Le dandy et la dissolution des repères de la certitude
Extrait de l’ouvrage de Françoise Coblence, Le dandysme, obligation d’incertitude. Paris, Puf, 1988 (pp. 33-37).
L’effet du dandysme est paradoxal : il est devenu lieu commun et topos ordinaire de le présenter comme une tentative de singularisation hors du commun. À vouloir estimer dandy toute attitude exceptionnelle, le dandysme se transforme en étiquette banal, pour ne pas dire conventionnel. Rien ne paraît remettre en question l’évidence de la protestation du dandy contre la médiocrité de la société moderne. Concentré dans la devise nil mirari, l’image prévaut du dandy qui étonne, mais que rien n’étonne, qui entend se distinguer quand le monde s’uniformise, et manifester la supériorité aristocratique de son esprit face à la loi du nombre et de l’anonymat.
Baudelaire a conféré à cette conception ses lettres de noblesse. En hypostasiant son interprétation pour y lire la vérité du dandysme, on affirme avec lui, et, une fois pour toutes, que le dandysme est « le besoin ardent de se faire une originalité », un culte de soi-même qui survit à tout, le sursaut désespéré de quelques « happy few » qui ne se résignent pas au triomphe d’une démocratisation prosaïque. Désabusé et mélancolique, le dandysme serait « le dernier éclat d’héroïsme dans les décadences » [1]. Quand s’avèrent épuisées les récriminations et la colère contre la bêtise du temps, le dandysme pourrait encore surprendre en en faisant l’éloge. Il se consumerait alors dans l’expression systématiquement négative d’une différence figée en doctrine.
Certains effets d’un dandysme social, dandysme mondain d’un petit groupe, les Dandys des Boulevards sous Louis-Philippe par exemple, relèvent bien d’une telle interprétation. Mais considérer le dandysme comme un phénomène de transition, la réaction ou la réactivation de valeurs d’Ancien Régime, la traduction du mépris pour l’égalitarisme démocratique ne permet pas de rendre compte de la nouveauté du personnage de Brummell, de son emprise, ou du rôle complexe que joue le dandy pour Baudelaire et pour Barbey d’Aurevilly.
Walter Benjamin, dans son souci d’éclairer les diverses figures baudelairiennes de la modernité, accentue en revanche l’actualité du dandy, en affinité avec le monde bourgeois de la marchandise, dont, selon lui, il procéderait : « En vérité, il est impossible de ne pas voir que les traits rassemblés dans la figure du dandy portent une marque historique tout à fait précise. Le dandy est une création des Anglais, qui avaient alors un rôle dominant dans le commerce mondial. Le réseau commercial qui couvre la terre entière se trouvait aux mains des boursiers londoniens ; ses mailles enregistraient les frémissements les plus divers, les plus ordinaires, les plus imperceptibles. Le négociant devait réagir à tous ces mouvements sans trahir et ses réactions. Les dandys reprirent à leur compte le conflit qui naissait ainsi en lui. Ils élaborèrent l’entraînement ingénieux qui était nécessaire pour le surmonter. Ils allièrent la réaction immédiate, rapide comme l’éclair, à la physionomie et à l’attitude détendues et même nonchalantes. Le tic, qui fut un moment considéré comme un détail distingué, est dans une certaine mesure la formulation maladroite, gauche, du problème » [2]. Benjamin, certes, fait ici peu de cas de la dimension esthétique du dandy, de la fonction allégorique qu’il lui reconnaît par ailleurs. On ne peut rabattre toute uniment le dandysme sur les attitudes de boursier ou du négociant. Mais ce curieux portrait garder un effet décapant : loin de la nostalgie passéiste, de l’attachement romantique à la distinction aristocratique, le dandysme se mesure à la vitesse des réactions, à la force de l’impénétrabilité, à la maîtrise des émotions. Le personnage ne présente pas un culte de soi esthétisant, mais il reste position individuelle séparé. La modernité du dandy est ici limitée à sa mise en relation avec le capitalisme. Mais si, à l’écart du « marxisme » de Benjamin, et en s’attachant à une lecture politique, telle que nous y convie Claude Lefont, on met en évidence dans la modernité les caractéristiques d’une société démocratique, le portrait même du dandy que propose Walter Benjamin se monte en étroite résonance avec ces caractéristiques.
Comme l’avait perçu Tocqueville qui l’opposait à la société aristocratique, la démocratie apparaît comme une forme de société confrontée à la contradiction générale que libère la disparition d’un fondement de l’ordre social. Tocqueville montre ces contradictions à l’œuvre, notamment chez l’individu, dans l’opinion, dans le pouvoir. Soustrait aux anciens réseaux de dépendance personnelle, voué à la liberté de juger, d’échanger et d’agir selon ses propres normes, l’individu se trouve par ailleurs isolé, démuni. Le dandy, à cet égard, peut sembler la pleine actualisation de l’individu en démocratie, tel que Tocqueville le décrit :
« Ceux-là ne doivent rien à personne, ils n’attendent pour ainsi dire rien de personne ; ils s’habituent à se considérer toujours isolément, ils se figurent volontiers que leur destinée tout entière est entre leurs mains.
Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur [3] ».
Dans la société démocratique, l’opinion conquiert sont trois à l’expression et à la communication, mais devient une force en soi, se détachant des individus pour s’ériger au-dessus d’eux. Le pouvoir, affranchi de l’arbitraire d’un gouvernement personnel, mais anéantissant tous les foyers particuliers d’autorité, apparaît comme « le pouvoir de personne », risquant par là-même de devenir sans limites. Tocqueville s’est attaché à montrer que l’affirmation nouvelle du singulier s’effaçait sous le règne de l’anonymat. Fidèle au mouvement de la pensée de Tocqueville plus qu’aux thèses elles-mêmes, Claude Lefort examine la « contrepartie de la contrepartie ». Il observe ce qui se reconquiert contre l’anonymat, l’irruption du neuf, le déploiement du multiple, la manifestation de l’hétérogénéité de la vie sociale [4].
Bien loin de se donner à voir comme la transparence d’une institution, la démocratie signale donc une mutation d’ordre symbolique, dont témoigne la nouvelle position du pouvoir. Cette nouvelle position devient pleinement sensible dans son opposition au système monarchique de l’Ancien Régime, rapporté à une matrice théologico-politique, où le pouvoir est incorporé dans la personne du prince, instance séculière, et représentant de Dieu, où le royaume se représente comme un corps – « a permanent body composed of transitory parts » [5]. Dans la démocratie, en revanche, le lieu du pouvoir, affranchi de l’instance transcendante qui en garantissant l’ordre et la permanence, s’avère lieu vide, inoccupable, infigurable [6].
Or Brummell, à sa mesure, participe de cette mutation. On peut interpréter sa rivalité avec le prince de Galles, la dérision qu’il pratique à l’encontre du corps de ce dernier comme un mouvement qui rejoindrait une désincorporation du pouvoir princier. La désincorporation est d’autant mieux marquée que le corps de Brummell ne sera porteur d’aucun pouvoir. Le vide qu’il présente renverrait à la représentation désormais impossible de la société comme totalité organique, à une société où les individus cessent d’être liés à quelque chose d’extérieur à eux pour n’être rapportés qu’à eux-mêmes. À partir de cette absence, le dandy peut se révéler comme l’exaspération d’un processus d’individuation et de séparation inimaginable dans une société aristocratique. Mais il est aussi individu « qui se constitue sous le pôle d’une indétermination nouvelle ». Plutôt que de souscrire à l’alternative tocquevillienne selon laquelle l’individu apparaît dans la pleine affirmation de soi ou disparaît entièrement, englouti par l’Opinion, on peut insister, en effet, sur l’incertitude qui caractérise la position du sujet dans les sociétés démocratiques où l’identité ne cesse de faire question
S’affirmant comme individu, tout en exposant son indétermination, le dandy se manifeste bien comme une figure radicalement nouvelle et moderne, en rupture avec l’idéal aristocratique, irréductible au courtisan ou à l’honnête homme. Le dandy est inséparable de la dissolution des repères de la certitude, de la perte des critères de représentation qui s’effectue. Mais, répétons-le, cette expérience n’est pour le dandysme le lieu d’aucune nostalgie ; elle n’est l’occasion d’aucune tentative de restauration, d’aucune position de repli.
On présente souvent le détachement du dandy comme retrait du politique, désengagement prudent, méprisant ou lucide ; et il est vrai que l’apparition du dandy sur un espace public ne constitue pas un acte politique au sens où elle serait formatrice d’un monde commun aux hommes. Mais elle apparaît comme geste politique si on la rapporte à la société qui lui est contemporaine – la société démocratique –, société où les mutations qui affectent le corps social ne peuvent être pensées à l’écart du politique. Seul une lecture globalisante du dandysme le présente donc comme un phénomène atemporel et apolitique. Si, en revanche, on tente de donner un contenu précis à la modernité du dandy en la rapportant à la modernité démocratique, l’analyse de la société démocratique comme une société où le lieu du pouvoir s’avère infigurable confère au dandysme une dimension éminemment politique. D’une part, le dandy entretient un rapport étroit avec un pouvoir déclinant et qu’il contribue à amoindrir, comme en témoignent les liens de Brummell avec le prince de Galles ; d’autres part, et surtout, le dandy, bien loin de faire figure d’esthète apolitique, incarne et met en scène de la façon la plus aiguë l’incertitude de l’individu en démocratie. À certains égards, le dandy renvoie à la société sa propre image, sa propre infigurabilité, sa propre interrogation sur son identité. C’est à cette lumière qu’on peut lire les petits évènements dont se tisse la vie de Brummell.
Références
[1] Baudelaire C. Le peintre de la vie moderne. tome 2, pp. 710-711.
[2] W. Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad. J. Lacoste, Payot, 1982, pp. 138-139.
[3] Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 1961, t. 2, p. 106.
[4] Claude Lefont, « De l’égalité à la liberté », Essais sur le politique, Paris, Le Seuil, 1986, p. 217.
[5] E. Burke, Reflexions on the Revolution in France, Penguin Books, 1973, p. 120.
[6] Nous renvoyons aux analyses de Claude Lefont, L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1981, et Essais sur le politique, op. cit.