La Revue Française de Psychanalyse

Freud dans le texte

Freud dans le texte

FREUD DANS LES TEXTES | Numéro 2023-2

La négation

S. Freud (1925h/1992). OCF.P, XVII : 166-171. Paris, Puf

La manière dont nos patients apportent, au cours du travail, l’analytique, leurs idées incidentes nous donne l’occasion de quelques observations intéressantes. « Vous allez maintenant penser que je vais dire quelque chose d’offensant, mais je n’ai pas effectivement cette intention. » Nous comprenons que c’est le renvoi, par· projection, d’une idée incidente qui vient juste d’émerger. Ou bien « Vous demandez qui peut être cette personne dans le rêve. Ma mère, ce n’est pas elle. » Nous rectifions : donc c’est sa mère. Nous nous octroyons la liberté, lors de l’interprétation, de faire abstraction de la négation, et d’extraire le pur contenu de l’idée incidente. C’est comme si le patient avait dit : « Certes c’est bien ma mère dont l’idée m’est venue à propos de cette personne, mais je n’ai aucun plaisir à donner crédit à cette idée. »

À l’occasion on peut se procurer d’une manière très commode un éclaircissement, que l’on cherche, sur le refoulé inconscient. On demande : Que pouvez-vous bien tenir pour le plus invraisemblable de tout dans cette situation ? Qu’est-ce qui, à votre avis, était alors le plus loin de vous ? Si le patient donne dans le piège et nomme ce à quoi il peut le moins croire, il a ainsi, presque toujours, avoué ce qui tombe juste. Un joli pendant de cette épreuve se produit souvent chez le névrosé de contrainte qui a déjà été introduit à la compréhension de ses symptômes. « J’ai eu une nouvelle représentation de contrainte. Il m’est aussitôt venu à ce propos l’idée qu’elle pourrait signifier ceci de précis. Mais non, cela ne peut sûrement pas être vrai, sinon cela n’aurait pas pu me venir à l’idée. » Ce qu’il rejette, en se fondant ainsi sur ce qu’il a pu épier de la cure, c’est naturellement le sens juste de la nouvelle représentation de contrainte.

Un contenu de représentation ou de pensée refoulé peut donc pénétrer jusqu’à la conscience à la condition de se faire nier. La négation est une manière de prendre connaissance du refoulé, à vrai dire déjà une suppression du refoulement, mais certes pas une admission du refoulé. On voit comment la fonction intellectuelle se démarque ici du processus affectif. À l’aide de la négation c’est seulement l’une des conséquences du processus de refoulement qui est abolie, à savoir que son contenu représentatif ne parvient pas à la conscience. Il en résulte une manière d’admission intellectuelle du refoulé tandis que persiste ce qui est essentiel dans le refoulement[1].

Au cours du travail analytique nous créons souvent une autre variante, très importante et assez déconcertante, de la même situation. Nous réussissons à vaincre même la négation et à imposer la pleine admission intellectuelle du refoulé – le processus de refoulement lui-même n’est pas encore supprimé pour autant.

La tâche de la fonction de jugement intellectuelle étant d’affirmer ou de nier des contenus de pensée, les remarques précédentes nous ont conduits à l’origine psychologique de cette fonction. Nier quelque chose dans le jugement veut dire au fond : c’est là quelque chose que je préférerais par-dessus tout refouler. Le jugement de condamnation est le substitut intellectuel du refoulement, son non est un signe de marquage de celui-ci, un certificat d’origine un peu comme le« made in Germany ». Au moyen du symbole de la négation, la pensée se libère des restrictions du refoulement et s’enrichit de contenus dont elle ne peut se passer pour ses opérations.

La fonction de jugement a pour l’essentiel deux décisions à prendre. Elle doit prononcer qu’une propriété est ou n’est pas à une chose, et elle doit concéder ou contester à une représentation l’existence dans la réalité. La propriété dont il doit être décidé pourrait originellement avoir été bonne ou mauvaise, utile ou nuisible. Exprimé dans le langage des motions pulsionnelles les plus anciennes, orales : cela je veux le manger ou bien je veux le cracher, et en poussant plus avant le transfert : cela je veux l’introduire en moi, et cela l’exclure de moi. Donc : ça doit être en moi ou bien hors de moi. Le moi-plaisir originel veut, comme je l’ai exposé ailleurs, s’introjecter tout le bon, jeter loin de lui tout le mauvais. Le mauvais, l’étranger au moi, ce qui se trouve à l’extérieur est pour lui tout d’abord identique[2].

L’autre décision de la fonction de jugement, celle qui porte sur l’existence réelle d’une chose représentée, est un intérêt du moi-réel définitif qui se développe à partir du moi-plaisir initial (examen de réalité). Maintenant il ne s’agit plus de savoir si quelque chose de perçu (une chose) doit être accueilli ou non dans le moi, mais si quelque chose de présent dans le moi comme représentation peut aussi être retrouvé dans la perception (réalité). C’est, comme on le voit, de nouveau une question d’extérieur et d’intérieur: Le non-réel, le simplement représenté, le subjectif, n’est qu’à l’intérieur ; l’autre, le réel, est présent à l’extérieur aussi. Dans ce développement, la prise en considération du principe de plaisir a été mise à l’écart. L’expérience a enseigné qu’il n’est pas seulement important de savoir si une chose (objet de satisfaction) possède la « bonne » propriété, donc mérite l’accueil dans le moi, mais encore de savoir si elle est là dans le monde extérieur de sorte qu’on puisse s’en emparer si besoin est. Pour comprendre ce progrès, il faut se souvenir que toutes les représentations sont issues de perceptions, qu’elles en sont des répétitions. Originellement, l’existence de la représentation est donc déjà un garant de la réalité du représenté. L’opposition entre subjectif et objectif n’existe pas dès le début. Elle s’instaure seulement par le fait que la pensée possède la capacité de présentifier de nouveau, par reproduction dans la représentation, quelque chose autrefois perçu, l’objet n’ayant plus à être encore présent à l’extérieur. La fin première et immédiate de l’examen de réalité n’est donc pas de trouver dans la perception réelle un objet correspondant au représenté mais de le retrouver, de se convaincre qu’il est encore présent. Un nouvel apport contribuant à rendre étrangers l’un à l’autre le subjectif et l’objectif pro­ vient d’une autre capacité de la faculté de penser. La reproduction de la perception dans la représentation n’en est pas toujours la répétition fidèle ; elle peut être modifiée par des omissions, altérée par des fusions entre divers éléments. L’examen de réalité a ensuite alors à contrôler jusqu’où vont ces déformations. Mais on reconnaît, comme condition pour la mise en place de l’examen de réalité, que se soient perdus des objets qui autrefois avaient apporté une satisfaction réelle.

Le juger est l’action intellectuelle qui décide du choix de l’action motrice, met un terme à l’ajournement par la pensée et fait passer du penser à l’agir. L’ajournement par la pensée, j’en ai aussi traité déjà en un autre endroit. Il est à considérer comme une action d’essai, un tâtonnement moteur avec des dépenses d’éconduction réduites. Faisons réflexion : où le moi avait-il pratiqué auparavant un tel tâtonnement, en quel endroit a-t-il appris la technique qu’il applique à présent au niveau des processus de pensée ? Cela s’est produit à l’extrémité sensorielle de l’appareil animique, au niveau des perceptions des sens. En effet, selon notre hypothèse, la perception n’est pas un processus purement passif, mais le moi envoie périodiquement dans le système de perception des petites quantités d’investissement au moyen desquelles il déguste les stimuli externes pour, après chacune de ces incursions tâtonnantes, se retirer de nouveau.

L’étude du jugement nous donne accès, peut-être pour la première fois, à la compréhension de l’apparition d’une fonction intellectuelle à partir du jeu des motions pulsionnelles primaires. Le juger est le développement ultérieur, approprié à une fin, de l’inclusion dans le moi ou de l’expulsion hors du moi qui, originellement, se produisaient selon le principe de plaisir. Sa polarité semble correspondre à la relation d’opposition des deux groupes de pulsions dont nous avons fait l’hypothèse. L’affirmation – comme substitut de l’unification – appartient à l’Éros, la négation – successeur de l’expulsion– à la pulsion de destruction. Le plaisir à la négation généralisé, le négativisme de tant de psychotiques, doit  être vraisemblablement à comprendre comme indice de la démixtion des pulsions par retrait des composantes libidinales. Mais l’opération de la fonction de jugement n’est rendue possible qu’avec la création du symbole de la négation qui a permis à la pensée un premier degré d’indépendance à l’égard des succès du refoulement et, par-là, à l’égard de la contrainte du principe de plaisir.

Avec cette conception de la négation s’accorde très bien ceci que l’on ne rencontre dans l’analyse aucun (« non » venant de l’inconscient, et que la reconnaissance de l’inconscient de la part du moi s’exprime en une formule négative. Nulle preuve plus forte de la mise à découvert réussie de l’inconscient que lorsque l’analysé y réagit par cette phrase : Cela je ne l’ai pas pensé, ou : À cela je n’ai (jamais) pensé.

[1] Le même processus est au fondement de ce processus bien connu de l’« évocation »a. « Quel bonheur que je n’aie pas eu ma migraine depuis si longtemps » ; pourtant, c’est la première annonce de l’accès dont on ressent déjà l’approche, mais auquel on ne veut pas encore croire.

  1. Cf. Études sur l’hystérie [GW, I, p. 129-130 ; OCF.P, Il] : « Frau Cäcilie, une dame d’une haute intelligence, à qui je dois d’avoir beaucoup avancé dans la compréhension des symptômes hystériques, m’a rendu moi-même attentif à la possibilité que de tels événements aient occasionné la superstition bien connue, attachée à l’invocation et à l’évocation. On ne doit jamais se vanter d’un bonheur, ni non plus tenter le Diable, sinon il arrive. »

[2] Cf. les développements dans « Pulsions et destins de pulsions » (Triebe und Tricbschicksale, GW, X, p. 226-232 ; OCF.P, XIII, p. 179-185).