Portrait 111 (Tête d’homme, autoportrait 111) (1963), Lucian donne dans ce titre une information qui suggère qu’il se voit lui-même à la fois objectivement, Tête d’homme, et subjectivement, autoportrait, ou bien qu’il n’a pas pu tout à fait pencher d’un côté ou de l’autre. Il y a de nouveau ici l’œil du psychanalyste qui examine minutieusement !
En tant que peintre, Lucian s’intéressait manifestement au regard, très important quand on fait de l’art. Par la suite, ses intentions pour ses tableaux étaient fondées sur la façon de faire du corps le véhicule à travers lequel l’expression devait avoir lieu. Sur une page de l’un de ses carnets à dessin, on peut lire cette note : « Transformer les têtes en corps de personnes nues, – des corps entiers, complets – femme nue vivante – éviter l’expression faciale, faire des corps explorateurs de sentiment ».
Bien que j’aie, enfant, aimé la peinture et voulu à cette époque suivre la trace de ma mère et de mon père, cela est devenu pour moi un rêve de faire de la sculpture et j’ai suivi une formation de sculpteur. Peut-être ai-je été inconsciemment inspirée par la collection de Sigmund, que j’ai peut-être vue dans mon enfance, mais sur laquelle j’ai plus tard fait des recherches par l’intermédiaire du dessin. Aussi bien ma mère que mon père m’ont dit à différentes occasions qu’ils voulaient être « sculpteurs », et cela a pu également avoir son importance.
Je voulais quelque chose entièrement à moi, créer mon propre territoire. Il est toutefois difficile de ne pas être influencé, d’être totalement séparé. Je peux résumer ma motivation avec les mots de Lacan que je cite d’après le texte de Klio Bournova et Jean-François Gouin, Regard : « Ça me regarde et c’est parce que ça me regarde que cela m’attire si paradoxalement. » L’image de mes parents a été la première chose que j’ai vue quand je suis venue au monde. Mon père a assisté à ma naissance, ce qui était tout à fait révolutionnaire pour l’époque. Leurs images se sont imprimées sur ma rétine et sont devenues une part de mon propre regard intérieur.
Fix Me in Your Turquoise Gaze (Fixe-moi dans ton regard turquoise) est une œuvre de mon exposition Object Authority et elle me rappelle combien ces premières rencontres avec le regard sont importantes.
Ce sont toutefois mes grands-parents paternels qui ont eu le plus grand impact sur mes premières années. Lucie et Ernst ont choisi mon école, à deux pas de chez eux. Ce sont eux qui m’ont introduite aux théories de Sigmund, chez eux, quand je rentrais de l’école, tout au long de l’année 1963, alors que j’avais cinq ans. À cette époque, ils étaient en train de choisir des lettres de Sigmund et de les rassembler pour un livre. Ces merveilleux moments à l’heure du thé ont duré jusqu’à ce que nous déménagions en 1966.
J’ai ainsi été fascinée par Sigmund Freud dès le début et je me suis souvent servi de son image comme inspiration pour mes œuvres. J’ai fait cette œuvre conceptuelle sur le regard de Freud en 2006 pendant ma résidence au Musée Freud, à Londres. Eye Mind montre l’œil de Freud décrivant des spirales dans son esprit – le regard intérieur. Dans Eye out, l’œil de Freud est remplacé par les mots « An eye out for Freud » (Un œil sur Freud) – des mots qui expriment combien cela a été un saut important pour la société de le comprendre à l’époque de ses insights, mais aussi que nous devrions toujours garder un œil sur nos impératifs psychologiques – nos motivations qui se présentent en tant que pensée rationnelle.
Plus récemment, lors de mon exposition à Milan (2017-2018), j’ai montré deux œuvres ensemble, mon image et celle de Sigmund côte à côte. L’exposition était intitulée The Impossible Portrait. Les images sont décalées, suggérant une sorte de chronologie généalogique. Les deux figures se regardent comme dans un dialogue continu. Après tout, Sigmund a collectionné de la sculpture et je fais de la sculpture. Une chose que je pensais être à moi mais, comme je l’ai découvert, que je continue de faire avancer inspirée par son intérêt.
L’année d’avant, en 2016 et 2017, j’ai créé une installation conceptuelle, Freud Study Merge, où j’ai remplacé les objets de Freud par les miens dans un pseudo bureau/atelier. Cela s’inscrivait dans la suite de mon film Dead or Alive (« Mort ou vivant), réalisé en 2005-2006.
Le film Dead or Alive[4] comprend une appropriation duchampienne ; une façon de convoiter les Objets de Sigmund. Je réunis par deux les objets de sculpture collectionnés par Sigmund et les miens en absorbant visuellement ses antiquités à travers la fusion des deux images dans un mouvement de va-et-vient. Je me sers de ce dispositif afin de m’approprier les objets de Sigmund, en grande partie comme Duchamp s’est approprié la Joconde dans sa version à la moustache, L.H.O.O.Q.
Les théories de Sigmund Freud m’ont motivée à la fois consciemment et inconsciemment. Dans mes expositions récentes, Object Authority en 2017 et Object 2018, j’ai consciemment découvert le travail parallèle, la théorie de « la Chose » – das Ding – de Freud (et celle de Lacan) après avoir terminé mes œuvres. L’intention est de regarder ces objets à la fois comme décrivant et comme donnant une consigne (donnant presque inconsciemment une consigne). Ainsi, dans le cas de l’œuvre Draw, montrant un mot gravé au-dessus d’un ensemble de bacs à papier, on voit qu’une consigne de dessiner est donnée, comme si l’objet lui-même dans sa présentation de mot avait involontairement allumé le désir de dessiner, mais nous comprenons également le mot DRAW (DESSINE) comme une description de l’objet lui-même.
Inévitablement, mon père et son image se sont également insinués dans mes œuvres. Ses yeux, mes yeux, nos yeux : l’œuvre intitulée Us (Nous) traite de l’identité, de l’influence et du regard fusionné ; et on peut voir dans cette œuvre à la fois ma propre image et celle de mon père réunies côte à côte dans un collage. À la réflexion, je remarque que les origines et la théorie freudienne ont nourri la plus grande partie de mon œuvre. Taking Care, Three Generations, Freud on Freud, Family Matters et Relative Relations sont toutes des expositions faisant directement référence à mes propres ascendants.
Les expositions, Mould of the Fathers, Mother Mould et Stone Speak explorent des idées à propos des origines, des figures de proue et des grands récits.
Sigmund Freud fait partie de notre grand récit dans notre conscience contemporaine irréligieuse et je voudrais terminer cette réflexion avec mon œuvre montrant Sigmund Freud en relief transparent « Peux-tu m’entendre au fond ? »
(Traduit de l’anglais par Anne-Lise Häcker)
Jane McAdam Freud*
* L’auteur se décrit ainsi : « À travers le dessin et la sculpture, j’ai toujours traité des notions de temps et de contradiction dans un contexte psychanalytique et je me sers souvent de la théorie freudienne à la fois sciemment et involontairement. Ce qui m’influence se trouve dans les contradictions de ma propre vie et dans ses événements. Les œuvres auxquelles je travaille actuellement sont inspirées par l’essai de Freud intitulé Totem et Tabou et ce que je fais à l’Hôpital psychiatrique de Gênes où je suis artiste en résidence. En ce qui concerne ma formation, j’ai obtenu une maîtrise au Royal College of Art à Londres et une bourse d’étude de la sculpture à Rome ; mes œuvres sont exposées dans de grandes collections nationales et internationales, notamment au British Museum et au Victoria and Albert Museum à Londres ».
[1] Ana Dobrot, “The process of creativity”, article disponible en ligne. [2] Lynn Gamwell, directeur du Binghamton University Art Museum (Musée d’Art de l’Université de Binghamton) était commissaire de l’exposition montrée à l’Académie de médecine de New York (du 6 mai au 26 août 2006) et au Binghamton University Art Museum, Université d’État de New York (du 8 septembre au 20 octobre). [3] Un des livres préférés de Lucian, que sa mère lui avait donné adolescent, intitulé Geschichte Aegyptens (Histoire de l’Égypte), et qui revient dans son tableau The Egyptian Book (1994). [4] https://www.youtube.com/watch?v=C72HZlYiRZw – lien vers un aperçu de 5 minutes de la vidéo.RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Drobot A., The Process of Creativity, http://www.freudfile.org/psychoanalysis/papers_9.html
Blum Harold P., Psychoanalysis and Art, Freud and Leonardo, Journal of the American Psychoanalytic Association, 49(4), p. 1409-1425, 2001.
Chamberlain L., The Secret Artist: A Close Reading of Sigmund Freud, Quartet Books, 2000.
De Vinci L., La Vierge à l’Enfant avec Sainte-Anne, (vers 1503), Musée du Louvre, Paris.
Freud Ernst, The Letters of Sigmund Freud selected and edited by Ernst L. Freud, McGraw Hill, NY, 1964 ; trad. fr. Correspondance (1873-1939), (sous la direction d’Ernst Freud), Paris, Gallimard, 1966.
Freud S., Le Délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, Paris, Gallimard, 1986.
Freud S., Leonardo da Vinci, A Memory of His Childhood, Essay (1910) Norton ; [1st American edition, 1964] ; Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Écrits philosophiques et littéraires, Paris, Éditions du Seuil, 2015,
Freud S., http://www.openculture.com/2015/03/sigmund-freuds-psychoanalytic-drawings.html
Gamwell L., Solms M., From Neurology to Psychoanalysis: Sigmund Freud’s Neurological Drawings and Diagrams of the Mind, Binghamton University Publications, NY, 31 2006.