Entretien avec Christopher Bollas à propos de son livre
Rfp –Vous venez de publier Sens et mélancolie. Vivre au temps du désarroi (trad. Benjamin Lévy, Éditions d’Ithaque, 2019. Titre original : Meaning and Melancholia: Life in the Age of Bewilderment). Dans ce livre, vous proposez une description de l’évolution du monde, surtout occidental, des deux derniers siècles dans laquelle l’actualité « traumatique » de l’élection de Trump, du vote en faveur du Brexit, des menaces populistes en France et en Italie seraient comme l’aboutissement d’une perte progressive du sens, marquée antérieurement par le développement du capitalisme industriel et impérialiste au XIXe siècle, les deux guerres mondiales au XXe, et la mondialisation financière depuis. Pouvez-vous nous préciser ce qui permet selon vous de voir une forme de continuité, presque de logique fatale, dans cette évolution, que vous considérez comme une menace pour la culture démocratique ?
Christopher BOLLAS : La continuité tient à l’émergence de la personnalité sociopathe qui est à la fois un produit de la persistance du capitalisme et indispensable à son maintien. « Nos profits valent plus que leurs vies » est un mandat sociopathique : une idée ouvertement suivie par des dizaines de milliers de membres de la classe moyenne supérieure depuis deux cents ans et, à présent, par les bailleurs de fonds. D’une certaine manière, cette mentalité commence tout juste à annoncer la couleur.
Rfp : Dans quelle mesure votre expérience d’analyste a-t-elle contribué à la compréhension de ce phénomène ? Et, réciproquement, dans quelle mesure cette perception a-t-elle contribué à votre compréhension de l’évolution du fonctionnement psychique des patients, plus particulièrement dans ses dimensions maniaque et mélancolique ?
Christopher BOLLAS : Alors que les gens de lettres, les théoriciens politiques et les historiens contemporains fournissent des critiques pertinentes de ces évolutions plutôt dévastatrices, on ne trouve aucune analyse proprement psychologique de notre condition. La répression de la psychanalyse – caractérisée par la mentalité psychophobe de la fin du XXe siècle – a rendu impossible une investigation psychique critique au moment même où nous en avions le plus besoin. La quasi-élimination de la psychanalyse du discours contemporain s’est jouée sur des facteurs extrêmement complexes et ne peut être réduite à quelques éléments dynamiques, mais, si nous nous penchons sur nous autres psychanalystes et notre rôle en la matière, cela fait longtemps que nous nous sommes retirés dans nos enclaves et avons cessé de nous investir du côté de la pulsion de vie dans nos sociétés et nos cultures.
Rfp : Vous appelez de vos vœux une défense des valeurs démocratiques pour contrer cette évolution délétère. Quelle place accordez-vous à la pratique psychanalytique, et plus largement à la culture psychanalytique dans cette défense ?
Christopher BOLLAS : Je ne pense pas que la pratique psychanalytique en tant que telle soit un moyen viable de défendre les sociétés face aux menaces qui pèsent sur les valeurs démocratiques. J’estime toutefois que la pensée psychanalytique doit poursuivre son travail dans les universités et inversement : les sociétés analytiques doivent accepter davantage de personnes issues des différentes disciplines et facultés. Pour ce faire, là où l’on interdit encore à ceux qui ne sont ni psychiatres ni psychologues de se former au métier d’analystes, nous devons attirer l’attention sur ce travers et sur la manière dont cet élitisme sert la pulsion de mort – après tout, il ne fait que donner aux psychanalystes le sentiment d’être enterrés dans la meilleure partie du cimetière.
Nous remercions Ana de Staal, co-fondatrice et présidente des Éditions d’Ithaque, dont elle dirige la collection Psychanalyse, pour sa traduction de l’anglais.