Entretien avec Françoise Moggio
Rfp : Françoise Moggio, vous êtes pédopsychiatre et psychanalyste. Vous avez occupé pendant plusieurs années le poste de Médecin-chef de l’intersecteur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent du 13e arrondissement, et celui de Directeur général de l’Association de santé mentale du 13e arrondissement de Paris (ASM13) de 2014 à 2019. Quel est votre itinéraire personnel ? Comment vous êtes vous orientée vers la pédopsychiatrie et la psychanalyse ?
Françoise Moggio : C’est une longue histoire. À dire vrai j’étais plutôt du genre « petite fille modèle » jusqu’à ce que l’adolescence vienne quelque peu modifier ce sage profil ; j’avais 16 ans en 1968 : ce fut une déflagration comme pour tant d’autres et la découverte de luttes que je n’aurais pas soupçonnées. Mon orientation en médecine s’est jouée là mais on se doute qu’il y avait d’autres soubassements… J’ai donc quitté ma ville de province et réussi l’Internat des Hôpitaux de Paris ; je pensais me destiner à la pratique de la néphrologie qui m’avait passionnée durant mes études. Le hasard de mes premières affectations en a décidé autrement… Des rencontres majeures se sont faites là pour moi : Daniel Widlöcher à La Salpêtrière, Michel Basquin dans le service du Pr Duché mon premier poste en pédopsychiatrie qui a été déterminant et bien sûr les séminaires du XIIIe ; tous les jeunes pédopsychiatres se pressaient aux séminaires de Lebovici ; nous lisions Freud, Klein, Winnicott, Lacan entre condisciples, nous bénéficions dans les services de la possibilité de supervisions Ce temps paraît lointain, mais n’a pas encore tout à fait disparu. Je devins ensuite Chef de Clinique Assistant toujours à La Salpêtrière, en pédopsychiatrie, orientation qui était peu à peu devenue mienne jusqu’à ce que Daniel Widlöcher me propose d’aller travailler dans le XIIIe adulte dans le service du Pr Micheline Martin qui y était détachée. Là commence mon histoire dans le XIIIe en 1984 jusqu’à encore aujourd’hui. Après un bref suspens je reviens en 1988 cette fois comme pédopsychiatre au Centre Alfred Binet, appelée par René Diatkine. Je n’en suis plus jamais partie et y ait occupé tous les postes, y compris ces cinq dernières années celui de Directeur Général.
Quant à la psychanalyse, elle allait de soi pour les internes de mon époque. Je demandais conseil à mes chefs de service et me suis ainsi retrouvée sur un divan d’un formateur SPP.
La suite est celle de toute personne décidant de devenir psychanalyste, un « métier » comme dit Freud qui pour ce qui me concerne et par identifications avec mes aînés s’exerce aussi dans l’institution, en particulier pour la pratique psychanalytique avec l’enfant. Pour cela travailler dans le XIIIe était une formidable chance.
Rfp : Quelle est la spécificité de l’approche psychanalytique des enfants ? L’enfant (et son approche) vous paraissent-ils un « modèle » pour l’adulte ?
FM : Nous touchons là une question complexe. Le travail psychanalytique avec les enfants, tout comme celui avec les adultes, a profondément évolué depuis ses premiers pas. Si l’enfant à la bobine, le petit Hans, et d’une certaine façon l’adolescente qu’était Dora sont des « modèles » théoriques connus de tout psychanalyste, la pratique psychanalytique avec l’enfant s’est considérablement développée tant sur le plan des apports théoriques qu’elle a apportés que sur celui de ses indications. Freud, on le sait, était sceptique mais a néanmoins soutenu sa fille Anna ; il faut cependant savoir que celle-ci a échoué à faire reconnaître la psychanalyse de l’enfant par l’Association Internationale de Psychanalyse.
La psychanalyse de l’enfant a connu un essor considérable après la Seconde Guerre mondiale tant en France que surtout au Royaume-Uni. Pour autant je ne dirai pas qu’elle constitue un modèle stricto sensu. Elle a contribué (Melanie Klein, Winnicott, l’école française SPP, Dolto et tant d’autres) à enrichir le corpus de la psychanalyse, mais certains considèrent qu’elle a en quelque sorte « affadi » la métapsychologie classique, en particulier par la place donnée à l’objet.
Ce qui est certain, en revanche, c’est que les cures d’enfant, et désormais de bébé avec leurs parents et d’adolescent, ont élargi notre compréhension de la construction psychique d’un sujet et la pratique, je pense, influe peu ou prou sur la menée des cures classiques d’adulte. Le sexuel infantile et le transfert constituent le dénominateur commun de nos traitements psychanalytiques désormais diversifiés.
Je ne suivrai donc ni tout à fait André Green (Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 16, 1979), ni non plus Karl Abraham : « L’avenir de la psychanalyse repose sur la psychanalyse de l’enfant » (Congrès de l’API, Salzbourg, 1924). Le premier, il est vrai, accepte la psychanalyse de l’enfant, autrement dit la cure psychanalytique de l’enfant, à condition que lesdits psychanalystes renoncent à « prétendre restituer une vue réaliste du psychisme infantile » et aux « inférences théoriques ou pratiques qu’ils sont tentés de faire à partir d’une expérience qu’ils ne peuvent s’empêcher de considérer comme une voie d’accès privilégiée à la connaissance du psychisme humain » ; le second que l’on peut considérer comme un protopsychanalyste d’enfant et qui fut, comme chacun sait, l’analyste de Melanie Klein se livra comme d’autres (Freud lui-même , Jung, etc.) à l’observation de l’enfant et se montre d’un enthousiasme peu nuancé mais il est vrai qu’on est alors dans les années de découverte.
Serge Lebovici se montre plus nuancé : « Le système de censure sociale et par conséquent de certaines couches du Surmoi ne permet pas un travail aisé sur les dérivés de l’inconscient. Il est probable que l’interprétation du psychanalyste d’enfant ne peut guère porter que sur le matériel mis en latence, celui qui relève du préconscient » (préface àClaudine et Pierre Geissman, Histoire de la psychanalyse de l’enfant, Bayard, 1992).
Rfp : Quels enseignements tirez-vous de la direction d’un organisme de soins tel que l’ASM 13 ?
FM : Le XIIIe, dispositif pionnier de sectorisation psychiatrique pour les adultes et pour les enfants, a été créé comme on le sait dans les années 1950 par un groupe de psychiatres-psychanalystes mené par Philippe Paumelle, Serge Lebovici et René Diatkine, avec le plein soutien des pouvoirs publics de l’époque et en particulier de Clément Michel alors directeur de la Fédération nationale des organismes de Sécurité Sociale. Si je donne cette précision c’est que nous sommes hélas aujourd’hui loin d’être ainsi soutenus.
L’expérience demeure de mon point de vue toujours aussi pertinente. En créant par ailleurs des dispositifs de traitements psychanalytiques spécifiques, secondairement élargis par l’Institut de Psychosomatique Pierre Marty et Léon Kreisler et le Centre de Consultations et de traitements Jean-Favreau, la psychanalyse est ainsi mise à la disposition de la population « tout venant ». La création récente du Pôle Psychanalytique qui regroupe les quatre lieux de traitements nous permet en outre de mener une réflexion scientifique interanalytique qui, à mon sens, offre un réel outil de recherche aux analystes et un lieu de formation exceptionnel pour nos plus jeunes collègues.
Je crois que l’on peut avancer que cette dernière réalisation qui a reçu le soutien de l’Agence Régionale de Santé (ARS) d’Ile de France participe pleinement du désir des premiers analystes et bien sûr de Freud (1910,1918) d’ouvrir la psychanalyse au plus grand nombre sans méconnaître que certaines modifications techniques s’avèreront nécessaires en « devant mêler une certaine part de cuivre à l’or pur de la psychanalyse ».
Rfp : Quel est le rôle de la COPEA (Commission pour la psychanalyse avec l’enfant et l’adolescent) ? Son importance selon vous ?
FM : Là encore c’est une longue histoire, cette fois au cœur de la Société psychanalytique de Paris et de son organe de formation, l’Institut de Psychanalyse. Je ne suis pas certaine que les membres et les analystes en formation aient une réelle représentation de ce qu’est la COPEA, de ce que signifie l’appellation RPEA (Reconnu psychanalyste d’enfant et d’adolescent) et encore moins ce qu’est le COCAP (en français : Comité de psychanalyse pour les enfants et les adolescents) au sein de l’Association Internationale de Psychanalyse.
Qu’est ce qui se cache sous ces acronymes ? Essentiellement un débat qui reste vif dans les sociétés psychanalytiques françaises autour de la formation à la psychanalyse de/avec l’enfant, alors que nombre de sociétés membres de l’API proposent cette formation.
Ce débat – qui n’est toujours pas tranché aujourd’hui mais toujours mis sur le métier – me semble découler de ce que j’ai écrit dans le paragraphe précédent.
Il est intéressant d’ailleurs de constater que la SPP a choisi de parler de psychanalyse « avec » plutôt que « de l’enfant », pour en revenir finalement récemment à l’appellation « de »… Des modifications sémantiques qui me semblent bien montrer la nature du débat.
Pour ma part je suis partisane d’une formation dont il nous faudra institutionnellement définir le cadre de façon rigoureuse.
Ces débats ont conduit à un certain découragement des psychanalystes exerçant avec des enfants, le plus souvent d’ailleurs au sein d’institutions, et à ce que la formation à la psychothérapie de l’enfant se fasse hors nos murs.
Dans le contexte sociétal actuel où nous nous accordons tous à réfléchir à un certain déclin de la psychanalyse (cf. le dernier ouvrage de J.-C Stoloff, Psychanalyse et civilisation contemporaine, Puf), former à la psychanalyse avec l’enfant dans des structures institutionnelles reconnues par les pouvoirs publics peut contribuer à lutter contre cette désaffection progressive et surtout contre l’essor croissant en pédopsychiatrie de la pensée « neuronale », pour paraphraser Jean-Pierre Changeux.
La COPEA, commission élue par les membres, a pour mission selon moi et mes collègues qui la constituent de réfléchir et de faire des propositions à la SPP. La reconnaissance de la compétence en RPEA trouvera alors un sens qu’elle a progressivement perdu.
Pour conclure provisoirement ce débat je redonnerai la parole à Freud en 1914 :
« Mes considérations relatives à la sexualité de l’enfant reposaient uniquement sur les résultats des analyses faites sur des adultes et poussées jusqu’à des évènements très reculés de leur vie passée. Je n’avais pas alors eu l’occasion de faire des observations directes sur l’enfant. Aussi fut-ce pour moi un triomphe extraordinaire, lorsque je réussis, pas mal d’années plus tard, à obtenir la confirmation de la plupart de mes déductions par l’observation et l’analyse directe d’enfants très jeunes […] Plus je poursuivais et approfondissais l’observation des enfants, plus le fait en question devenait visible et compréhensible, et plus aussi je trouvais singulier qu’on se soit donné tant de peine pour ne pas l’apercevoir » (Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique, Freud, 1914d/2005, OCF-P, XII, p. 261) .