Infini et illimité
Antoine NASTASI
[…] dans cet air éternellement sombre, […] Ceux-ci n’ont pas d’espoir de mort et leur vie aveugle est si basse […]Dante, L’Enfer, chant III, 29 ; 46 ; 47.
Psyché est étendue (Freud, 1938), mais est-elle infinie ?
S’il est acceptable de concevoir l’infini de l’univers, il est sans doute toujours scandaleux de penser l’étendue infinie de l’âme, du monde psychique. La conviction de vivre des moments où le cosmos se meut, où il amorce un mouvement en concordance exacte avec ce qui bouge dans l’étendue intérieure, ressortit du fantasme ou du délire et est attestée par les mythes. Je m’éblouis d’infini écrit Giuseppe Ungaretti (Ungaretti, 1973, p. 80) dans ce poème à l’unique vers. Les difficultés à concevoir un espace limité pourraient être à l’origine des visions illimitées du monde. « […] la limite ouvre violemment sur l’illimité, se trouve emportée soudain par le contenu qu’elle rejette, et accomplie par cette plénitude étrangère qui l’envahit jusqu’au cœur » (Foucault, 1994, p. 17). L’avènement du fini est inacceptable, l’appel à l’infini est alors une solution pour repousser sans cesse les limites. L’infini serait-il la limite du fini ?
La démesure d’Éros, sans aucun doute honteuse et fascinante, son caractère indomptable, sa capacité à dépasser toute limite, jusqu’aux confins de la perversion, continue à être l’objet de tentatives de réduction.
En outre, l’introduction par Freud de la réalité même de l’inconscient donne à l’âme une extension telle qu’elle tend vers l’infini. N’est-ce pas cette ouverture vers l’immense ou vers les abysses que l’inconscient confère à la psyché qui le rend – l’inconscient – encore et toujours, inacceptable ?
Et aussi, l’illimité de la poussée psychotique, sa négation des contingences dont le paradigme est la catastrophe comme représentation des origines ; représentation des origines qui est aussi une alliance avec le néant.
La non limite, l’attraction du tout
L’Éros est sans fin et le caractère scandaleux de la psychanalyse tient sans doute aussi bien à l’accent porté sur la sexualité qu’à son caractère illimité. Aussi bien à l’œuvre dans la psychologie des foules ou l’idéal, que dans l’idéalisation amoureuse, il devient sans bornes : « L’abandon du moi à l’objet […] ne se distingue plus en rien de l’abandon sublime à une idée abstraite […] » (Freud, 1921c, p. 102). L’idéal grandiose triomphe comme c’est le cas dans la manie où le moi et l’idéal du moi se réunissent. « La foule donne à l’individu l’impression d’une puissance illimitée […] Elle prend momentanément la place de l’ensemble de la société humaine […] » (ibid., p. 161). En poursuivant cette remarque on forme l’hypothèse non seulement que l’idéal du moi représenté par le chef ou l’idéal partagé se substitue à l’idéal du moi individuel mais aussi qu’il devient un prolongement illimité, embrassant tout. « Ce moi nous apparaît autonome, unitaire, bien démarqué de tout le reste. Que cette apparence soit un leurre, qu’au contraire le moi se continue vers l’intérieur, sans frontière tranchée, dans un être animique inconscient que nous qualifions de ça, auquel il sert en quelque sorte de façade […] » (Freud, 1930 a [1929], p. 7) mais aussi : « Notre actuel sentiment du moi n’est donc qu’un reste ratatiné d’un sentiment beaucoup plus largement embrassant, et même […] embrassant tout […] » (ibid., p. 9). Cette dernière description semble avoir été écrite par Freud pour montrer comment le moi porte en lui les germes d’un illimité qui ne se cantonne assurément pas à la psychose. Le caractère animique du moi lui permet d’englober tout le cosmos qui n’est alors qu’une de ses extensions. Et il précise « […] le rôle du sentiment océanique qui pourrait en quelque sorte aspirer à la réinstauration du narcissisme illimité […] » (ibid., p. 14). Les « temps originaires oubliés. » (Freud, 1937d, p. 281), à la manière du délire, reliaient le cosmos, l’humanité entière et le moi, créant ainsi une entité illimitée que nous pourrions appeler le « ça/monde » et dont l’ordre divin pourrait être pétri.
La négation, l’infini et l’indéfini
Les transformations du moi sont potentiellement infinies. Les renoncements successifs aux objets sexuels auxquels, secondairement, le moi s’identifie, n’ont pas de fin. Les changements du moi se substituent aux choix d’objets érotiques, encore et encore. Cette opération est une souplesse du moi, une souplesse non limitée. La libido concentrée sur l’objet devient une libido narcissique « […] c’est-à-dire une sorte de sublimation […] » (Freud, 1923b, p. 199). Mais surtout, « […] il peut en résulter une sorte de dissociation du moi […] » (ibid., p. 199). Nous en inférons que les transformations du moi peuvent aller jusqu’au chaos et laisser entrevoir l’indéfini. La construction du moi par transformations successives lui fait courir le risque de son unité dont Freud, et c’est une constante dans son œuvre, affirmera toujours l’incertitude.
Dans « La Négation », et il le précisera dans « Constructions dans l’analyse », il situe la négation à la limite, « […] à l’extrémité sensorielle de l’appareil animique, au niveau de la perception des sens » (Freud, 1925h, p. 138) entre dedans et dehors. Et il précise : « L’affirmation – comme substitut de l’unification – appartient à l’Éros, la négation – successeur de l’expulsion – appartient à la pulsion de destruction. Le plaisir généralisé de la négation, le négativisme de tant de psychotiques doit vraisemblablement être compris comme un indice de démixtion des pulsions par retrait des composantes libidinales » (ibid., p. 138-139). Je pencherais volontiers pour l’idée que la négation, quand un moment psychotique est à l’œuvre, est une négation de la limite dedans/dehors précisément, et une tentative pour trouver une voie de retour à la fusion moi/monde des premiers temps du sujet et/ou de l’aube de l’humanité.
L’étendue n’est pas illimitée mais elle entretient une relation très proche avec l’illimité. L’étendue n’a pas de limite claire, repérable, perceptible, mais elle ouvre toujours d’autres horizons. Un déroulement illimité n’est pas une étendue. L’étendue est densité, sentiment d’existence (Freud, 1925h). L’illimité, c’est la tentative d’effacement de l’altérité et d’effacement de la bordure.
L’illimité, la forme et l’indéfini
L’illimité et l’indistinct ne sont-ils pas poreux l’un à l’autre ? Mais une part d’indistinction ne nourrit-elle pas toute identification qui, pensée comme telle, ne serait pas seulement une précision des contours mais porterait aussi en elle un renoncement toujours impossible à l’illimité, une plaie toujours prête à revenir au vif ? L’infini quant à lui n’est pas seulement caractérisé par la non finitude car il supporte en lui, à la manière de la ligne d’horizon reportée toujours plus loin, la présence de bords inatteignables. La tangibilité de ces bords est incertaine mais ils confèrent une tendance, une disposition à l’étendue ; ce qui n’est pas le cas de l’illimité. À sa manière, le monde psychique est une étendue infinie mais elle accepte en elle des bordures et des limites. Ajoutons que la matière par trop définie se présente elle aussi comme un risque. L’excès de limite, et surtout l’absence d’au-delà de la limite induisent un grave défaut de perspective. Le sujet se trouve alors en danger de limitation, en perte d’étendue. « Si tu traces une route, attention, tu auras du mal à revenir à l’étendue » (Michaux, 1978, p. 13).
Qu’est-ce que la forme du flou ? C’est une question qui fait écho à celle de la forme du néant. Le néant n’a pas de forme ; et pourtant ce sont les bordures, le voisinage du néant qu’on aperçoit. Le néant n’est pas métaphorisé en lui-même, c’est la juxtaposition des bords et du rien qui fait percevoir ce qui n’a pas de forme. C’est comme la netteté qui n’est perceptible qu’en fonction du flou. Tel patient disait, au sortir de la douleur psychotique, que c’était comme « la mise au point » de l’objectif de l’appareil photographique. Cet équilibre montre bien l’affinité du net et du flou. Sortir de la douleur psychotique ne revient pas à abandonner le fonctionnement psychotique, mais à acquérir la capacité de juxtaposer les bords et le rien. Ce n’est pas de névrotisation dont il s’agit mais d’une possible distinction en même temps que d’hybridation entre, d’une part, ce qui a une forme suffisamment définie et donc partiellement limitée et, d’autre part, ce qui n’a pas assez de forme et relève de l’illimité et de l’indistinct.
Le tissage de l’infini ou la tyrannie de l’illimité
Le tissage de l’infini serait son incorporation dans les mailles du moi/corps pour créer une continuité poreuse, une continuité qui intègrerait la fragmentation. L’instauration d’une continuité/discontinuité contiendrait l’infini sans chercher à l’effacer. Le délire lui-même serait une digue qui, bien que pétrie d’illimité, protègerait contre la dilution dans l’absence de limites.
« En sortant de l’espace, j’entre dans le jardin en friche des grandeurs et j’arrache la permanence trompeuse, la belle assurance des causes. Infini, je lis seul ton manuel, sans personne, l’herbier sauvage et nu, le recueil de problèmes des géantes racines » (Mandelstam, 1975, p. 169).
Un système serait cohérent seulement s’il arrivait à intégrer en lui les deux versants de la limite, à savoir le limité et l’illimité, et donc, une acceptation suffisante des origines hybridée à une épopée grandiose qui ne cède pas complètement la place. Ce que le roman familial semble réussir en donnant une version acceptable du mythe individuel du héros. Le roman familial pourrait ainsi se présenter comme un paradigme du « tissage de l’infini » ; aussi bien de l’infini des origines. L’essentiel cependant demeure l’avènement des contours de l’objet formant alors un maillage, un appui contre la tendance à la fuite dans l’illimité. C’est là sans doute l’origine de la sensation de densité.
Infinité, proche de la dilution, pourtant espoir d’un horizon dont la ligne sans cesse se dérobe. Espoir d’un contour, d’un accueil dans un monde limité, rien n’est à la mesure de cette attente déçue, et cependant terreur de cette envahissante rencontre avec la limite. L’infini et l’horizon sont pourtant si proches, et le passage de l’un à l’autre est énigmatique. L’horizon sans cesse recule mais il est espoir, attente d’une étendue. Cette dernière, comme le corps et le moi, n’est sans doute pas circonscrite mais elle existe. Alors que l’autre versant, le côté illimité, est un malentendu. Il est sans arrêt, sans répit, le moi/corps oscille entre l’involution, la compression et l’extension illimitée. La limite est bord et donne consistance. La matière là s’agrège, s’assemble ; mais en la limite même, il se loge une contestation, une horreur de ce bornage. L’illimité ne trouve pas le repos, il en résulte une oscillation entre deux extrêmes, soit le danger de la limitation, du défini, de la perte d’étendue, soit la tyrannie de l’illimité et du délitement dans l’infini. La tyrannie de l’illimité accélère et attaque le temps, empêche le repos de la rencontre. L’autre y est attendu intensément mais disqualifié par avance.
L’expérience délirante
Les sentiments de densité interne et d’étendue du monde sont liés. Le délire donne un sentiment de densité mais le patient ne peut pas se pencher sur le gouffre. L’expérience délirante est un point concentré de chaos au-dessus du vide sur lequel le délire tente de jeter des ponts. Le délire est le contraire d’une étendue potentiellement ouverte à la création et dans laquelle le vide prend une place de substrat ; mais le délire confère une densité cependant. Bordures, densité du monde et densité de soi se construisent en même temps. L’angoisse confère une densité au prix d’une grande souffrance, voire au prix d’une construction à prétention éternelle. L’éternité présente divers versants, par exemple la tendance à briser le temps en tentant de le réduire à l’instantané et non pas l’absence de la dimension temporelle comme on a voulu le penser ; et aussi l’immuabilité pour l’éternité, la prétention d’arrêter le mouvement. Ou encore le maintien à tout prix d’une part démesurée d’indifférenciation qui devient alors la matrice fragile de la construction de cette éternité sans mouvements. La fusion et/ou la confusion sont alors comme des équivalents de figuration de l’éternité par attaque du temps. Figuration et non représentation car il semble qu’il s’agisse de contours diffus, d’une forme ressentie comme l’est la base corporelle du délire (Nastasi, 2016). L’absence, la négation de la différence, comprise comme une composante de la négation (Freud, 1925h), si présente dans la psychose, est une tentative d’unification cosmique. Ces tentatives délirantes d’unification sont autant de recherches de la continuité du cosmos.
La pulsion vers l’infini
Si la pulsion ne rencontre pas un objet adéquat, c’est-à-dire si l’objet n’a pas la capacité d’accueillir la poussée pulsionnelle, alors il n’y a pas assez de limite dans le monde. La pulsion, à la recherche de cette limite, court vers l’infini et le moi peut se perdre dans le grandiose. Créer une limite revient à créer l’objet et, dans le même mouvement, créer le moi pour lui donner un contour que l’objet ne semble pas pouvoir refléter. Mais aussi inventer la tangibilité du cosmos et de l’origine. Le délire est là, qui crée une cohérence pour faire face à ce défaut de butée. Pouvoir être cru, rencontrer un objet qui a foi et fait foi, participe à la construction d’une butée et partant éloigne l’illimité. Être cru, c’est pouvoir croire et, dans l’enchevêtrement transférentiel, il y va de l’attestation d’existence – et a contrario d’un possible déni d’existence – si les éléments délirants peuvent être entendus comme parcelles de ce qui fait vérité pour le patient. Un peu de foi non seulement en l’objet du transfert mais aussi de la part de ce dernier atteste de l’existence du moi et donc de ses limites. C’est alors comme si le moi était contenu dans l’infini.
La poussée vers l’infini, si elle renonce partiellement à l’illimité, si elle ouvre une étendue, peut être proche de la capacité créative, créer et croire sont si proches et surtout, créer permet de croire. Mandelstam dans « Entretien sur Dante » écrit : « […] parce que là où se décèle une commune mesure entre la chose et sa narration, les draps ne sont pas froissés, la poésie, pour ainsi dire, n’y a pas couché » (Mandelstam, 2012, p. 16). Se défaire du récit est sans doute la marque de la création et il arrive que, dans le creuset de la rencontre transférentielle, le récit délirant soit subverti et entre dans la création. C’est la capacité de déprise dans cette rencontre-là qui permettra quelquefois de sortir un peu de l’hyper logique qui sous-tend l’apparence absurde de la construction délirante.
La maîtrise par le sujet lui-même de ses origines, et c’est une marque de la psychose, peut aller jusqu’à des scénarios d’auto-engendrement. Sortir de l’illimité, accepter l’émergence de contours dans l’infini revient à renoncer à la version unique des origines qu’est la catastrophe originaire. La clinique insiste, la catastrophe originaire se présente soit comme un délire construit soit comme une inclusion délirante silencieuse qui contient des versions délirantes du roman familial, de la scène primitive et de l’origine de l’humanité. En sortir ouvre la possibilité de se laisser porter par les origines. Ne pas pouvoir se laisser porter par les origines, tenter de les maîtriser, condamne à ne pas accueillir les limites.
Sortir de l’indéfini et conserver une part d’infini pour aller vers un horizon serait comme une naissance de la différence entre indéfini et infini. Cette opération pourrait avoir valeur de construction en ce qu’elle ouvre des lignes de perspective toujours plus lointaines.
Peut-on espérer faire un pas de plus, une alliance entre indéfini et infini ? Ainsi l’esquissese présente-t-elle comme un trait qui accepte l’indéfini et cependant crée une ouverture vers l’infini.
Antoine Nastasi est psychanalyste, membre formateur de la Société Psychanalytique de Recherche et de Formation dont il est l’un des fondateurs. Rédacteur en chef de la revue Esquisse(s),fondateur de Margelle (Réseau de psychanalystes pour les modes d’être psychotiques).
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Dante, L’Enfer, tr. fr. J. Risset, Paris, Flammarion, 1985.
Foucault M., Préface à La Transgression, Paris, Gallimard, 1994.
Freud S. (1921 c), Psychologie collective et analyse du Moi, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1972 ; OCF.P, XVI, 1991 ; GW, XIII.
Freud S. (1923 b), Le Moi et le Ça, Essai de psychanalyse, trad. fr. J. Laplanche, Paris, Payot, 1981 ; OCF.P, XVI, 1991 ; GW, XIII.
Freud S. (1925 h), La négation, Résultats, Idées, Problèmes,II, Paris, Puf, 1985 ; OCF.P, XVII, 1992 ; GW,XIII.
Freud S. (1930 a [1929]), Le Malaise dans la culture, trad. fr. P. Cotet, R. Lainé, J. Stute Cadiot, J. André, Paris, Puf, 1995 ; OCF.P, XVIII, 1994 ; GW, XIV.
Freud S. (1937 d), Constructions dans l’analyse, Résultats, Idées, Problèmes,II, trad. E. R. Hawelka, U. Huber, J. Laplanche, Paris, Puf, 1985 ; GW, XVI.
Freud S. (1941 f [1921-1938]), Résultats, Idées, Problèmes,II, Paris, Puf, 1985.
Leopardi G., Chants, tr. fr. M. Orsel, Paris, Flammarion, 2005.
Mandelstam O., Huitains, Tristia et autres poèmes, tr. fr. F. Kérel,Paris, Gallimard, 1975.
Mandelstam O., Entretien sur Dante, Chêne-Bourg, La Dogana, 2012.
Michaux H., Poteaux d’angle, Saint Clément de rivière, Fata morgana, 1978.
Nastasi A., Les racines corporelles du délire, Revue française de psychosomatique, n° 50, 2016, p. 151-168.
Ungaretti G.
(1969), Vita d’un uomo, Milan,
Mondadori ; tr. fr. P. Jaccottet, Vie
d’un homme, Paris, Gallimard, 1969.
Visuel d’ouverture :
Le voyageur contemplant une mer de nuages , C.D. Friedrich
© Wikimedia Commons