Freud dans le texte
FREUD DANS LES TEXTES | Numéro 2024-4
L’identification
Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, OCF.P, XVI, Paris, Puf : 42-48.
L’identification est connue de la psychanalyse comme la manifestation la plus précoce d’une liaison de sentiment à une autre personne. Elle joue un rôle dans la préhistoire du complexe d’Œdipe. Le petit garçon fait montre d’un intérêt particulier pour son père, il voudrait et devenir et être comme lui, venir à sa place en tous points. Disons-le tranquillement : il fait du père son idéal. Ce comportement n’a rien à voir avec une position passive ou féminine envers le père (et envers l’homme en général), il est bien plutôt masculin par excellence. Il se concilie très bien avec le complexe d’Œdipe qu’il aide à préparer.
Simultanément à cette identification avec le père, peut-être même antérieurement à elle, le garçon a commencé à effectuer un véritable investissement d’objet de la mère selon le type par étayage. Il montre donc alors deux liaisons psychologiquement distinctes, envers la mère un investissement d’objet tout uniment sexuel, envers le père une identification à un modèle. Les deux subsistent un temps côte à côte sans s’influencer ni se perturber réciproquement. Par suite de l’unification, irrésistible dans sa progression, de la vie d’âme, elles finissent par se rencontrer et du fait de cette confluence naît le complexe d’Œdipe normal. Le petit remarque que le père lui fait obstacle auprès de la mère ; son identification avec le père prend maintenant une tonalité hostile et devient identique au souhait de remplacer le père également auprès de la mère. L’identification est au demeurant ambivalente dès le début, elle peut tout aussi bien se tourner vers l’expression de la tendresse que vers le souhait de l’élimination. Elle se comporte comme un rejeton de la première phase orale de l’organisation de la libido, dans laquelle on s’incorporait, par le fait de manger, l’objet désiré et prisé, et ce faisant on l’anéantissait en tant que tel. Le cannibale, comme on sait, en reste à ce point de vue. Il chérit ses ennemis jusqu’à la dévoration et il ne dévore pas ceux qu’il ne peut chérir d’une manière ou d’une autre[1].
Le destin de cette identification au père est facilement perdu de vue par la suite. Il peut alors advenir que le complexe d’Œdipe connaisse une inversion, que, dans une position féminine, le père soit pris comme l’objet duquel les pulsions sexuelles directes attendent leur satisfaction, et l’identification au père est alors devenue le précurseur de la liaison d’objet au père. La même chose vaut, avec les remplacements correspondants, également pour la petite fille[2].
Il est facile d’énoncer en une formule la différence entre une telle identification au père et un choix d’objet portant sur le père. Dans le premier cas le père est ce qu’on voudrait être, dans le second ce qu’on voudrait avoir. Ce qui fait donc la différence, c’est que la liaison s’attaque au sujet ou à l’objet du moi. C’est pourquoi la première de ces liaisons est possible, préalablement à tout choix d’objet sexuel. Il est bien plus difficile de donner de cette distinction une présentation métapsychologiquement visualisable. On reconnaît seulement que l’identification aspire à donner au moi propre une forme analogue à celle du moi autre, pris comme « modèle ».
C’est d’un contexte plus enchevêtré que nous détachons l’identification lors d’une formation de symptôme névrotique. Mettons que la petite fille, à laquelle nous allons maintenant nous en tenir, contracte le même symptôme de souffrance que sa mère, par exemple la même toux torturante. Eh bien, cela peut se produire par diverses voies. Ou bien l’identification est celle-là même qui vient du complexe d’Œdipe, qui signifie un vouloir-remplacer la mère par hostilité, et le symptôme exprime l’amour d’objet pour le père ; il réalise le remplacement de la mère sous l’influence de la conscience de culpabilité : Tu as voulu être la mère, maintenant tu l’es du moins dans la souffrance. C’est ici le mécanisme complet de la formation de symptôme hystérique. Ou bien alors le symptôme est le même que celui de la personne aimée (comme, par exemple, Dora dans le « Fragment d’une analyse d’hystérie »[3] imite la toux du père) ; ici nous ne pouvons décrire l’état de choses qu’ainsi : l’identification est venue à la place du choix·d’objet, le choix d’objet a régressé à l’identification. Nous avons vu que l’identification est la forme la plus précoce et la plus originelle de la liaison de sentiment ; dans les circonstances de la formation de symptôme, donc du refoulement, et de la domination des mécanismes de l’inconscient, il arrive souvent que le choix d’objet redevienne identification, donc que le moi fasse siennes les propriétés de l’objet. Il est à remarquer que, dans ces identifications, le moi copie une fois la personne non aimée, mais une autre fois la personne aimée. Il ne peut pas non plus nous échapper que l’identification est, les deux fois, partielle, extrêmement limitée, et emprunte seulement un trait unique à la personne-objet.
Il est un troisième cas de formation de symptôme, particulièrement fréquent et significatif, celui où l’identification fait totalement abstraction du rapport d’objet à la personne copiée. Quand, par exemple, une des jeunes filles d’un pensionnat a reçu, de celui qui est secrètement aimé, une lettre qui excite sa jalousie et à laquelle elle réagit par un accès hystérique, quelques-unes de ses amies, au courant du fait, vont attraper cet accès par la voie de l’infection psychique, comme nous disons. Le mécanisme est celui de l’identification sur la base d’un pouvoir se mettre ou d’un vouloir se mettre dans la même situation. Les autres aimeraient aussi avoir un rapport amoureux secret et, sous l’influence de la conscience de culpabilité, elles acceptent aussi la souffrance qui y est liée. Il serait inexact d’affirmer qu’elles s’approprient le symptôme à partir d’un sentiment partagé. Au contraire, le sentiment partagé n’apparaît qu’à partir de l’identification, et la preuve en est qu’une telle infection ou imitation s’instaure également dans des circonstances où il faut admettre, entre les deux personnes, une sympathie préexistante bien moindre que celle qui existe habituellement entre des amies de pension. L’un des moi a perçu dans l’autre une analogie significative sur un point, qui est dans notre exemple la même propension sentimentale ; il se forme là-dessus une identification sur ce point et, sous l’influence de la situation pathogène, cette identification se déplace, devenant le symptôme que l’un des moi a produit. L’identification par le symptôme devient ainsi l’indice d’un lieu de recouvrement des deux moi, qui doit être maintenu refoulé.
Ce que nous avons appris à partir de ces trois sources, nous pouvons le résumer comme suit : premièrement, l’identification est la forme la plus originelle de la liaison de sentiment à un objet ; deuxièmement, par voie régressive, elle devient le substitut d’une liaison d’objet libidinale, en quelque sorte par introjection de l’objet dans le moi ; et troisièmement, elle peut apparaître chaque fois qu’est perçue de nouveau une communauté avec une personne qui n’est pas objet des pulsions sexuelles. Plus cette communauté est significative, plus il faut que cette identification partielle puisse être couronnée de succès et correspondre ainsi au début d’une nouvelle liaison.
Nous pressentons déjà que la liaison réciproque des individus de la masse est de la nature d’une telle identification due à une importante communauté affective, et nous pouvons supposer que cette communauté réside dans le mode de liaison au meneur. Un autre pressentiment peut nous dire que nous sommes bien loin d’avoir épuisé le pro blème de l’identification et que nous nous trouvons devant le processus que la psychologie appelle « empathie », qui prend la plus grande part à notre compréhension de ce qui est étranger au moi chez d’autres personnes. Mais nous entendons ici nous limiter aux tout premiers effets affectifs de l’identification et laisser aussi de côté sa significativité pour notre vie intellectuelle.
La recherche psychanalytique qui, à l’occasion, s’est déjà aussi attaquée aux problèmes plus difficiles des psychoses, a pu nous faire voir aussi l’identification dans quelques autres cas qui ne sont pas immédiatement accessibles à notre compréhension. Je vais traiter en détail deux de ces cas comme matériau de nos réflexions ultérieures.
La genèse de l’homosexualité masculine est dans une grande série de cas la suivante : le jeune homme a été fixé à sa mère, au sens du complexe d’Œdipe, d’une manière inhabituellement longue et intense. Mais vient enfin, la puberté une fois achevée, le temps d’échanger la mère contre un autre objet sexuel. Advient alors un retournement soudain ; le jeune homme n’abandonne pas sa mère mais s’identifie avec elle, il se mue en elle et se met maintenant en quête d’objets qui puissent remplacer pour lui son moi, qu’il puisse aimer et entourer de ses soins, comme il en avait eu l’expérience de la part de la mère. C’est là un processus fréquent qui peut être confirmé aussi souvent qu’on veut et est naturellement totalement indépendant de toute hypothèse que l’on fait sur la force·de·pulsion organique et les motifs de cette soudaine transformation. Ce qui est frappant dans cette identification c’est son ampleur, elle mue le moi, dans une de ses parties éminemment importantes, le caractère sexuel, selon le modèle de ce qui a été jusqu’à présent l’objet. En cela, l’objet lui-même est abandonné ; qu’il le soit totalement ou seulement au sens d’un maintien dans l’inconscient, c’est ici hors de discussion. L’identification avec l’objet abandonné ou perdu, à fin de remplacement de celui-ci, l’introjection de cet objet dans le moi, n’est certes plus une nouveauté pour nous. Un tel processus peut à l’occasion s’observer directement sur le petit enfant. Récemment fut publiée dans l’Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse une telle observation dans laquelle un enfant, qui était malheureux à cause de la perte d’un petit chat, déclara sans détour qu’il était maintenant lui-même le petit chat, en vertu de quoi il rampait à quatre pattes, ne voulait pas manger à table, etc.[4]
Un autre exemple d’une telle introjection de l’objet nous a été donné par l’analyse de la mélancolie, affection qui compte bien la perte réelle ou affective de l’objet aimé au nombre de ses circonstances occasionnantes les plus frappantes. Un caractère majeur de ces cas est le cruel auto-abaissement du moi, en liaison avec une autocritique sans ménagement et d’amers autoreproches. Des analyses ont donné comme résultat que cette appréciation et ces reproches concernent au fond l’objet et constituent la vengeance du moi sur celui-ci. L’ombre de l’objet est tombée sur le moi, ai-je dit ailleurs[5]. L’introjection de l’objet est ici d’une netteté impossible à méconnaître.
Mais ces mélancolies nous montrent encore quelque chose d’autre qui peut prendre de l’importance pour nos considérations ultérieures. Elles nous montrent le moi partagé, dissocié en deux parts dont l’une fait rage contre l’autre. Cette autre part est celle modifiée par introjection, qui inclut l’objet perdu. Mais la part qui déploie une activité si cruelle ne nous est pas non plus inconnue. Elle inclut la conscience morale, instance critique dans le moi, qui même en temps normal s’est mise face au moi en position critique, jamais toutefois si inexorablement ni si injustement. Nous avons déjà dû, en des occasions antérieures, faire l’hypothèse (Narcissisme[6], Deuil et mélancolie[7]) que se développe dans notre moi une telle instance qui peut se mettre à part de l’autre moi et s’engager dans des conflits avec lui. Nous l’avons appelée l’« idéal du moi » et lui avons attribué comme fonctions l’auto-observation, la conscience morale[8]\ la censure de rêve et l’influence majeure dans le refoulement. Nous avons dit qu’elle était l’héritière du narcissisme originel, dans lequel le moi enfantin se suffisait à lui-même. Progressivement, elle accueillit, provenant des influences de l’environnement, les exigences que celui-ci posait au moi, auxquelles le moi ne pouvait pas toujours donner suite, de sorte que l’être humain, là où il ne peut être lui-même satisfait de son moi, puisse tout de même trouver sa satisfaction dans l’idéal du moi différencié à partir du moi. Dans le délire d’observation, nous avons constaté de plus que la dissociation de cette instance devient patente et qu’en même temps est mise à découvert sa provenance à partir des influences des autorités, des parents en premier. Mais nous n’avons pas oublié d’indiquer que le degré d’éloignement de cet idéal du moi par rapport au moi actuel est très variable pour l’individu pris isolément, et que chez beaucoup cette différenciation à l’intérieur du moi ne va pas plus loin que chez l’enfant.
Mais avant de pouvoir utiliser ce matériau pour la compréhension de l’organisation libidinale d’une masse, il nous faut encore prendre en considération quelques autres relations réciproques entre objet et moi[9].
[1] Voir « Trois essais sur la théorie sexuelle » [Drei Abhandlungen zu Sexualtheorie, GW, V, p. 98-99 ; OCF.P, VI, p. 134] et Abraham, « Recherches sur le stade de développement pré-génital le plus précoce de la libido » [«Untersuchungen über die früheste prii.genitale Entwicklungsstufe der Libido»], Intern, Zeitschr F. Psychoanalyse, IV [p. 71-97], 1916, et aussi ses « Contributions cliniques à la psychanalyse » [« Klinische Beitrii.ge zur Psychoanalyse »], Intern. Psychoanalyst. Bibliothek, vol. 10, 1921.
[2] Tochter : fille opposée à fils et non pas à garçon.
[3] « Bruchstück einer Hysterie-Analyse », GW, V, p. 245-246 ; OCFP, VI, p. 260-261.
[4] [Roman] Markuszewicz, Contribution à la pensée autistique chez les enfants [« Beitrag zum autistischen Denken bei Kindem »], Internationale Zeitschrift für Psychoanafyse, VI [p. 248-252], 1920.
[5] Deuil et mélancolie. Sammlung kleiner Schriften zur Neurosenlehre, 4e suite, 1918.
[6] « Zur Einführung des NarziBmus » (Pour introduire le narcissisme), GW, X, p. 161 ; OCF.P, XII.
[7] « Trauer und Melancholie » (Deuil et mélancolie), GW, X, p. 435 ; OCF.P, XIII, p. 270.
[8] das moralische Gewissen et non simplement das Gewissen, comme il est habituel chez Freud.
[9] Nous savons très bien qu’avec ces exemples empruntés à la pathologie, nous n’avons pas épuisé l’essence de l’identification et qu’ainsi nous laissons intacte une part de l’énigme de la formation en masse. Il faudrait qu’intervienne ici une analyse psychologique bien plus approfondie et plus englobante. Partant de l’identification, une voie mène, par l’imitation, à l’empathie, c’est-à-dire à la compréhension du mécanisme qui nous rend possible toute prise de position à l’égard d’une autre vie d’âme. Même dans les manifestations d’une identification existante, il y a encore beaucoup à élucider. Elle a entre autres comme conséquence qu’on restreint l’agression contre la personne avec laquelle on s’est identifié, qu’on la ménage et qu’on lui apporte son aide. L’étude de telles identifications, comme celles par exemple qui sont à la base de la communauté de clan, a fourni à Robertson Smithh ce résultat surprenant qu’elles reposent sur la reconnaissance d’une substance commune (Kinship and Marriage, 1885) et que de ce fait elles peuvent également être créées par un repas pris en commun. Ce trait permet de rattacher une telle identification à l’histoire originaire de la famille humaine, construite par moi dans « Totem et tabou ».