Entretien avec Ilse Grubrich-Simitis
Rfp : Madame Grubrich-Simitis, vous êtes surtout connue des lecteurs français pour votre immense travail d’éditrice scientifique des œuvres de Freud au S. Fischer Verlag et votre ouvrage Freud : retour aux manuscrits. Faire parler des documents muets[1] (Paris, Puf, 1997).
Mais les analystes dont les recherches portent sur le traumatisme extrême, et en particulier sur le génocide et la Shoah, connaissent aussi vos travaux cliniques avec les descendants de survivants et c’est sur cet aspect de votre œuvre, inédit en français, que nous avons voulu mettre l’accent en traduisant deux de vos articles dans le numéro 2-2020 de la Rfp[2].
Pourriez-vous nous dire à quel moment et dans quelles conditions vous avez abordé ce travail clinique spécifique ?
Ilse Grubrich-Simitis : J’ai, en effet, commencé ma vie professionnelle comme éditrice. Je dirigeais la section scientifique des éditions S. Fischer. Une de mes tâches les plus importantes concernait l’œuvre de Sigmund Freud – et elle le reste aujourd’hui au titre de collaboratrice indépendante. Au début des années cinquante, le couple d’éditeurs Gottfried et Brigitte Bermann Fischer était rentré de son exil aux États-Unis et avait refondé les éditions S. Fischer à Francfort-sur-le-Main. Lorsque, au début des années soixante, Imago Publishing Company, l’éditeur londonien de Freud pendant son exil, fut dissous, Gottfried Bermann Fischer acquit les droits d’auteur de Freud. Je suis rentrée dans cette maison d’édition peu après. À partir de ce moment, il s’agissait, après la rupture provoquée par le régime nazi dans l’histoire de leur impact, de faire revenir progressivement les textes de base de la psychanalyse au sein de l’espace linguistique allemand. Ce furent des années d’un travail intensif, tout à fait exaltant. En coopération avec James Strachey, le grand éditeur de la Standard Edition, avec le soutien d’Ernst et d’Anna Freud, sont parus, à côté de nombreuses publications séparées de Freud, les onze volumes de la Sigmund Freud Studienausgabe (Sigmund Freud Édition d’étude), la première édition critique importante des écrits de Freud dans leur langue d’origine.
Rfp : Tout cela avait un sens fondamental pour le renouveau de la psychanalyse dans la jeune République fédérale allemande. Mais n’était-ce pas encore éloigné de votre propre étude clinique et théorique autour de la deuxième génération des survivants à l’Holocauste ?
IGS : La confrontation éditoriale avec des écrits et des lettres de Freud – n’oublions pas que ces textes comptent parmi les exemples les plus grands de prose allemande – mais également, dès le début, la relation de ce travail, au niveau international, avec des psychanalystes qui m’inspiraient et m’impressionnaient beaucoup, en particulier ceux de la génération émigrée, tel que K.R Eissler, m’ont donné peu à peu l’envie de devenir moi-même psychanalyste. J’ai commencé ma formation au Sigmund-Freud-Institut (Institut-Sigmund-Freud) de Francfort en 1972. Et, de fait, ma première analyse, avec laquelle débutait la partie clinique de ma formation en 1975, concernait un descendant de la génération de l’Holocauste. Le comité de l’Institut, qui était responsable des choix des cas de formation, n’émit aucune réserve pour confier ce cas à un candidat avec comme diagnostic « structure hystérique inhibée ». Aujourd’hui, il est difficile de concevoir avec quelle ampleur les crimes nazis, qui n’ont durablement marqué la langue quotidienne que plus tard, avec les termes Holocauste et Shoah, ont fait d’abord presque complètement l’objet de défense – dans la population mais aussi chez la plupart des psychanalystes allemands dont le nombre augmentait peu à peu[3]. Ce n’est véritablement qu’en 1979 que les choses ont changé presque d’un seul coup avec la diffusion de la série télévisée américaine Holocauste. Après le premier entretien avec le patient, j’ai pu en 1975 discuter de mes propres réserves avec le comité et j’ai pris la décision, malgré mes réserves, de débuter l’analyse. D’une certaine manière, je m’y sentais préparée.
Rfp : En quoi vous sentiez-vous préparée ?
IGS : Je crois que ce qui a été déterminant, c’était le sentiment que j’ai eu lors du premier entretien avec le patient que nous pourrions travailler ensemble en dépit de toute l’horreur à laquelle on pouvait s’attendre. Une chose ne m’est apparue que plus tard : j’avais en moi de surcroît une nécessité personnelle de me pencher de plus près sur ce sujet apocalyptique. Lors de mes études initiales, j’ai été confrontée à deux brèves expériences qui m’ont depuis accompagnée sous la forme de souvenirs encapsulés. Avant même que le film Nuit et brouillard d’Alain Resnais ne soit visible du grand public en RFA à partir de la fin de l’année 1956, je l’ai vu avec un petit groupe d’étudiants qui avait eu accès à une copie. Il y a environ cinq ans, en 2015, j’ai eu l’occasion de revoir ce film. C’est à ce moment que j’ai mieux compris pourquoi mon souvenir de cette première confrontation était resté lié à une aura d’un bouleversement total, de non-préparation absolue, d’arrêt inquiétant de l’expérience du temps, caractéristiques d’un événement à tendance traumatisante. Alain Resnais, le grand réalisateur des sujets du traumatisme, de l’oubli et du souvenir, a construit son court film en forme de contrepoint : dans les longs travellings de la caméra, il montre – en couleur – les vestiges du camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau, tels qu’il les a trouvés en 1955, c’est-à-dire pas encore comme un mémorial dans le sens d’aujourd’hui : les arbustes, qui avaient entre temps proliféré entre les voies, sur lesquelles roulaient autrefois les wagons cadenassés, les clôtures barbelées maintenant en partie tombées, les intérieurs des baraques avec les lits à plusieurs étages vides. En alternance, y sont intégrés – en noir et blanc, parfois aux mêmes endroits – des extraits de photographies et films documentaires qui ont été pris à la Libération en 1945. En 1955/56, ces clichés étaient encore quasiment inconnus du grand public de l’Allemagne fédérale. Grâce à ce procédé en contrepoint, qui confronte ces vestiges de 1955 d’Auschwitz-Birkenau, apparemment peu effrayants, aux preuves visuelles de la vérité du génocide effectivement commis, Alain Resnais a rendu pour la première fois la Shoah visible et a montré que pour l’homme, il est ainsi possible de transformer le cosmos psychotique de la folie raciale en réalité.
Rfp : Vous avez évoqué une seconde confrontation avec la Shoah. Quelle est-elle ?
IGS : Elle eut lieu peu de temps après la première. En 1958, se déroula à la Cour d’assise de la ville d’Ulm ce que l’on a appelé le procès des « Einsatzgruppen[4]». Les prévenus étaient membres d’un commando ayant pris part en 1941 à l’exécution de masse d’enfants, de femmes et d’hommes juifs à la frontière de la Lituanie et de l’Allemagne. C’était le premier procès de ce type devant un tribunal de la République fédérale. Plusieurs jours durant, j’ai suivi avec une camarade d’études les audiences. Pour la première fois, j’avais devant les yeux de véritables coupables qui avaient jusqu’alors disparu dans la vie civile d’après-guerre et je pouvais entendre directement des survivants et des témoins oculaires.
Rfp : Vous avez décrit comment, au début de votre travail clinique, les crimes nazis et leurs conséquences étaient très largement l’objet de défenses chez la majorité des psychanalystes allemands de l’époque. N’avez-vous néanmoins pas trouvé de soutien au début de votre travail clinique ?
IGS : J’ai eu la grande chance de pouvoir travailler sous la supervision de Lutz Rosenkötter. Collaborateur d’Alexander Mitscherlich, il était bien renseigné sur l’histoire du régime national-socialiste et la thématique de ses répercussions ultérieures. Depuis la seconde moitié des années soixante, il tenait informés les lecteurs de Psyche par des recensions concernant les publications récentes sur ce sujet. Plus tard, s’y ajoutèrent ses propres contributions[5]. Je lui dois beaucoup. Compréhensif et encourageant, il m’a accompagnée pendant les premières années de l’analyse alors que j’étais encore en formation. Lors de la discussion du matériel clinique, il y avait toujours de la place pour percevoir les conséquences indirectes hautement spécifiques de la traumatisation extrême des parents dans le vécu et dans les propos du patient : la réalité de l’Holocauste à laquelle je m’étais trouvée confrontée par Nuit et brouillard ainsi que par les témoignages durant le procès dont j’ai parlé plus haut, n’avait, dans la supervision avec Lutz Rosenkötter, pas besoin d’être déniée ou clivée. Il faut aussi mentionner le fait que j’ai beaucoup appris à l’époque grâce à la lecture intensive de la littérature sur ce thème. Car entre temps il y a eu, surtout d’abord en dehors de l’Allemagne, des études cliniques psychanalytiques et des recherches théoriques concernant en particulier la première génération de l’Holocauste. Mon premier article sur ce sujet, « Extremtraumatisierung als kumulatives Trauma » [La traumatisation extrême en tant que trauma cumulatif], paru en 1979[6], montre à quel point je me suis sentie épaulée par cette lecture.
Rfp : Dans vos deux articles traduits en français dans la Rfp, vous faites référence à une collaboration avec un groupe de recherches travaillant à New York.
IGS : Oui, en 1977 se tint à Jérusalem le 30e congrès de l’IPA. À cette époque, Martin Bergmann, Milton Jucovy et Judith Kestenberg présentèrent pour la première fois à un congrès de l’IPA le travail du « Group for the Psychoanalytic Study of the Effect of the Holocaust on the Second Generation » [Groupe pour l’étude psychanalytique des effets de l’Holocauste sur la deuxième génération] qu’ils avaient fondé à New York. Parmi les auditeurs, j’étais à ce moment-là la seule Allemande. Avant le début de la présentation, je m’étais adressée à Martin Bergmann : j’étais une candidate venant de Francfort, travaillant avec un patient issu de la deuxième génération et je souhaitais apprendre d’eux ; est-ce que je pouvais écouter la présentation ? De manière tout à fait spontanée, il a répondu très cordialement que je devais absolument y prendre part, que ce serait très intéressant pour eux. Jusqu’à présent, ils n’avaient entendu parler d’aucun traitement psychanalytique dans une telle constellation. Dans le noyau du groupe de New York, ils discutaient régulièrement des cas des membres et débattaient de problèmes théoriques. Mais il y avait aussi des collègues extérieurs qui, à intervalles plus longs, présentaient le matériel clinique issu de leur travail avec la deuxième génération. De fait, après ma première rencontre avec le groupe, commença une coopération enrichissante à de nombreux égards, pour laquelle je suis très reconnaissante. Ceci vaut également particulièrement pour le travail avec Marion M. Oliner[7], qui était membre permanent du groupe de New York. J’ai exposé les thèses principales de « Du concrétisme à la métaphore » pour la première fois à une présentation du groupe lors du 33e congrès de l’IPA à Madrid. À la demande des éditeurs, elles ont plus tard été insérées dans l’édition allemande de leur œuvre devenue entre-temps un classique Generations of the Holocaust [Générations de l’Holocauste] (1982)[8]. Peu de temps après ma première rencontre avec le groupe, le travail bientôt intensif avec les patients de la deuxième génération commença parmi les membres de la Société Allemande de Psychanalyse, et il s’instaura également une collaboration très fructueuse entre ces collègues et le groupe de New York.
Rfp : Dans « Du concrétisme à la métaphore », vous écrivez que « permettre à l’analysant cette expérience de ressentir et d’endurer la monstruosité de la réalité de l’Holocauste avec l’analyste » n’est pas une simple disposition technique, mais suppose chez l’analyste « une nécessité personnelle à l’élaboration » et que, de ce fait, « il ne serait pas étonnant qu’un analyste puisse avoir l’impression de ne pouvoir traiter beaucoup d’analysants, ni même plusieurs analysants de ce type ». Qu’en pensez-vous aujourd’hui ?
IGS : Ce passage est, depuis, dépassé. Je dois rappeler quand j’ai écrit « Du concrétisme à la métaphore ». C’était dans la première moitié des années quatre-vingt. À l’époque, ma première analyse qui a duré presque dix ans avec le patient de la seconde génération touchait à sa fin. Et à ce moment, en effet, je ne pouvais pas m’imaginer recommencer une analyse aussi lourde que celle-ci, notamment parce que j’avais l’impression que ma propre nécessité de retravailler avait perdu de son urgence par le travail commun bientôt terminé. Cela m’a incitée à insérer dans l’article quelques suppositions et questions qui m’avaient à l’époque préoccupée concernant l’avenir. Quelques années après, j’ai été de nouveau amenée à travailler avec des patients de la deuxième génération. Et il s’est avéré que mes doutes antérieurs ne se sont pas vérifiés. Comme j’aurais pu m’y attendre, les déroulements ont été très différents. Toutefois, les résultats des traitements étaient une fois encore, pour chacun des deux participants, tout à fait satisfaisants. Ce qui, dans la longue expérience de la première analyse, avait été travaillé comme conclusions psychanalytiques sur l’impact du traumatisme extrême des parents dans la deuxième génération s’est avéré très utile dans les traitements ultérieurs et a pu continuer à être développé[9].
(Entretien traduit de l’allemand par Lise Coblence.)
[1] Zurück zu Freuds Texten. Stumme Dokumente sprechen machen, Francfort-sur-le-Main, S. Fischer, 1993.
[2] « Du concrétisme à la métaphore. Sur quelques aspects théoriques et techniques de travail psychanalytique avec des descendants de survivants à l’Holocauste » (1984) et « Épreuve de réalité au lieu d’interprétation. Une phase du travail psychanalytique avec des descendants de survivants à l’Holocauste » (2008).
[3] Et ceci en dépit du travail pionnier d’Alexander et Margarete Mitscherlich, Die Unfähigkeit zu trauern. Grundlagen kollektiven Verhaltens, München, Piper, 1967. [Le deuil impossible. Les fondements d’un comportement collectif, Payot, 2005].
[4] Groupes d’intervention du IIIe Reich chargés de l’extermination (Ndt).
[5] Voir par exemple : « Die Idealbildung in der Generationenfolge » (1981), Psyche 35 : 593-599 [« La formation de l’idéal dans la suite des générations », in J.-L. Evard (dir), Les années brunes. La psychanalyse sous le IIIe Reich, Paris, Confrontation, 1984].
[6] Psyche Z Psychoanal 33 :991-1023, 1979 ; trad. angl. « Extreme Traumatization as Cumultive Trauma », Psychoanal. Study Child 36 :415-450, 1981.
[7] Une recension de son dernier livre, Psychoanalytic Studies on Dysphoria – the False Accord in the Divine Symphony, Abingdon et New York, Routledge, 2018, par Catherine Ducarre se trouve également dans le numéro 2-2020 de la Rfp. [Ndt]
[8] Martin S. Bergmann, Milton E. Jucovy et Judith S. Kestenberg, Kinder der Opfer / Kinder der Täter. Psychoanalyse und Holocaust, [Enfants des victimes/enfants des coupables. Psychanalyse et Holocauste], Francfort-sur-le-Main, S. Fischer, 1995, 357-379.
[9] On peut trouver des éléments de ce matériel clinique ultérieur dans « Épreuve de réalité au lieu d’interprétation » (2008).
Visuel d’ouverture:
Paul Cézanne, Vue sur l’Estaque (détail) © Wikimedia Commons