La Revue Française de Psychanalyse

Dans les plis du langage.
Raisons et déraisons de la parole

Dans les plis du langage.
Raisons et déraisons de la parole

Laurent Danon-Boileau — Éditions Odile Jacob, Paris, 2022

La lecture du nouvel ouvrage de Laurent Danon-Boileau offre un double plaisir. D’abord épistémophilique, car le linguiste nous fait ici profiter de l’étendue de son savoir ; il nous montre comment le langage, loin de servir à de seules fins d’information et de communication, se trouve intimement lié, dès ses origines, à l’expression des mouvements affectifs et émotionnels, et parle autant à l’autre qu’à soi-même, et de soi-même. Plaisir aussi de pratique clinique qu’il nous propose de partager, car le linguiste est en l’occurrence tout aussi psychanalyste expérimenté – et qui plus est, psychanalyste d’enfants, et spécialiste de l’autisme –, et peut magistralement nous montrer de quelle façon le mot et même l’onomatopée du très jeune enfant s’associent dès l’origine à une valence émotionnelle, qui va combiner plusieurs éléments de la réalité perceptive pour les agréger dans un ensemble personnel, propre au sujet, constitué de représentations inconscientes dont le mot devient à la fois le représentant symbolique et le rempart face à l’angoisse liée à ces représentations. La double fonction du mot, en fait, et sa capacité de liaison : « le mot peut être ce qui fait lien avec les représentations inconscientes qu’un fragment du monde évoque. Mais ce peut être aussi une manière de tenir à distance les inquiétudes qu’il peut provoquer » (p. 30).

Toutefois, le linguiste ne peut pas se contenter de cette analyse. Pourquoi ? Parce que, justement, il est sensible au fait que le mot est avant tout une expérience auditive et une émission de sons, et cette émission nécessite une action motrice (les cordes vocales sont des muscles, tout comme la zone péribuccale). On se souvient ici que, Freud neurologue, connaissait très bien ce domaine des « fonctions supérieures » dont la pathologie commence à être précisée au cours du troisième tiers du 19e siècle : les aphasies, les agnosies et les apraxies. Leur dissociation permettra des avancées dans la connaissance des localisations cérébrales (qui seront d’ailleurs aussi leur piège) : une aphasie ne s’accompagne pas nécessairement d’une agnosie, et vice versa, donc l’espace cortical qui reçoit les représentations visuelles (l’image des choses vues) n’est pas le même que celui qui reçoit les représentations verbales (l’énoncé auditif du nom des choses vues), et ils peuvent présenter des lésions distinctes. Freud saura tirer de cette dissociation la distinction entre représentations de chose et représentations de mot, et l’utiliser pour bâtir une première topique – il était d’ailleurs lui-même un spécialiste des aphasies. Mais ce faisant, il portera moins d’attention aux apraxies ou à l’aphasie motrice, à savoir aux troubles liés à la mise en forme et à l’exécution d’une série d’actions motrices coordonnées, dont fait partie aussi le langage, ou plus précisément la parole.

Laurent Danon-Boileau ne s’intéresse pas seulement à la pensée et aux mots, mais aussi à l’« enfance du dire » (p. 10), à l’ « image verbale » (p. 35). Il en étudie les répétitions compulsives, ces mots-actions qui ne renvoient qu’à une séquence motrice, toujours la même, avec donc cette part de fixité et de répétition plus ou moins compulsive qui rend le mot inutilisable hors de son association à l’action à laquelle il renvoie. Ce qui conduit le linguiste au psychanalyste, car la répétition est constitutive de l’expérience du transfert, elle en est même la condition. Qu’en est-il alors de la parole répétitive ? Parfois, elle peut apparaître comme « expulsive », « axée sur l’image verbale motrice au détriment de l’image verbale acoustique, sur l’exercice répété de la motricité au détriment du plaisir de l’écoute » (p. 126). Mais l’auteur est étranger à une logique binaire du « ou bien ceci » et « ou bien cela ». Cette même parole expulsive, dont la part de force ne nous échappe pas, peut inclure le sens, mais comme noyé dans le caractère impérieux de la force. Or « le langage est tout ensemble force et sens » (p. 126) – la force des besoins, des pulsions, de l’excitation, et le sens compris dans la représentation que médiatise le langage – et la dynamique de la cure peut onduler, selon la période traversée par le patient, voire même selon les moments d’une même séance, du pôle de la force au pôle du sens.

On retrouve ici l’importance de ce que Jean-Luc Donnet a nommé « agir de parole ». Cet agir qui a trop souvent mauvaise presse en psychanalyse, alors que, du fait même de sa répétition – et grâce à elle – il connote le mouvement transférentiel, et il n’est pas rare qu’il l’inaugure, notamment avec les patients qui s’écartent des organisations névrotiques ordinaires. Danon-Boileau nous propose une véritable séméiologie de l’agir de parole : de ces locutions fréquentes du français oral (« Bon », « Enfin », « Disons », « Notez »…) dont l’action sur l’analyste consiste à tenter de le transformer en un interlocuteur ordinaire, jusqu’aux questions les plus directes, touchant à la vie même de l’analyste hors séance, qui ne sont pas moins porteuses d’un important potentiel interprétatif dans l’après-coup. Sans oublier ce qu’est la parole en mettant de côté le sens des mots, à savoir l’intonation et les variations mélodiques de la voix, ou sur un autre registre, cette parole qui, bien qu’en apparence fluide – trop fluide, probablement – semble dépourvue de toute qualité transitive ou injonctive : le discours opératoire que l’auteur discute parmi les formes de parole compulsive, tout en récusant le terme de récit factuel, car il considère que sa platitude peut être indice d’un trop-plein d’intensité émotionnelle et de fantasmatique envahissante, comme il le montre avec le cas de Marie, exposé et commenté de façon détaillée (p. 139-148).

Ces aller-retour entre le linguiste et le psychanalyste font toute la richesse du livre. L’investigation de Danon-Boileau se poursuit sur l’origine des mots chez chacun de nous. Les mots, pensons-nous, sont particulièrement indiqués pour exprimer l’intime ; certes, mais ils sont aussi, et en même temps, anonymes, car ils sont ceux de nos parents, de nos proches, de tous les autres : « telle est la nature paradoxale du mot » (p. 41). S’adresser à quelqu’un présuppose que « tous nos mots sont déjà en lui, et tous les siens en nous » (p. 42). Les écholalies de certaines situations autistiques montrent un langage qui, non seulement ne s’adresse à personne, mais aussi n’est pas pris par le sujet à son propre compte. Ainsi, la parole prononcée, en incluant cris et onomatopées, est indissociable d’une « écoute ». On est d’ailleurs ici en présence de ce que Freud avait repéré dès l’Esquisse, à savoir cette « situation anthropologique fondamentale » où le cri de décharge lié à la faim ou à la douleur fait sens pour la « personne secourable » ; c’est à cette condition qu’il devient, secondairement, « signifiant d’un affect de déplaisir » (p. 51). Nous sommes donc en présence d’un mouvement civilisateur, au sens où le langage devient l’une des sources de la sublimation. C’est cette situation fondamentale qui se répète lorsque, dans une séance analytique, une parole apparaît comme n’appartenant ni à l’un ni à l’autre des protagonistes, mais aux deux simultanément et conjointement. Dans ces conditions, l’affect peut être considéré, non pas comme primaire, mais comme l’effet de la rencontre entre un mouvement émotionnel (cris pour le nourrisson, intonation de la voix ou mélopée pour le locuteur ordinaire) et l’écoute qu’il rencontre.

À partir de ces considérations, l’auteur propose une véritable clinique de la parole en séance, de cette « cure de parole », selon l’expression utilisée en anglais (talking cure) par Anna O. dans la préhistoire de la découverte psychanalytique. Il s’agit avant tout d’un acte de parole, le terme d’« acte » véhiculant ce que la parole comporte de manifestation corporelle, aussi bien dans sa prononciation que dans les expressions émotionnelles dont elle se charge, sans oublier sa capacité à toucher l’interlocuteur, ce terme de « toucher » incluant à lui seul le fait que la parole adressée concerne aussi le corps de celui qui écoute. Ainsi, notre conception de la parole en séance évolue avec l’évolution de notre conception du cadre. De véhicule de la remémoration cathartique du traumatisme, elle devient révélatrice de l’inconscient, puis moyen privilégié de perlaboration des mises en acte répétitives qui organisent la résistance, elle-même étant un acte. Avec l’introduction de la deuxième théorie des pulsions, la notion même de représentation inconsciente perd sa centralité (au profit du ça, chaudron pulsionnel), mais la parole, elle, reste centrale dans la cure : elle vient ralentir la décharge des motions pulsionnelles en proposant des associations temporaires qui ne sont plus considérées comme exprimant une représentation de chose ou de mot, établie par avance et immuable dans le signifiant qui la fixe, mais exprimant des identifications inconscientes dont le sens émerge dans l’après-coup de l’expérience « faite d’un agir dont le sujet prend la mesure en venant à l’écoute des paroles d’un autre ou de lui-même entendu alors comme un autre » (p. 81). Enfin, l’auteur considère que, avec Winnicott, la parole connaît une nouvelle évolution de ses fonctions dans la cure, devenant ce qui émerge dans l’espace intermédiaire entre les deux protagonistes.

En même temps, une clinique de la parole en séance peut être décrite dans le rythme, dans l’allure de sa façon de se prononcer. Ici l’indexation se fait sur les quantités d’excitation. Danon-Boileau oppose parole compulsive et parole associative. La première est porteuse de répétition, mais cette répétition inclut aussi le transfert : c’est en elle, dans son caractère impérieux, et même dans sa véhémence, que vient se loger la réactualisation transférentielle. Elle représente donc la dimension intersubjective du « dire ». L’autre, associative, est plus proche d’un déploiement de pensée mise en mots, d’un « se parler à soi-même », même si un autre écoute toujours. Mais son déroulement n’est pas toujours fluide et harmonieux, car elle peut se heurter à des restes perceptifs qui n’ont pas été symbolisés (qui peut-être ne sont pas symbolisables), entraînant chez l’analyste des sensations quasi corporelles, une « émotion » au sens strict du terme. Une troisième modalité se met alors en place, que l’auteur appelle « parole interpsychique ». Elle est « inter », car c’est de l’élaboration de ces sensations de la part de l’analyste dans ses propres mouvements régressifs, et de leur restitution à l’analysant sous forme de parole (l’interprétation), que dépend la transformation des motions pulsionnelles en représentations inconscientes, ces dernières ne constituant pas, partout et dans tous les cas, une donnée d’emblée existante. « De mon passé de linguiste, écrit l’auteur, j’ai conservé un certain goût pour la matérialité du langage et la manière dont il porte trace des mouvements de l’âme » (p. 92-93).

Dans la troisième et dernière partie de son ouvrage, Danon-Boileau décrira diverses formes de « Paroles en séance ». Nous en avons eu un aperçu en évoquant plus haut le propos sur l’agir de parole, ou encore le récit du cas de Marie (le « discours opératoire »). C’est que « chaque représentation de mot est composée de deux parties : le souvenir du mot tel qu’on a pu l’entendre (son image verbale sonore) et les souvenirs des mouvements articulatoires nécessaires à sa profération (son image verbale motrice) » (p. 110). Ainsi, si la règle du travail analytique indique qu’on peut tout dire, mais ne pas « faire », il n’est reste pas moins vrai que, parler, c’est « faire », c’est « agir », et la parole est aussi une décharge de la poussée pulsionnelle. Ce « faire » a des effets sur celui qui écoute la parole prononcée – c’est même à l’aune de ces effets que l’on apprécie sa qualité. Inversement, la parole du côté de l’analyste, l’interprétation, le fait sortir du silence d’un objet primaire infiniment bienveillant et présent, met en tension et conflictualise les objets auxquels s’adresse le discours du patient. Mais il ne s’agit pas d’un effet d’écho : le décalage, et même parfois la douloureuse expérience, de la part du patient, de ne pas être « compris », font partie d’une prise de conscience de l’irréductible altérité de l’objet. L’analyste doit savoir que « l’intuition de l’altérité adéquate dans la perturbation [induite par sa parole] est une exigence du travail thérapeutique » (p. 150).

D’autres « paroles en séance » peuvent encore être décrites, telle la « parole nostalgique », qui semble se situer à l’opposé de la parole opératoire. Elle exerce une séduction particulière sur celui qui l’écoute, car elle constitue une invitation permanente à l’interpsychique, par ailleurs nécessaire à toute rencontre entre analyste et patient. Mais ici, elle implique une impossibilité, ou un désinvestissement, du plaisir à penser seul. Tel le discours d’Ada en séance (p. 160-172), d’une grande puissance évocatrice, qui masque une dépendance tout aussi grande : la parole nostalgique reproduit indéfiniment l’exigence d’un objet « externe », réel, pour l’accueillir ; et ce faisant, rend l’analyse « sans fin ». Pourtant, elle pense, elle fantasme, elle élabore. La nostalgie n’est pas dans les propos tenus, mais dans la qualité qu’a cette parole de ne pouvoir exister qu’à la condition d’être adressée à quelqu’un d’extérieur à elle : « elle contourne », dit joliment Danon-Boileau, « le deuil de l’hallucinatoire » (p. 171).

Les séances passent et se succèdent. Qu’en reste-t-il ? Tel dans le « bloc magique » de l’article de Freud, le perçu des paroles prononcées s’efface lorsqu’une feuille de séance est tournée pour laisser place à la feuille de la séance suivante. Le perçu demeure néanmoins sur l’ardoise, comme une mémoire qui accumule une matière première à partir de laquelle la séance va laisser chez l’analyste qui écoute l’impression d’une thématique générale, et surtout d’un mouvement, d’une sensation. De ces mouvements successifs, il reste néanmoins des mots, des phrases, des formulations courtes qui résistent à l’oubli. Ils ne se sont pas fondus dans le mouvement d’ensemble, ils semblent constituer des condensés (des signifiants) qui n’ont pas trouvé leur affect. L’interprétation saura les utiliser, parfois tels quels ; mais son émergence, associative dans le cas optimal, tiendra aussi compte d’un autre facteur : celui du moment, du « temps voulu », du kairos. Ni combinatoire de signifiants ni explication raisonnée, l’interprétation qui fonctionne est aussi une parole telle que décrite dans ce livre : un acte qui se produit à un moment où il peut trouver son sens.

En écrivant ce livre, Laurent Danon-Boileau nous parle : de linguistique, de pratique analytique, de nos patients, de l’enfance, de nous-mêmes… Et dans l’essentiel de son propos, non seulement il nous apprend des choses, beaucoup de choses, mais aussi, nous parlant, nous touche.

Recension

Vassilis Kapsambelis est psychanalyste, directeur de la Revue française de psychanalyse.