L’art d’accommoder les restes
Article de Marie-Lise Roux paru dans la RFP 61(4): 1121-1123, 1997.
La psychanalyse, au fond, s’apparente tout à fait au jeu de billard : deux boules se rencontrent et chacune d’elles va ensuite son chemin, modifié pour chacune.
La rencontre peut être brutale, inconsidérée, et pourtant aboutir à un trajet réussi. Elle peut aussi être douce, ou trop molle et n’être suivie que d’une nouvelle stagnation. De toute façon, il aura fallu un mouvement, que « quelque chose » bouge, pour qu’il y ait transformation. Et la transformation, à mon sens, touche toujours à la structure même du sujet. Ce n’est plus le même fonctionnement psychique avant et après l’analyse et, de ce fait, même la temporalité psychique et la répétition ne sont plus les mêmes.
La « chimère » décrite par Michel de M’Uzan a, parfois, le caractère étonnant et, toujours, l’aspect créatif d’un délire à deux, mais dans la chimère il s’agit d’un moment, circonscrit dans le temps et l’espace de la séance et à partir duquel les deux appareils psychiques fonctionneront chacun pour son propre compte.
Il me semble que la cure n’a d’existence que si elle est – chimère ou pas – cet espace et ce temps de création mutuelle et de rencontres qui ont pour « projet » d’aboutir à une séparation. Car, me paraît-il, il ne peut y avoir véritablement création, que dans la perspective d’une séparation : c’est parce que les séances ont un terme, prévu d’avance, parce que la cure ne durera pas « toute la vie », que patient et analyste peuvent laisser surgir ces moments exceptionnels où les limites identitaires vacillent – et qui, justement, permettent à l’identité de se construire.
Il y a plusieurs années, on donnait au théâtre du Rond-Point une pièce de Samuel Beckett où un acteur (Pierre Dux en l’occurrence), seul en scène, à demi allongé, récitait un monologue dont une oreille exercée comprenait vite qu’il s’agissait de séances d’analyse, aux plaintes répétitives et à l’allusion à un traumatisme infantile. La voix de l’acteur parvenait d’un point situé hors de lui-même, puis peu à peu se rapprochait de lui jusqu’à jaillir du fond de lui-même à la fin du monologue : « Et maintenant, je me tiens dans mes bras, fidèlement, fidèlement. » Le mouvement réflexif ainsi marqué est bien sûr celui que nous souhaitons entendre à la fin de toute cure. Mais ensuite, lorsqu’après la dernière séance la porte se referme sur le patient, ému, pour la dernière fois, qu’en sera-t-il de tout ce qui s’est joué pendant les mois et les années de ces rencontres ?
Car il y a toujours un reste, des restes, et de toute rencontre, de tout lien, même le plus intime, reste un inachevé, une indépassable limite où résident le mystère et le secret de l’intimité de chacun.
Sans doute, le génie de Samuel Beckett et la fidélité à laquelle il se réfère nous renvoient à ce reste : « Je me tiens dans mes bras » me paraît se rapporter à ce que permet toute cure « réussie » : l’originalité propre et reconnue de soi-même et la capacité d’associer librement. On comprend alors que la « guérison » par l’analyse ne puisse guère s’évaluer de l’extérieur (ce qui certainement n’est pas un gain pour l’analyse de nos jours), et que, d’autre part, tout régime un tant soit peu totalitaire cherche à détruire une pratique qui développe si dangereusement la capacité à juger et à réfléchir. Les attaques actuelles contre l’analyse témoignent de ce que ce danger a été perçu par une société qui rêve de niveler et de dominer.
Mais quel est ce reste, sinon – une fois acquise la levée du refoulement ou déconstruits les mécanismes de défense habituels – ce qui perdure de la sensorialité infantile. Sensorialité pulsionnelle qui n’est plus alors enfermée dans les barrières emprisonnantes de la névrose ou de la psychose, mais simplement encadrée par des frontières mobiles et mobilisables. C’est à elle seule, à mon sens, et aux issues qu’elle trouve que fait recours la créativité. En effet, pour qu’il y ait créativité, il faut qu’il y ait à la fois liberté intérieure de laisser surgir un mouvement pulsionnel, reconnaissance de la force, de la nécessité et de la légitimité de ce courant pulsionnel, et lieu où accueillir ces forces. Contrairement à une idée trop répandue, l’analyse ne tarit pas la créativité mais lui permet au contraire de se développer.
Or, on a confondu les capacités réelles d’un individu et ses inhibitions, et il est vrai que l’analyse ne donne pas du génie et de l’intelligence à qui n’en a pas reçu les dons en partage.
Il faudrait donc – mais on l’a déjà dit – retourner la célèbre formule « Là où était le Ça, le Moi doit advenir ».
Or, en fait, le Ça ne peut advenir que si le Moi est déjà suffisamment fort pour l’accepter et l’accueillir « fidèlement, fidèlement ».
Et c’est là, me semble-t-il, que peut mieux se comprendre ce qui fait la difficulté du « postanalytique ». Le deuil à faire n’est pas, me semble-t-il, celui de l’analyste. Qu’il y ait eu lien et qu’il en reste une trace, une dette, une reconnaissance ou une rancœur, il est clair qu’il ne peut en être autrement. Mais ce travail de deuil généralement a pu (a dû) se faire au cours de la terminaison décidée ensemble de l’analyse elle-même, et Michel de M’Uzan y a insisté.
Le deuil le plus difficile à faire, me semble-t-il, est celui de la situation analytique elle-même : ce temps hors temps, cet espace hors espace qui ont rythmé tant d’années et ont permis que viennent au jour tant de ces mouvements déniés, refoulés, déguisés et pervertis. La situation analytique elle-même (le « site », comme l’appelle Jean-Luc Donnet) est avant tout un lieu (comme le Moi) qui fonde l’espoir d’un mouvement où s’agitera et s’affermira l’existence de cette partie de nous-même que nous appelons « Je ».
Mais toute la recherche analytique récente, tant chez l’enfant que chez le psychotique ou dans les états psychosomatiques, nous a appris que, si « Je est un Autre », le Je – le Moi aussi bien – ne se conquiert que dans une confrontation avec l’Autre-l’Objet, lui-même aussi créé-trouvé en même temps qu’il crée-trouve celui qui le désigne comme objet.
Le Livre de la genèse, dans sa sagesse, nous délivre ainsi l’histoire de la création de l’Homme – de l’humain. Dans un premier temps « Dieu vit que cela était bon… et dit : Faisons l’Homme à notre image, selon notre ressemblance… et Il le créa à l’image de Dieu, homme et femme », puis dans le second récit de la création, Dieu crée l’homme en le modelant dans la glaise, puis juge qu’« il n’est pas bon que l’homme soit seul ».
Le mythe ici, comme c’est le cas de tous les mythes, nous introduit dans cette vérité sur la Psyché qui veut que, pour que l’un existe, il faut qu’il y ait aussi déjà altérité (on peut « interpréter » en ce sens le pluriel de Dieu dans le premier récit). Connaissance et conscience de soi par et dans l’autre et de l’autre par et dans soi, ce sont les fonctions des identifications.
Le mot de Beckett « Je me serre dans mes bras… » nous renvoie à cette altérité que représente tout mouvement réflexif et qui permet à la fois relance, conflit, regard sur soi.
Il m’a paru utile de souligner ce point pour mieux comprendre une des fonctions du site analytique qui est de susciter chez le patient cette altérité de la réflexivité et qui permet en effet, comme le rêve préserve le sommeil, de préserver la vie.
Ainsi, lorsque les rencontres de la cure s’achèvent, c’est à ce fonctionnement, ni de double ni de miroir, mais de couple, que va devoir se référer l’ancien analysé. C’est de cela que se nourrit le travail de deuil, chez les deux partenaires. En ce sens, chez chacun de nous, analystes, mais aussi ancien analysé, perdure le double mouvement d’altérité et de réflexivité. Peut-on alors réellement parler d’un deuil, en ce qui concerne la situation d’analysé ? Et n’est-ce pas la trace, toujours vivante, de cette situation qui nous amène à en chercher l’écho dans nos textes théoriques et dans les écrits que nous produisons ?