Freud dans le texte
FREUD DANS LES TEXTES | Numéro 2022-4 L’absence
Deuil et mélancolie (Extrait)
Sigmund Freud, OCF.P, XIII, p. 263-268.
Le rapprochement de mélancolie et deuil paraît justifié par le tableau d’ensemble de ces deux états. En outre, les facteurs occasionnant les deux et provenant des actions exercées par la vie, coïncident, là où du moins ils sont transparents. Le deuil est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction venue à sa place, comme la patrie, la liberté, un idéal, etc. Sous l’effet des mêmes actions, chez maintes personnes que pour cela nous soupçonnons de disposition morbide, apparaît à la place du deuil une mélancolie. Il est aussi très remarquable qu’il ne nous vienne jamais à l’idée de considérer le deuil comme un état morbide et de le confier au médecin pour traitement, bien qu’il comporte de graves écarts par rapport au comportement de vie normal. Nous comptons bien qu’il sera surmonté après un certain laps de temps, et nous considérons qu’il serait inapproprié, voire nocif, de le perturber.
La mélancolie est caractérisée, du point de vue animique, par une humeur dépressive profondément douloureuse, une suppression de l’intérêt pour le monde extérieur, par la perte de la capacité d’amour, par l’inhibition de toute activité et l’abaissement du sentiment de soi, qui se manifeste en auto-reproches et auto-injures, et s’intensifie jusqu’à devenir attente délirante de la punition. Ce tableau est plus accessible à notre compréhension si nous considérons que le deuil montre les mêmes traits sauf un seul ; le trouble du sentiment de soi est dans son cas absent. Mais en dehors de cela, c’est la même chose. Le deuil grave, la réaction à la perte d’une personne aimée, comporte la même humeur douloureuse, la perte de l’intérêt pour le monde extérieur – dans la mesure où il ne fait pas penser au défunt, – la perte de la capacité de choisir quelque nouvel objet d’amour que ce soit – ce qui voudrait dire remplacer celui dont on est en deuil, – le fait de se détourner de toute activité qui n’est pas en relation avec le souvenir du défunt. Nous saisissons facilement que cette inhibition et restriction du moi est l’expression de l’abandonnement exclusif au deuil, ce qui fait qu’il ne reste plus rien pour d’autres visées et intérêts. À vrai dire, ce comportement nous semble non pathologique, pour la seule raison que nous savons si bien l’expliquer.
Nous acquiescerons aussi à la comparaison qui nomme «douloureuse » l’humeur du deuil. Sa justification nous apparaîtra vraisemblablement comme évidente lorsque nous serons en mesure de caractériser économiquement la douleur.
En quoi consiste alors le travail qu’opère le deuil ? Je crois qu’il n’y aura rien de contraint à le présenter de la façon suivante : l’examen de réalité a montré que l’objet aimé n’existe plus, et édicte dès lors l’exigence de retirer toute libido de ses connexions avec cet objet. Là-contre s’élève une rébellion compréhensible, on peut observer d’une façon générale que l’homme n’abandonne pas volontiers une position libidinale, pas même lorsqu’un substitut lui fait déjà signe. Cette rébellion peut être si intense qu’on en vienne à se détourner de la réalité, et à maintenir l’objet par une psychose de souhait hallucinatoire (voir le précédent traité). Ce qui est normal, c’est que le respect de la réalité conserve la victoire. Mais la tâche assignée par la réalité ne peut être aussitôt accomplie. En fait, elle est exécutée en détail, avec une grande dépense de temps et d’énergie d’investissement, et pendant cela l’existence de l’objet perdu est continuée psychiquement. Chacun des souvenirs et des attentes, pris un à un, dans lesquels la libido était rattachée à l’objet, est positionné, surinvesti, et sur chacun est effectué le détachement de la libido. Pourquoi cette activité de compromis, où s’exécute en détail le commandement de la réalité, est-elle si extraordinairement douloureuse, il n’est pas du tout facile de l’indiquer en se fondant sur l’économie. Il est remarquable que ce déplaisir de la douleur nous semble aller de soi. Mais il est de fait qu’après l’achèvement du travail de deuil le moi redevient libre et non-inhibé.
Appliquons maintenant à la mélancolie ce que nous avons appris du deuil. Dans une série de cas, il est manifeste qu’elle peut être, elle aussi, réaction à la perte d’un objet aimé ; dans d’autres circonstances occasionnantes, on peut reconnaître que la perte est de nature plus idéelle. L’objet n’est peut-être pas réellement mort, mais il s’est trouvé perdu en tant qu’objet d’amour (cas, par ex., d’une fiancée abandonnée). Dans d’autres cas encore, on croit devoir s’en tenir à l’hypothèse d’une telle perte, mais on ne peut pas clairement reconnaître ce qui fut perdu, et l’on est, à plus forte raison, en droit d’admettre que le malade, lui non plus, ne peut pas saisir consciemment ce qu’il a perdu. D’ailleurs, ce cas pourrait aussi se rencontrer encore lorsque la perte occasionnant la mélancolie est connue du malade, celui-ci sachant certes qui il a perdu, mais non ce qu’il a perdu en cette personne. Ainsi nous serait suggéré de rapporter, d’une façon ou d’une autre, la mélancolie à une perte d’objet soustraite à la conscience, à la différence du deuil dans lequel rien de ce qui concerne la perte n’est inconscient.
Dans le deuil, nous trouvions l’inhibition et l’absence d’intérêt élucidées sans reste par le travail de deuil qui absorbe le moi. Un travail intérieur semblable sera, dans la mélancolie, ici encore, la conséquence de la perte inconnue, perte qui de ce fait sera responsable de l’inhibition de la mélancolie. Si ce n’est que l’inhibition mélancolique nous fait une impression énigmatique, parce que nous ne pouvons pas voir ce qui absorbe si complètement les malades. Le mélancolique nous montre encore une chose qui manque dans le deuil, un abaissement extraordinaire de son sentiment du moi, un prodigieux appauvrissement du moi. Dans le deuil le monde est devenu pauvre et vide, dans la mélancolie, c’est le moi lui-même. Le malade nous dépeint son moi comme n’étant digne de rien, incapable d’activité et moralement réprouvable, il se fait des reproches, s’injurie et attend expulsion et punition. Il se rabaisse devant tout un chacun, déplore pour chacun des siens qu’il soit lié à sa si indigne personne. Il ne peut pas juger qu’une modification s’est produite en lui, mais étend au passé son autocritique ; il affirme n’avoir jamais été meilleur. Le tableau de ce délire de petitesse – principalement moral – se complète par insomnie, refus de la nourriture et un surmontement, psychologiquement des plus remarquables, de la pulsion qui contraint tout ce qui vit à s’accrocher à la vie. Il serait scientifiquement comme thérapeutiquement tout aussi infructueux de contredire le malade, qui porte de telles accusations contre son moi. Il doit bien avoir, en quelque façon, raison, et dépeindre quelque chose qui se trouve être tel qu’il lui apparaît. Nous ne pouvons que confirmer immédiatement, sans restriction, quelques-unes de ses déclarations. Il est effectivement aussi dépourvu d’intérêt, aussi incapable d’amour et d’activité qu’il le dit. Mais cela est, comme nous savons, secondaire, c’est la conséquence du travail intérieur, inconnu de nous, comparable au deuil, qui consume son moi. Dans certaines de ses autres auto-accusations, il nous semble également avoir raison et ne faire que saisir la vérité avec plus d’acuité que d’autres qui ne sont pas mélancoliques. Lorsque, dans son autocritique intensifiée, il se dépeint comme un homme petit, égoïste, insincère, non-autonome, dont tous les efforts ne tendaient qu’à cacher les faiblesses de son être, il pourrait bien, à ce que nous savons, s’être passablement approché de la connaissance de soi, et nous nous demandons seulement pourquoi l’on doit commencer par devenir malade pour être accessible à une telle vérité. Car il ne fait aucun doute que quiconque a trouvé une telle auto-estimation, et l’exprime devant d’autres – une estimation comme celle que le prince Hamlet tient toute prête pour lui-même et pour tous les autres[1] –, celui-là est malade, qu’il dise bel et bien la vérité ou qu’il se fasse plus ou moins tort. Il n’est pas difficile non plus de remarquer qu’il n’existe, selon notre jugement, aucune correspondance entre l’ampleur de l’auto-rabaissement et sa justification réelle. La femme, jusqu’à présent brave, capable et fidèle à son devoir, ne parlera pas mieux d’elle dans la mélancolie que celle qui n’est, en vérité, bonne à rien ; peut-être même la première a-t-elle plus de chances de tomber malade de mélancolie que l’autre dont nous non plus ne saurions rien dire de bon. Enfin, nous ne pouvons qu’être frappés du fait que le mélancolique ne se comporte pourtant pas tout à fait comme quelqu’un qui, de façon normale, est contrit de repentir et d’auto-reproche. Il manque la honte devant les autres, qui avant tout caractériserait ce dernier état, ou du moins elle n’apparaît pas de manière frappante. On pourrait presque mettre en relief chez le mélancolique le trait contraire, une expansivité importune qui trouve une satisfaction dans sa propre mise à nu. Il n’est donc pas essentiel de savoir si le mélancolique, dans son pénible auto-abaissement, a raison, dans la mesure où cette critique rejoint le jugement des autres. Ce dont nécessairement il s’agit, c’est bien plutôt qu’il décrit correctement sa situation psychologique. Il a perdu son respect de soi et a nécessairement pour cela une bonne raison. Nous nous trouvons alors il est vrai devant une contradiction qui nous pose une énigme difficile à résoudre. D’après l’analogie avec le deuil, il nous fallait conclure qu’il avait subi une perte quant à l’objet; ce qui ressort de ses dires, c’est une perte quant à son moi.
[1]. « Use every man after his desert, and who should scape whipping? », Hamlct, II, 2 [« Traitez chaque homme selon son dû, et qui échappera au fouet ? »].