Entretien avec Nathalie Zilkha
Rfp : Nathalie Zilkha, votre récent livre L’altérité révélatrice (Paris, Puf, 2019), tout en abordant des thèmes variés, présente une grande cohérence et unité, que ressaisit son titre « L’altérité révélatrice » : pouvez-vous développer celui-ci?
Nathalie Zilkha : J’ai saisi l’occasion de cet ouvrage pour remettre au travail des thèmes qui me tiennent à cœur depuis longtemps. Ils s’articulent autour d’une ligne générale que je résumerai ainsi : le patient rencontre l’analyse et l’analyste et, chemin faisant, se découvre autre et autrement lui-même. Un regard rétrospectif sur mes travaux m’a permis de constater qu’ils étaient souvent traversés, voire portés, par la question du cheminement vers soi à travers la rencontre avec l’autre dans le travail analytique, et, corrélativement, par celle de « l’altérité révélatrice de soi ». Dans la cure, la réalité psychique inconsciente et le transfert, l’analyste et le contre-transfert, l’analyse, avec son cadre et son ancrage théorique, sont les porteurs d’une altérité potentiellement révélatrice de soi. Du côté de « l’autre en soi », je pense aussi à l’identification, ombre portée de l’objet, avec sa part d’énigme, et révélatrice de ce qui relie le sujet à l’objet.
Il existe une tension inévitable entre le processus de subjectivation et l’altérité, ainsi que des moments de trouble, ou d’inquiétante étrangeté, dans la rencontre avec soi et avec l’autre. Il s’agira, pour l’analyste, de les rendre tolérables pour l’analysant et féconds pour l’analyse. Imaginons un patient dont la pensée se fixe sur un élément « perçu » chez l’analyste, fait halte et semble s’exciter sur place. Comment l’analyste favorisera-t-il un mouvement vers une pensée « respirante » qui puisse s’enrichir tant de la réalité psychique que de la réalité perceptive ? Comment aidera-t-il l’analysant à rencontrer et à dépasser ce qui l’entrave sur ce chemin ?
Sous la pression du transfert, il arrive aussi que la tension entre subjectivation et altérité dérive vers une subjectivité fermée sur elle-même, ou vers une aliénation à l’autre. À l’extrême, le sujet pourrait être temporairement contraint d’adopter une posture serrée qui lui permette de se défendre contre l’altérité interne et externe, mais qui risque de le placer dans une situation de radicale étrangeté à lui-même.
Nous gagnons donc à nous intéresser autant à la manière dont l’analysant accueille l’altérité qu’aux conditions qui soutiennent son potentiel de subjectivation. Quel dispositif proposer ? Comment l’habiter de notre « présence » et de notre « absence » ? Quel(s) style(s) interprétatif(s) choisir ? Pour que l’altérité puisse devenir « révélatrice de soi », il faut aussi que le sujet puisse « l’interroger associativement » ; j’entends par là qu’il puisse l’explorer par une pensée associative qui se fasse caisse de résonance de la perception. L’émergence de tels mouvements se heurte parfois à un interdit de penser, un tabou ou de la honte. C’est le cas notamment si l’interrogation se sexualise, ou lorsqu’elle rencontre un point de déni de l’objet de transfert, de ses objets… ou de l’analyste lui-même.
J’ai choisi de m’intéresser à la manière dont le travail analytique invite le sujet à s’ouvrir à l’altérité, à la rencontrer, à se laisser l’interroger, et la faire vivre associativement, sans savoir si et comment il en sera transformé, ni ce qu’il en adviendra.
Rfp : La deuxième partie, « De l’autre en soi. L’énigme de l’ombre portée de l’objet », reprend, à propos du surmoi, vos interrogations de la première partie sur les enjeux de la présence de l’objet pour la subjectivation : pourriez-vous nous les présenter ?
NZ : La question que vous posez est complexe, elle implique plusieurs plans et mériterait un long développement. Je vais me contenter d’esquisser certains points. Au préalable, je voudrais préciser que la question des enjeux de la présence de l’objet, des particularités de sa présence, trouve surtout son sens dans l’articulation avec celle des enjeux de son absence. Le processus de subjectivation se fait sur fond d’alternance entre présence et absence de l’objet. Ces deux modes, ces deux « temps », s’articulent et œuvrent ensemble.
Le premier plan que je mentionnerai concerne le développement de fonctions essentielles au processus de subjectivation que l’objet soutient par sa présence et son propre fonctionnement psychique. Pensons notamment à la réflexivité et à la différenciation, des enjeux « précoces » de la subjectivation. Comment l’analyste, et l’analyse, peuvent-ils répondre aux enjeux de la présence de l’objet pour la subjectivation et quels sont les éventuels aléas d’une telle réponse ? Prenons un exemple. Lorsqu’il nous arrive de moduler nos interventions de manière à soutenir le développement de la réflexivité, nous pourrions courir le risque d’entraver la réceptivité à l’altérité, ou glisser vers un trop de présence avec son potentiel d’aliénation.
Le deuxième plan concerne la manière dont certaines modalités de présence de l’objet complexifient ou gênent le processus de subjectivation de l’individu. Je pense à des particularités du fonctionnement psychique de l’objet, dont son investissement du sujet, ainsi que des configurations plus larges, qui peuvent impliquer du déni ou du traumatique sur plusieurs générations, autant de configurations qui peuvent infiltrer le fonctionnement psychique du sujet. Dans le travail analytique, elles s’actualisent souvent sous la forme d’agieren ou encore d’accrocs dans le processus. De fait, pour favoriser l’appropriation subjective, l’analyste cherchera à refléter, de manière différenciée, ce qui tient du sujet et ce qui se réfère plutôt aux objets de celui-ci. Il le fera en appui sur son travail de contre-transfert.
Dans la deuxième partie de mon livre, je m’intéresse tout particulièrement aux identifications aliénantes et à ce qui entrave les remaniements identificatoires fondamentaux pour le processus de subjectivation dans sa dimension adolescente. En me référant à ma clinique et en appui sur des références littéraires et cinématographiques, je considère notamment « les objets grandioses » (Freud) et l’idéalisation, la dimension traumatique de certaines identifications et les enjeux narcissiques ou œdipiens de l’objet, tels qu’ils se révèlent chez le sujet. L’individu peut en effet être aliéné, par la voie de ses identifications, au narcissisme de l’objet, et/ou à la conflictualité œdipienne de celui-ci. Dans ces situations les enjeux « adolescents » de la subjectivation, notamment les remaniements du rapport moi-surmoi, avec la désexualisation et le dégagement de l’empreinte narcissique de l’objet sont complexifiés.
La Lettre au père de Kafka est illustrative d’une configuration identificatoire en impasse qui grève tragiquement le processus de subjectivation. Franz Kafka y décrit le sentiment d’être maintenu sous le joug de son père avec pour résultat que ses aspirations profondes se retrouvent, répétitivement, minées. Il cherche à approcher ce qui, de son père et de son interaction avec lui, pèse si lourdement sur sa réalité psychique et son processus de subjectivation et tente de préciser ce qui, en lui-même, creuse cette empreinte. Comment a-t-il été investi par son père ? Comment a-t-il intériorisé cet investissement ? Et quelle empreinte cet investissement a-t-elle encore dans sa psyché ? Aussi coincé dans une logique narcissique que l’objet paternel auquel il est identifié, Franz Kafka désespère de trouver une issue ; à chaque croisée des chemins, il semble rencontrer le même objet paternel, d’autant qu’il ne peut s’appuyer sur d’autres modalités identificatoires pour se désidentifier de lui.
Quelles implications pour la clinique ? Comment adressons-nous ces configurations identificatoires en impasse qui grèvent le potentiel de subjectivation ? Nous connaissons le potentiel de transformation d’un face-à-face – voire d’un corps-à-corps – avec les imagos, tel qu’il peut se déployer dans la relation transférentielle, mais il n’arrive pas toujours à point nommé et, dans certaines situations, s’avère davantage explosif que symbolisant. Certaines formes d’intervention, classiquement envisagées comme un étayage pour le moi, peuvent contribuer à modifier le rapport de force moi-surmoi et soutenir une désexualisation du surmoi. D’autres semblent se rapprocher davantage d’une des voies naturellement investies par l’adolescent pour le remaniement de la relation moi-surmoi, l’investissement du groupe des pairs.
Dans des conditions favorables, certaines interventions humoristiques de l’analyste peuvent également soutenir une modification de la relation moi-surmoi. À travers ce style d’intervention, l’analyste se situe à la fois comme quelqu’un qui ne se laisse pas intimider par les figures imagoïques, et comme quelqu’un qui ne joue pas le rôle qui lui est dévolu par l’imago. En identification au fonctionnement psychique de son analyste, l’analysant fait l’expérience qu’il est possible d’interroger l’objet, de mettre en question ses dénis éventuels ; il est possible de dépasser la peur de l’imago, de renoncer à la fascination qu’elle exerce, et de renoncer à la soumission qu’elle appelle.
Quelles que soient les modalités interprétatives, le dégagement de l’emprise de l’imago, et le travail de désidentification, se font surtout petit à petit, détail par détail, corrélativement au déploiement progressif de l’imago sur la scène du transfert et dans le travail de construction.
Rfp : La troisième partie, « en séance », met cette fois en regard l’interprétation de l’analyste et l’agieren de l’analysant. Comment l’analyste peut-il favoriser un certain « jeu » sur ce plan, et comment articulez-vous cette dimension avec la question de la fin de la cure ?
NZ : Votre question articule de manière intéressante les différents chapitres de cette troisième partie, qui s’ouvre avec « Au fil du transfert, jouer », passe par différents chapitres autour de l’agieren, et se termine par une réflexion sur les limites mouvantes de l’analysabilité. En appui sur l’association libre, l’écoute en égal suspens et l’interprétation, se tisse une aire de jeu qui favorise la transformation de la répétition agie, ou de l’agieren, en une forme originale, inédite ; elle sert ainsi le processus de subjectivation.
L’interprétation est tout naturellement engagée dans cette réflexion. L’interprétation reflète en effet la disposition ludique de l’analyste et précise la nature et la forme de son invitation au jeu du transfert. L’analyste quittera-t-il le terrain de jeu pour interpréter ? Ou interprètera-t-il depuis ce terrain, en étant suffisamment en décalage pour se permettre une certaine résonance ? Certaines interventions de l’analyste accompagnent, « par petites touches », le mouvement inconscient de l’analysant et lui permettent de mieux entendre son improvisation en cours. Avec ces interprétations qui allient décalage et résonance, nous entrons dans l’aire de jeu au risque de ne pas savoir de quel « jeu » il s’agit, ni si on saura en jouer, au risque aussi que l’analysant ne joue plus. Sur ce terrain, nous sommes confrontés, à l’incertitude, à l’imprévu, voire à l’insolite de ce qui pourrait advenir.
Le « jouer », qui se fait sur fond de transfert, implique une certaine disposition psychique des deux protagonistes, une relative souplesse, une ouverture à de l’indéterminé. Le prédéterminé nuit au jeu, et le transfert est déjà bien entrelacé de déterminé. « Jouer » ne va donc pas forcément de soi. Cela implique pour l’analysant de pouvoir se décentrer de sa « vérité », sans se désengager de sa réalité psychique, de pouvoir entendre d’autres voix que la sienne, de s’ouvrir à des modulations et des variations qui s’avèrent parfois inopportunes, ou trop décalées… et pour l’analyste de ne pas se replier sur du déjà connu.
Dans cette forme d’improvisation à deux, nous donnons le temps à la réalité psychique de l’analysant de se déployer et le temps à notre écoute de s’affiner. Lorsque nous interprétons, nous jouons, au contact des manifestations de notre contre-transfert, une partition qui n’est pas encore écrite, une « partition improvisée », dans laquelle il y a de la place et de la liberté pour l’improvisation de l’analysant. Et écrivant cela, j’ai sans doute autant à l’esprit la référence winnicottienne que le dispositif du psychodrame psychanalytique.
C’est évidemment aussi à partir de qui il est, de sa personnalité et de son style, que l’analyste peut favoriser une certaine dimension de « jeu » dans le travail analytique. Un élément me paraît toutefois déterminant : la réceptivité de l’analyste à l’inconnu. Que l’analyste puisse se laisser authentiquement surprendre par le transfert, par ses formes singulières, telles qu’elles se révèlent ou qu’elles adviennent, est important. En laissant jouer en lui le caractère de surprise et de discontinuité, en se laissant jouer par l’agieren, l’analyste a le plus de chance d’offrir une réponse inédite et féconde à ce qui est en souffrance chez son analysant.
En ce qui concerne l’articulation, à laquelle vous me proposez de réfléchir, entre la dimension du « jeu » et la fin de la cure, je ne pense pas qu’il y ait une réponse unique : pour certains analysants, l’accès à cette dimension constitue une ouverture à un travail différent, alors que pour d’autres, il permet d’entrevoir la fin de la cure. Il me semble tout de même que la capacité de « jouer » seul, c’est-à-dire au contact avec ses interlocuteurs internes – mais en l’absence de l’analyste et après avoir « joué » avec lui – soutient une rencontre ouverte et souple avec l’altérité, en soi et dans le monde, bien au-delà de la cure.
Rfp : Vous dites : « Lorsque nous interprétons, nous jouons, au contact des manifestations de notre contre-transfert, une partition qui n’est pas encore écrite… » Jeu, interprétations, écoute, variations, etc., les références à la musique sont explicites dans vos propos. La musique, le jeu instrumental ont-ils une place particulière dans cette révélation de soi ? Quelle analogie ont-ils avec le travail de l’analyste ?
NZ : Je ne saurais dire si la musique et le jeu instrumental ont, de manière générale, une place particulière dans la révélation de soi, mais je pense que ce sont des terrains privilégiés pour affiner et approfondir notre écoute de nous-mêmes et des autres, à plusieurs voix.
Nous investissons probablement tous des champs culturels et expérientiels qui nous permettent de poser un regard décentré et, de fait, enrichi sur la psychanalyse et le travail de séance. À travers la référence à la musique, je cherche à rendre compte de quelque chose qui advient, et qui n’existait pas auparavant, de cette manière-là en tout cas, de quelque chose qui se transforme tout le temps, ainsi que d’une écoute qui ne se limite pas au sens des mots. Dans la séance, quelque chose se produit qui appelle autre chose, devient musique ou reste bruit, ou encore se fond dans le silence. Nous n’entendons pas seulement les mots et leur sens, mais la musicalité, ou son absence, la complexité de l’harmonie, les accents et les nuances, les discontinuités et les ruptures aussi.
La « partition » de la séance, centrée sur la réalité psychique de l’analysant, s’écrit à deux, se joue à deux, s’écoute à deux, et d’une certaine manière s’interprète à deux, chacun depuis sa place. L’interprétation énoncée par l’analyste est celle qui lui vient à ce moment-là, dans cette configuration précise ; si, comme l’interprétation musicale, elle sera chaque fois différente, elle se rapproche également de l’improvisation.
En pensant à votre question, je me dis encore que l’échange entre collègues, lorsqu’il fonctionne de manière suffisamment souple et libre, a aussi quelque chose d’une belle improvisation, révélatrice de l’altérité.