La Revue Française de Psychanalyse

Entretien avec Georges Pragier

Entretien avec Georges Pragier

Christiane SCHAFFNER

Christiane Schaffner : Bonjour Georges, si je vous cite ces quelques phrases, cela vous dit-il quelque chose ?

« Cher Maître, réunis à l’occasion du Congrès psychiatrique à Genève, les membres de notre petit groupe de Paris et nos amis de Suisse vous envoient leurs meilleures salutations. Le beau paysage nous permet de nous reposer des discussions compliquées concernant la schizophrénie, l’UberIch et l’UberEs[1]. »

Georges Pragier : Serait-ce le Suisse Raymond de Saussure, qui vient d’être élu Président de la Conférence des psychiatres intéressés par la psychanalyse, en 1926 ?

CS : Exactement, il s’agit d’une carte postale adressée à Freud, qui a donc soixante-dix ans, signée par René Laforgue, Dr Robin, Mme Laforgue, Raymond de Saussure, Angelo Hesnard, Ariane de Saussure, Édouard Pichon et Adrien Borel.

GP : Au départ, les psychanalystes n’étaient issus que du milieu psychiatrique, ils s’étaient réunis à Genève en 1926 et avaient créé la Conférence des Psychanalystes de Langue Française[2], j’insiste, de langue française, car quand nous avons pris la direction du Congrès avec Gérard Bayle, il y a dix-huit ans, nous avions proposé aux Présidents des sociétés composantes du Congrès – qui s’appelait encore de langue romane – de le rebaptiser « Congrès des Psychanalystes de Langue Française ». Nous ne pouvions pas contraindre les collègues turcs, israéliens, libanais et brésiliens qui avaient adhéré au CPLF à se reconnaître dans l’appellation romane. Langue Française leur parlait davantage. Nous retrouvions ainsi la dénomination d’origine, d’où ma réaction à la carte postale de Raymond de Saussure.

[…]

CS : 1926 voit la naissance du Congrès, de la Revue française de psychanalyse et de la Société Psychanalytique de Paris (SPP). Avez-vous connaissance d’un autre pays où un tel jaillissement créateur a eu lieu en si peu de temps, ou est-ce le seul en Europe ?

GP : Il y a eu bien sûr en Autriche, autour de Freud, la formation de l’Association Psychanalytique Internationale (API), avec des congrès peu à peu institutionnalisés grâce à Sandor Ferenczi[3] juste après la guerre, en 1918 ; mais regrouper des collègues autour d’une seule langue, je pense que les psychanalystes de langue française ont été les premiers à l’organiser. La psychanalyse n’avait pas encore pénétré les États-Unis, il a fallu attendre l’immigration des analystes liée à la chasse faite par les nazis. Par exemple, Otto Kernberg[4] est parti au Chili avant d’aller à New York et devenir président de l’API.

[…]

CS : La Deuxième Guerre mondiale va empêcher la tenue du Congrès pendant une dizaine d’années ; puis le CPLF va connaître un nouvel essor, avec une ouverture internationale. L’élan va venir de Belgique[5] : en 1947, une association des psychanalystes de Belgique s’est fondée, notamment avec Maurice Dugautiez et Fernand Lechat. Le Congrès se tiendra d’ailleurs en 1948 à Bruxelles, après sa reprise en 1946, à Montreux (Suisse). Voici donc constitué le « noyau francophone » entre la Suisse, la France et la Belgique !

GP : Oui, avec de nouvelles extensions liées à l’adhésion, d’abord des pays de l’Europe du Sud, puis, nous venons de le signaler, de la Turquie, du Liban, d’Israël et de pays latino-américains devenus Sociétés composantes.

CS : Avant d’en arriver à l’essor du Congrès au-delà des frontières européennes, il a fallu, dans les années cinquante et sous le leadership de trois fameux psychanalystes français (Sacha Nacht, Jacques Lacan et Daniel Lagache) qu’une cohorte de jeunes psychanalystes se lance avec ardeur à la conquête de la société française et francophone ; ils ne manquent pas d’utiliser comme « tribune » le Congrès, qu’ils concourront à développer. Peut-on dire que, depuis cette période, le Congrès est une sorte de vitrine de la sensibilité française ?

GP : Plutôt que « vitrine », je dis « reflet ou reprise » des travaux scientifiques français du moment. Je dis bien français, car, dès 1999, nous avions conclu un pacte scientifique avec Évelyne Séchaud, alors Présidente de l’Association psychanalytique de France (APF). Il stipulait que l’organisation scientifique du CPLF, lorsqu’il se déroulait en France, une année sur deux, serait animée systématiquement par deux rapporteurs issus de nos deux Sociétés et dirigée par un Comité qui réunirait des collègues de la SPP et de l’APF. Ce pacte a été parfaitement respecté par les deux Sociétés, ce qui a contribué au renforcement d’une pensée psychanalytique francophone.

CS : D’aucuns parleraient d’une mainmise française ?

GP : C’est intéressant, car dans ma discussion du rapport de Michèle Van Lysebeth-Ledent[6] au récent CPLF à Bruxelles, j’affirmais que son rapport était paradigmatique du travail de la société belge qui a toujours cherché, et trouvé, une place originale entre « l’encombrant voisin français et le kaléidoscopique univers anglo-saxon ». Ainsi, au Congrès de Bruxelles de 2002, le couple Haber-Godfrind, Marie-France Dispaux et Nicole Carels avaient présenté des rapports qui se référaient à « la transformation », faisant référence aux travaux de Bion et d’autres anglo-saxons. En 2016, Michèle Van Lysebeth-Ledent a, elle aussi, élaboré l’apport de Bion.

CS : À propos de l’univers anglo-saxon : il semblerait que les quatre-vingts pour cent des sociétés composantes de l’API se réfèrent à la pensée kleinienne ou post-kleinienne, justement ; le Congrès, dans lequel cette pensée n’est que peu ou pas représentée, apparaîtrait dès lors comme le village d’Astérix et Obélix, les irréductibles Gaulois encerclés par les Romains. Ressentez-vous parfois cela ?

GP : Tout à fait ! C’est un des motifs qui nous a incités à élargir nos relations internationales. Je rappellerai d’abord qu’en 1998, nous avions obtenu la présence régulière du président de l’API à chacune de nos manifestations ; d’abord la participation active d’Otto Kernberg, venu quatre fois, puis Daniel Widlöcher et, à partir de 2006 et avant Stefano Bolognini, celle de Claudio Eizirik, avec ses particularités latino-américaines. J’aime cette anecdote que ce Président brésilien me contait à chaque congrès : « Quand j’ai été élu à la présidence, mes deux prédécesseurs m’ont informé que je serai invité dans le monde entier et que ça ne sera pas facile de sélectionner les manifestations. Mais, en tout cas, je ne devais pas manquer le CPLF, non seulement forteresse des derniers freudiens, mais aussi partisan d’une pensée freudienne en marche. »

[…]

CS : Venons-en maintenant à la structure même du Congrès : il passe de deux thèmes travaillés par deux rapporteurs, à un thème unique dès 1999. Cela a-t-il apporté une plus grande cohérence, une plus grande unité dans les interventions de la salle, durant les quatre journées du CPLF ?

GP : Oui ! Deux thèmes, présentés dans deux rapports, pour tenir compte du désir de la société invitante et de celui du Secrétariat scientifique, étaient dommageables pour le déroulement du Congrès. Avec Gérard Bayle, nous avons donc immédiatement imposé un thème unique pour un Congrès dont la durée fut allongée à quatre jours. Et conserver la date du grand week-end de l’Ascension permet aux collègues de bloquer cette période, d’année en année ! C’est ainsi que nous sommes partis d’un Congrès à deux cents participants pour aboutir à mille, à Paris, en 2004. Et maintenant, le CPLF maintient un rythme de croisière à huit cent cinquante inscrits, comme à Lyon en 2015 et en Belgique en 2016.

CS : La responsabilité scientifique du CPLF relève des instances suivantes : un secrétariat (fonction que vous avez assumée entre 1997 et 2015), un comité scientifique, un comité de lecture et un comité d’organisation. Sauf erreur, ce sont les secrétaires scientifiques qui approchent un rapporteur pressenti, quatre ans avant un Congrès, et qui examinent avec lui quel thème pourrait convenir ?

GP : Oui, le Comité scientifique tente de respecter les propositions des Sociétés invitantes. Un bel exemple, c’est Bruxelles, pour lequel nous n’étions pas partisans d’un congrès trop métapsychologique[7]. Et pourtant, nous avons respecté le cours des discussions de la Société belge ; son Bureau avait demandé à l’ensemble de ses membres de proposer un thème, et c’est finalement l’orientation métapsychologique qui avait été retenue après des débats ; compte tenu de la procédure démocratique qui avait été engagée, le Comité scientifique l’a respectée et nous avons accepté « Le Moi inconscient ». Au final, la manifestation a été très réussie.

CS : Quelques années auparavant, vous avez eu cette idée originale du triptyque, avec le maternel en 2011, l’Œdipe en 2012 et le paternel en 2013.

GP : Oui, cette succession, articulée par l’Œdipe, a favorisé une cohérence et une belle dynamique associative, sur trois ans. Sinon, le choix des thèmes dépend aussi des intérêts scientifiques des rapporteurs pressentis. Ainsi, nous avions hérité en 1998, à Lausanne, d’un programme qui comportait encore deux thèmes : l’un sur la psychosomatique, avec Claude Smadja[8], et l’autre sur l’analité, par Alicia Schteingart-Gitnacht[9] : un rapport, dont André Green s’était improvisé le co-discutant. Il a « matraqué » Alicia qui s’est défendue avec brio. […] Il avait écrit un article très important sur l’analité primaire[10] ; il s’en est suivi une discussion animée, intriquée avec des interventions de Michel de M’Uzan sur la psychosomatique, l’autre thème du Congrès, choisi par nos prédécesseurs.

Avant 1998, vous le rappelez dans votre introduction, nous avions connu deux secrétariats scientifiques : celui de Pierre Luquet, Secrétaire permanent pendant plus de trente ans, avec des adjoints : Françoise Bouchard, Pearl Lombard, puis Augustin Jeanneau, qui succéda à Pierre Luquet, pendant huit ou neuf années, avec Pearl Lombard comme adjointe. Et quand Augustin Jeanneau partit, il nous demanda, à Gérard Bayle et à moi, de le remplacer. À cette époque, étant vice-président de la SPP, j’étais sollicité pour devenir son futur Président. Comme je préférais m’investir dans le travail scientifique du Congrès, j’ai demandé à Gérard de l’accompagner au CPLF. […] Gérard n’a jamais fait de différence entre nos fonctions dans un Secrétariat scientifique bicéphale. J’ai maintenu cette situation et n’ai pas établi de hiérarchie. Néanmoins, statutairement, c’est le Secrétaire qui désigne son adjoint et aussi cinq des neuf membres du comité scientifique.

Après le départ de Gérard pour la présidence de la SPP, comme je souhaitais attirer davantage de collègues régionaux au Congrès, le Toulousain Rémy Puyuelo fut mon co-Secrétaire pendant quatre ans. Puis, quatre ans plus tard, Évelyne Chauvet est devenue une co-Secrétaire scientifique bien adaptée à cette fonction. Et, enfin, la dernière année de mon mandat, pour favoriser la transition avec la nouvelle équipe Bernard Chervet-Marilia Aisenstein, c’est Marilia qui m’a accompagné.

Quant au comité d’organisation, la plus ingrate des responsabilités, c’est Sylvie [Faure-Pragier] qui l’a pris en charge, au départ avec Aleth, l’épouse de Gérard Bayle. […] Mais nous étions superbement secondés, et là je ne peux pas ne pas nommer Évelyne Beddock, devenue rapidement Directrice administrative du Congrès. Elle en a une maîtrise absolue et entretient un lien personnel avec quatre-vingt-quinze pour cent des inscrits !

CS : Le nombre de congrès tenus depuis la création des CPLF en 1926 est tout à fait remarquable : en 2016, il s’agissait du soixante-seizième, alors qu’à l’API, dont la création remonte à 1908, on en dénombre à ce jour cinquante et vingt-neuf à la Fédération européenne de psychanalyse (FEP), dont la naissance est plus récente (1966). […] Comment s’organise la fréquence à laquelle le Congrès va dans les pays des sociétés composantes ? Est-ce voulu par vous ?

GP : Nous répondons aux propositions de candidature lors de la réunion des Présidents des sociétés qui forment le Bureau international du Congrès, notre instance décisionnelle.

CS : Qu’en est-il pour Israël, par exemple ? Ce n’est qu’en 2020 qu’il est prévu que le Congrès s’y tienne, et pour la première fois ; pour quelle raison ?

GP : Israël connaît une situation spécifique : sa Société propose sa candidature depuis l’an 2000, et cette candidature était constamment reportée à l’année suivante. En 2010 la date fut fixée. Malheureusement, le rapporteur israélien désigné, qui s’était mis au travail, Ruth Stein – une femme admirable – est décédée subitement. Cet événement a retardé l’organisation en Israël. Il y avait aussi des réticences de certaines Sociétés en raison des problèmes politiques, mais ces difficultés avaient été surmontées. De plus nos amis libanais ne pourraient pas participer au congrès du fait des limitations de la circulation entre Israël et le Liban. Ils l’avaient accepté. C’est ainsi que le premier congrès en Israël aura lieu pour la première fois en 2020[11].

CS : Parfois, le Congrès s’exporte très loin, Montréal, par exemple, en 2000 et 2014 ; cela a-t-il un impact important sur le nombre de participants ?

GP : Évidemment. Nos « cousins » du Québec nous avaient déjà invités en 1982, pour discuter les thèses des Barande[12] sur la perversion ; c’était la première fois que nous y allions. Par contre, nous sommes plus présents en Suisse, en raison de nos liens historiques et du nombre important de congressistes suisses, malheureusement en baisse. Nous étions en 1998 à Lausanne, puis en 2008 à Genève et une prochaine rencontre est prévue pour 2022[13]. Pour cette date, nous avons aussi les candidatures de la Roumanie et de la Turquie, deux nouvelles Sociétés composantes du CPLF ; j’ignore comment nos successeurs, Bernard Chervet et Marilia Aisenstein, se débrouilleront avec cet afflux de demandes. […] [Mais] je crois que l’on méconnaît la crise que traverse la psychanalyse notamment face aux progrès des sciences cognitives et des neurosciences : nous avons été trop hostiles à leur égard, alors qu’il y a complémentarité ! Nous pourrions suivre l’exemple d’un Otto Kernberg qui a même fait pratiquer des IRM[14] au décours de séances pour montrer que certaines interprétations sont susceptibles de provoquer des modifications cérébrales.

Pour affronter cette crise, le CPLF reste une structure stable ; nous avons pu le développer parce que nous avons des liens solides, scientifiques et amicaux, avec les participants. Ces contacts individuels sont essentiels. Et à propos de la question du nombre de participants moins élevé quand le Congrès s’éloigne, nous avions en 2014, avec l’accord des Québécois, mis en place une traduction simultanée en anglais. Elle a permis un rapprochement heureux entre les diverses Sociétés canadiennes qui, habituellement, tiennent leurs congrès simultanément. Pour favoriser la réussite du CPLF, les anglophones ont supprimé leur propre manifestation pour discuter nos rapports, dont le thème avait été proposé par Dominique Scarfone, « L’actuel », thème ouvert, original. Là aussi, il s’agit d’intriquer la tradition et le nouveau !

CS : Vous avez parfaitement saisi l’importance de garder des traces écrites de ces débats passionnants, puisque le Congrès publie aux Presses Universitaires de France deux Bulletins consacrés à ces travaux :

– Le premier comprend le travail des deux rapporteurs, envoyé aux inscrits en octobre précédant le Congrès ;

– Le second contient les communications préalables, il est adressé aux congressistes deux mois avant la rencontre scientifique.

De plus, la Revue française de psychanalyse publie, chaque année, un volume « spécial congrès ».

GP : Les volumes intitulés « Bulletins de la SPP », c’est nous qui les dirigeons, ce sont des publications « internes ». Je pense qu’avec un texte limité à quinze mille signes, on peut déployer une pensée. [… ] Nous avons maintenu une excellente entente avec les responsables de la Revue française de psychanalyse, notamment avec les différents directeurs élus, depuis notre prise de fonction : Claude Le Guen, Paul Denis, Denys Ribas, Françoise Coblence. La Revue conserve une autonomie et une maîtrise absolue pour ce qui concerne le volume du congrès : nous n’intervenons pas dans la sélection des textes.

La Revue est un document précieux pour les congressistes et il est aussi destiné aux analystes et aux lecteurs qui ne viennent pas au Congrès. C’est vrai que c’est un pavé un peu trop épais ; un contrat avec les Puf nous accorde un nombre important de pages. On ne le désigne d’ailleurs plus comme « Spécial congrès », cette mention décourageait des lecteurs potentiels qui croyaient que ce volume constituait des « actes du congrès », alors que ce n’est pas le cas : les rapporteurs peuvent reprendre les rapports et les compléter en introduisant leurs réactions à des interventions au Congrès.

CS : Vous avez avec Gérard Bayle l’idée de dynamiser la préparation au Congrès en créant les séminaires d’études, en France comme dans les différents pays, portant sur les travaux des rapporteurs. Pourriez-vous préciser de quoi il s’agit ?

GP : Oui, nous avons actuellement cinquante-cinq séminaires, avec en moyenne dix participants par séminaire. Même s’ils ne se réunissent parfois que deux ou trois fois par an, ce sont des personnes qui ont bien lu les rapports et comme, généralement, ces derniers ne sont pas trop mauvais, ces collègues viennent au Congrès.

[…]

CS : Toujours au sujet de l’organisation du Congrès : Il y a environ douze ateliers spécialisés pendant les quatre journées, qui développent chacun un aspect du travail des rapporteurs grâce aux exposés de leurs animateurs, ces derniers étant choisis par vous en fonction de leurs intérêts et de leur spécialisation. C’est un gros travail de réseau de repérer ces collègues, en tenant compte d’un certain équilibre entre les représentants de tous les pays participant aux CPLF ! Dans l’ensemble, quels échos avez-vous de ces rencontres en plus petit comité, que les congressistes peuvent sélectionner au moment de leur inscription au Congrès ?

GP : C’est une question intéressante : les ateliers étaient désertés, dans la période située entre 1990 et 1998 : il n’y avait que quelques rares participants, parce que les congressistes allaient se promener. Avec Gérard, nous avons cherché une solution à ce problème et nous l’avons trouvée, en confiant certains ateliers aux animateurs des séminaires de préparation. Finalement, les ateliers sont devenus des lieux de rencontre pour celles et ceux qui ne souhaitent pas intervenir en séance plénière. Maintenant, ils fonctionnent plutôt bien. Et Bernard Chervet et Marilia Aisenstein ont expérimenté avec succès une nouveauté : organiser les ateliers dans la foulée des rapports, jeudi après-midi et vendredi matin.

Ils ont aussi introduit, le dimanche matin, un intervenant étranger à la psychanalyse. Sur la créativité, l’architecte Paul Andreu[15] nous a montré à Bruxelles comment il a pensé l’Opéra de Pékin, avec ses passerelles : très intéressant pour un psychanalyste !

CS : Après le départ de Gérard Bayle, en 2005 – lorsque votre coéquipier a repris la présidence de la SPP –, vous êtes devenu la personne de référence pour guider et tracer l’avenir du Congrès. Vous avez eu, pendant dix-huit ans, un trésor entre vos mains : quels liens avez-vous tissés avec lui, émotionnellement parlant ?

GP : Je me suis beaucoup engagé : c’était ma manière de faire fructifier la psychanalyse. J’avais l’expérience d’avoir été rapporteur au CPLF en 1990, à Madrid, sur le thème « Nouvelles métaphores, métaphores du nouveau » et d’avoir éprouvé, avec Sylvie, non seulement des satisfactions très intenses, mais aussi d’avoir fait des progrès sur notre façon de penser la psychanalyse. Le fait d’avoir un rapport à coucher sur le papier, après avoir animé des séminaires sur ce thème, est une expérience enrichissante. Encore maintenant, vingt-six ans après, je travaille sur ces idées et j’ai eu la satisfaction de constater qu’elles ont été pleinement reconnues. […] Vingt-six ans de latence pour être crédibles ! Auparavant, nous étions à contre-courant, on entendait souvent dire : « À quoi bon vos métaphores, ce n’est pas de l’analyse. » Maintenant, de nombreux textes sont écrits sur ces sujets – qui méconnaissent souvent les nôtres – mais on s’en moque complètement, on ne place pas là notre narcissisme.

Nous avions voulu montrer que la psychanalyse devait s’insérer dans le courant de pensée scientifique contemporain ; or le fil rouge qui nous a paru dominant, c’est la non-linéarité des processus. Maintenant, ce qui est prévalent dans toutes les sciences, c’est la complexité, la théorie du chaos déterministe, déjà introduite à travers l’auto-organisation, les structures dissipatives et la quantique, dans une certaine mesure. Nous avons évoqué la manière dont Freud a choisi les métaphores de son époque, et comment nous devons en prendre d’autres. […] Nous avions aussi restitué, à Genève, la manière dont Pierre-Gilles de Gennes, prix Nobel de physique en 1991[16], utilisait les métaphores psychanalytiques en évoquant, par exemple, la notion de « séduction », comme d’autres qualifient des atomes d’« excités ». Ces emprunts réciproques, ces échanges interdisciplinaires, nous enrichissent mutuellement.

CS : Comme vous évoquez le caractère très poussé de vos recherches sur le plan intellectuel, je voulais vous demander, en revenant sur le thème des CPLF, comment vous vous positionnez à propos d’un reproche assez souvent formulé à l’encontre du CPLF : certains analystes regrettent que ces quatre journées soient si denses sur le plan théorique et qu’elles n’accordent que peu de place au thème du corps et de ses manifestations, ainsi qu’aux affects et à la sensorialité. Nicolas de Coulon, ancien Président de la société suisse, me disait cependant récemment que vous aviez tenté de trouver des solutions à ce problème pour rendre le Congrès plus accessible, moins théorique ?

GP : Si l’on regarde la liste des thèmes du Congrès, on constate que nous avons souvent choisi des thèmes dont l’actualité intéressait les inscrits. De plus, nous suivons la rédaction du rapport, et nous avons constamment demandé aux rapporteurs de laisser une large place à la clinique psychanalytique, et de l’équilibrer avec la théorie. Pour la présentation orale aussi, nous suggérons au rapporteur de présenter un cas clinique différent de ceux du travail écrit. D’ailleurs, pendant le Congrès, les interventions de la salle portent souvent sur la clinique, les collègues interviennent plus facilement à son sujet.

[…]

CS : Alain de Mijolla[17] relève que « Les congrès ont toujours présenté les qualités et les défauts d’une réunion familiale. Les reliquats transférentiels y ont souvent été vivaces, entraînant réactions de prestance, rivalités, accès de haine ou de tendresse, fraternisations et embrassades lors des banquets, succédant aux vexations et aux colères. » Reconnaissez-vous dans cette description l’atmosphère des congrès ?

GP : Je reconnais là l’atmosphère des congrès d’antan ! Petit nombre de participants, tout le monde se connaît, sait avec qui on a fait son analyse et quelles sont ses orientations théoriques. Cette situation s’est estompée et c’est peut-être dommage. Le texte de de Mijolla date de 1990, il a été prononcé à Madrid, pendant notre Congrès, pour le cinquantième anniversaire du CPLF. Actuellement, l’atmosphère est plus feutrée, moins transparente, plus secrète.

[…]

CS : Nous avons évoqué André Green. Mais vous aussi avez quelques décennies de CPLF à votre actif !

G : Oui, plus de quarante ans.

CS : Est-ce que les thèmes reflètent parfois des problématiques contemporaines touchant le champ de la pédopsychiatrie, par exemple l’autisme ou l’hyperactivité ?

GP : Sur ce thème précis de l’autisme, il y a eu le Congrès de 2002 à Bruxelles avec Denys Ribas, qui a élaboré intrication et désintrication pulsionnelle à partir de l’autisme.

CS : Compte tenu de votre intérêt pour l’interdisciplinarité, avez-vous parfois songé à confier l’un des deux rapports à un non-psychanalyste ?

GP : Non. Nous l’avons fait exclusivement pour des discussions en table ronde et en atelier. Exemple récent, nous avons invité à Lyon en 2015 Daniel Zagury, expert judiciaire important. Bernard Chervet et Marilia Aisenstein ont d’ailleurs décidé, pour la suite, qu’il y aura systématiquement un non-analyste invité pour animer une session.

CS : C’est une ouverture qui vous honore et qui vient à l’encontre de la réputation de huis clos que véhicule parfois notre discipline, malheureusement. […] Comment voyez-vous l’avenir du Congrès ?

GP : Je pense que c’est une structure qui favorise les échanges et qu’il faut absolument la rendre la plus vivante possible. Je suis très optimiste sur l’avenir avec Bernard Chervet et Marilia Aisenstein.

CS : Le trésor a été déposé dans des mains qui sauront en prendre soin, alors ?

GP : Absolument !

CS : Je vous remercie, Georges.

J’aimerais, dans mon rôle ponctuel d’historienne, restituer pour finir un élément marquant du lien affectif qui s’est tissé au CPLF de 1998 à Lausanne entre vous et l’équipe de collègues suisses qui préparait le Congrès.

GP : En effet ! Dans mon discours d’ouverture du Congrès, j’avais évoqué la période de la dernière guerre mondiale pendant laquelle, très jeune enfant, j’avais été accueilli par les autorités suisses qui m’avaient donc sauvé la vie quand je fuyais les persécutions nazies. J’avais alors été logé, ainsi que d’autres jeunes enfants, dans une bâtisse ressemblant à un château, sur les hauts de la ville. Étonnamment, aucune allusion à mon récit ne fut faite pendant le congrès. Mais… à ma grande surprise, après la clôture de la manifestation, le dernier jour, le professeur René Henny, président du groupe de Lausanne avec les membres de son équipe me proposèrent de retrouver le « château » de mon enfance et découvrir que c’est une simple maisonnette qui m’avait hébergé pendant cette période de séparation d’avec ma famille, loin de ma patrie. Que d’émotions de pouvoir se rendre, des années après, sur les lieux de l’exil, cette fois-ci dans un contexte heureusement bien différent, entouré par mon épouse et ma « famille » du CPLF !

Georges Pragier est psychiatre, psychanalyste, membre de la SPP. Il a été Secrétaire scientifique du CPLF de 1997 à 2015.

Christiane Schaffner est psychiatre, psychanalyste, membre de la Société suisse de psychanalyse.


[1] Alain de Mijolla, Le congrès des psychanalystes de langue française : quelques éléments d’histoire, Rev Fr Psychanal 55(1), 1991.

[2] Dorénavant, abrégé « CPLF ».

[3] Sandor Ferenczi (1873-1933), psychanalyste hongrois, ami de Freud, fut l’analyste d’Ernest Jones, Melanie Klein, Michael Balint, entre autres.

[4] Otto Kernberg, psychiatre et psychanalyste américain d’origine autrichienne, effectua un mandat de président de l’API, en 1999. Il est reconnu pour son travail théorique et clinique sur les cas-limites et les pathologies du narcissisme.

[5] Alain de Mijolla, op. cit.

[6] M. Van Lysebeh-Ledent, Le travail onirique du Moi inconscient, Rev Fr Psychanal 80(5), /2016.

[7] Le thème du CPLF à Bruxelles en 2016 était « Le Moi inconscient ».

[8] « Le fonctionnement opératoire dans la pratique psychosomatique ».

[9] « Le problème économique de l’analité ».

[10] A. Green, L’analité primaire dans la relation anale. Dans La névrose obsessionnelle, Paris, Puf, « Monographie de la Revue française de psychanalyse », 1996.

[11] En raison de la pandémie (Covid 19), le Congrès a dû être reporté à 2021 (note de la rédaction).

[12] Ilse et Robert Barande, rapport sur la perversion au 42e CPLF à Montréal.

[13] Là encore, en raison de la pandémie et du report du Congrès de Jérusalem, le Congrès aura lieu à Lausanne en 2023 (note de la rédaction).

[14] IRM : Imagerie par Résonance Magnétique.

[15] Paul Andreu a notamment réalisé, avec d’autres architectes, l’Arche de la Défense, dans le quartier d’affaires de la Défense, à l’ouest de Paris, ainsi que le Centre national des arts du spectacle à Pékin.

[16] Pierre-Gilles de Gennes (1932-2007) : physicien français, Prix Nobel.

[17] Rev franç Psychanal 55(1), 1991, p. 35.