Freud dans le texte
FREUD DANS LES TEXTES | Numéro 2024-3
Sigmund Freud (1923b/1991), Le moi et le ça, Relations de dépendance du moi (extrait), OCF.P, XVI, Paris, Puf, p. 298-301.
Nos représentations du moi commencent à se clarifier, ses diverses relations à gagner en netteté. Nous voyons maintenant le moi dans sa force et dans ses faiblesses. Il est chargé de fonctions importantes, en vertu de sa relation au système de perception il instaure l’ordonnancement temporel des processus animiques et soumet ceux-ci à l’examen de réalité. Par la mise en circuit des processus de pensée, il obtient un ajournement des décharges motrices et il exerce sa domination sur les accès à la motilité. Cette dernière domination est assurément plus formelle que factuelle, le moi dans la relation à l’action a en quelque sorte la position d’un monarque constitutionnel sans la sanction duquel rien ne peut devenir loi, mais qui y regarde à deux fois avant d’opposer son veto à une proposition du Parlement. Le moi s’enrichit lors de toutes les expériences de la vie venant de l’extérieur ; mais le ça est son autre monde extérieur qu’il aspire à se soumettre. Il retire au ça de la libido, remodèle les investissements d’objet du ça en configurations du moi. Avec l’aide du sur-moi il puise, d’une manière qui nous est encore obscure, dans les expériences de la préhistoire accumulées dans le ça.
Il y a deux voies par lesquelles le contenu du ça peut pénétrer dans le moi. L’une est la voie directe, l’autre passe par l’idéal du moi et il peut être décisif pour bien des activités animiques qu’elles s’effectuent par l’une ou par l’autre des deux voies. Le moi se développe de la perception des pulsions jusqu’à la domination des pulsions, de l’obéissance aux pulsions jusqu’à l’inhibition des pulsions. À cette opération, l’idéal du moi, qui est d’ailleurs en partie une formation réactionnelle contre les processus pulsionnels du ça, prend une forte part. La psychanalyse est un outil qui doit rendre possible au moi la conquête progressive du ça.
Mais d’un autre côté, nous voyons ce même moi comme une pauvre créature qui est soumise à trois sortes de servitudes et subit par conséquent les menaces de trois sortes de dangers, provenant du monde extérieur, de la libido du ça et de la sévérité du sur-moi. Trois sortes d’angoisse correspondent à ces trois dangers, car l’angoisse est l’expression d’une retraite devant le danger. Comme être de frontière le moi veut faire l’intermédiaire entre le monde et le ça, rendre le ça docile au monde et rendre le monde, par le moyen de ses actions musculaires, conforme au souhait-du-ça. Il se comporte à proprement parler comme le médecin dans une cure analytique, en se recommandant lui-même – avec la considération qu’il porte au monde réel – comme objet libidinal au ça, et en voulant diriger sur soi la libido de celui-ci. Il n’est pas seulement l’aide du ça, mais aussi son valet soumis qui brigue l’amour de son maître. Il cherche si possible à rester en bonne entente avec le ça, revêt les commandements ics de ses rationalisations pcs, fait miroiter l’illusion que le ça obéit aux avertissements de la réalité même là où le ça est resté rigide et inflexible, maquille les conflits du ça avec la réalité et, si possible même, ceux avec le surmoi. Dans sa position intermédiaire entre ça et réalité, il ne succombe que trop souvent à la tentation de devenir flagorneur, opportuniste et menteur, un peu comme un homme d’État qui, bien qu’ayant une bonne intelligence de la situation, veut néanmoins s’affirmer dans la faveur de l’opinion publique.
Entre les deux espèces de pulsions il ne se tient pas impartial. Par son travail d’identification et de sublimation, il porte assistance aux pulsions de mort dans le ça pour la maîtrise de la libido, mais, ce faisant, encourt le danger de devenir objet des pulsions de mort et d’expirer lui-même. Il a dû, aux fins de cette assistance, se remplir lui-même de libido, il devient de ce fait lui-même représentant de l’Éros et veut dès lors vivre et être aimé.
Mais comme son travail de sublimation a pour conséquence dans le sur-moi une démixtion pulsionnelle et une libération des pulsions d’agression, il s’expose par son combat contre la libido au danger des sévices et de la mort. Quand le moi souffre de l’agression du sur-moi ou même succombe, son destin fait pendant à celui des protistes qui périssent de par les produits de décomposition qu’ils ont eux-mêmes fabriqués. Un semblable produit de décomposition, au sens économique, telle nous apparaît la morale à l’œuvre dans le sur-moi.
Parmi les relations de dépendance du moi, celle à l’égard du sur-moi est sans doute la plus intéressante.
Le moi est bel et bien le lieu de l’angoisse proprement dit. Menacé par les trois sortes de dangers, le moi développe le réflexe de fuite, en retirant son propre investissement de la perception menaçante ou du processus dans le ça estimé tel lui aussi, et en le dépensant comme angoisse. Cette réaction primitive est relayée ultérieurement par la mise sur pied d’investissements de protection (mécanisme des phobies). Ce que le moi redoute du danger externe et du danger libidinal dans le ça, on ne peut l’indiquer ; c’est, nous le savons, le terrassement ou l’anéantissement, mais on ne saurait le concevoir analytiquement. Le moi suit simplement la mise en garde du principe de plaisir. Par contre on peut dire ce qui se cache derrière l’angoisse du moi devant le sur-moi, derrière l’angoisse de conscience. En provenance de l’être supérieur, qui devint l’idéal du moi, menaçait jadis la castration, et cette angoisse de castration est vraisemblablement le noyau autour duquel se dépose l’angoisse de conscience ultérieure, c’est elle qui se poursuit comme angoisse de conscience.
Cette proposition claironnante : toute angoisse est à proprement parler angoisse de mort, c’est à peine si elle recèle un sens, en tout cas elle ne peut pas être justifiée . Au contraire, il me paraît tout à fait juste de départager l’angoisse de mort de l’angoisse d’objet (angoisse de réel) et de l’angoisse de libido névrotique. Elle pose à la psychanalyse un difficile problème, car la mort est un concept abstrait au contenu négatif, pour lequel il ne peut être trouvé de correspondance inconsciente. Le mécanisme de l’angoisse de mort pourrait être seulement que le moi se défait dans une très large mesure de son investissement de libido narcissique, que donc il s’abandonne lui-même comme d’ordinaire en cas d’angoisse il abandonne un autre objet. J’estime que l’angoisse de mort se joue entre moi et sur-moi.
Nous connaissons la survenue d’angoisse de mort dans deux conditions qui sont du reste tout à fait analogues à celles du développement d’angoisse connu par ailleurs, comme réaction à un danger externe et comme processus interne, par exemple dans la mélancolie. Le cas névrotique peut encore une fois aider à notre compréhension du cas réel.
L’angoisse de mort de la mélancolie n’admet qu’une seule explication, à savoir que le moi s’abandonne lui-même parce que il se sent haï et persécuté par le sur-moi au lieu d’en être aimé. Vivre est donc pour le moi synonyme de être-aimé, être aimé par le sur-moi qui ici encore entre en scène comme représentant du ça. Le sur-moi représente la même fonction protectrice et salvatrice qu’antérieurement le père, ultérieurement la providence ou le destin. Mais cette même conclusion, le moi doit aussi la tirer quand il se trouve dans un danger réel excessif, qu’il ne croit pas pouvoir surmonter par ses propres forces. Il se voit délaissé par toutes les puissances protectrices et se laisse mourir. C’est du reste encore et toujours la même situation qui se trouvait à la base du premier grand état d’angoisse, celui de la naissance, et de l’angoisse-désirance infantile, celle de la séparation d’avec la mère protectrice.
Sur la base de tout ce qui vient d’être exposé, l’angoisse de mort, comme l’angoisse de conscience, peut donc être conçue comme élaboration de l’angoisse de castration. Étant donné la grande significativité du sentiment de culpabilité pour les névroses, on ne saurait pas non plus écarter l’idée que l’angoisse névrotique commune connaît dans des cas graves un renforcement par le développement d’angoisse entre moi et sur-moi (angoisse de castration, de conscience, de mort).
Le ça, auquel nous sommes ramenés pour finir, n’a aucun moyen de témoigner au moi amour ou haine. Il ne peut pas dire ce qu’il veut ; il n’a mis en place aucune volonté unitaire. Éros et pulsion de mort combattent en lui ; nous avons vu avec quels moyens les premières de ces pulsions se mettent sur la défensive face aux autres. Nous pourrions présenter les choses comme si le ça se trouvait sous la domination des pulsions de mort, muettes mais puissantes, qui veulent avoir leur repos et amener au repos le trouble-paix Éros selon les signes adressés par le principe de plaisir, mais nous craignons, ce faisant, de sous-estimer néanmoins le rôle d’Éros.