La Revue Française de Psychanalyse

Analyse terminable?

Analyse terminable?

Présentation du numéro

Certes toute cure psychanalytique se termine un jour, que ce soit, au pire, par une rupture ou le départ – voire la disparition – de l’un ou l’autre des deux protagonistes de l’aventure. Mais le plus souvent un certain état du patient et une certaine façon de penser de l’analyste conduisent ceux-ci à décider de la fin des séances. Pourtant toutes ces analyses ne se sont pas « terminées » en ce sens qu’une fin naturelle, aboutissement d’un processus fécond, ne semble pas s’être développée. Une telle fin ne préjuge pas cependant de la poursuite d’une évolution autonome qui peut aboutir à une « terminaison » en après-coup… Beaucoup d’analyses seraient ainsi terminables bien qu’interminées, et on peut se demander si le but essentiel du déroulement d’une cure n’est pas précisément de rendre celle-ci « terminable » fût-ce a posteriori.

Mais quels sont les éléments qui peuvent laisser penser qu’une analyse est ou sera « terminable » ? On peut envisager évidemment des éléments « positifs » ; par exemple le développement des associations libres, l’accueil fait aux interprétations de l’analyste et le sort processuel qui leur est donné par le patient ; en particulier l’analyse du transfert négatif. Mais on en arrive vite à un inventaire qui recense plus des buts souhaitables, idéaux, ou des « critères » de fin d’analyse. Pour Freud : « Au lieu de rechercher comment se produit la guérison par l’analyse … il faudrait poser [à l’analyste] la question ainsi : quels sont les obstacles qui s’opposent à la guérison par la psychanalyse » (Freud, 1937c/1985). Le caractère terminable d’une analyse serait alors lié à la levée des principaux obstacles à son développement. Mais lorsque Freud met en avant l’idée que la « force pulsionnelle constitutionnelle et la modification défavorable du moi, acquise dans la lutte défensive, au sens d’une dislocation et d’une restriction, sont des facteurs défavorables à l’action de l’analyse et qui peuvent prolonger sa durée dans une impossible conclusion » (Freud, ibid.), on est gagné par le pessimisme, car dislocation et restriction du moi semblent des éléments a priori peumalléables ;l’analyse des résistances, leur variété et leurs résurgences sous différentes formes, offre des perspectives plus optimistes puisqu’il est des résistances analysables…

Mais il est clair que pour qu’une analyse soit terminable il faut qu’elle ait commencé. Jean-Luc Donnet a bien montré la disjonction radicale entre le début manifeste de la succession des séances et le début du processus analytique qui peut précéder de beaucoup le contact avec le divan ou apparaître alors que le protocole de l’analyse est déjà installé (Donnet, 1998). C’est évidemment le début processuel qui compte et peut annoncer une fin possible, début processuel qu’il faut servir, mais il est des attitudes contre-transférentielles qui sont de nature à en stériliser les promesses. À l’inverse, selon le mot de Michel Neyraut, il peut y avoir des analyses interminables d’emblée (cité par Donnet, ibid.).

Une autre voie est de se pencher sur la forme qu’a pu prendre le processus analytique et à chercher à en apprécier le potentiel évolutif en faveur d’une fin « naturelle ». Freud, qui a cependant avancé la grossesse comme métaphore du processus analytique, se montre, dans « Analyse avec fin et analyse sans fin », quelque peu sceptique quant au développement d’une telle issue : « … demandons-nous en effet s’il y a vraiment pour l’analyse un terme naturel et s’il nous est possible de la mener jusqu’à ce terme » (Freud, 1937c/1985). Jean-Luc Donnet, caricaturant la position du Freud de 1937, l’exprime ainsi : « La psychanalyse, ça marche, ça peut finir, et ça finit quand ça finit » (Donnet, 1998). Certes Freud cite Ferenczi, mais en disant qu’il s’agit là de « rassurantes paroles » : « L’analyse n’est pas un processus sans fin ; grâce aux connaissances et à la patience de l’analyste, elle doit pouvoir être amenée à son terme naturel. » Ferenczi ajoute que ce succès dépend de la conscience que l’analyste doit avoir « de ses propres égarements et de ses propres erreurs » et qu’il puisse dominer « les points faibles de sa personnalité ». Il est tentant de suivre ce point de vue, mais surtout de l’étendre de façon générale au rôle du contre-transfert : il n’y aurait pas alors d’autre limite au développement d’une analyse, vers sa fin « naturelle », que le contre-transfert de l’analyste.

C’est le contre-transfert qui pourrait induire des modalités relationnelles et transférentielles dont le potentiel évolutif serait faible. Il ne s’agit pas tant ici « d’égarements ou d’erreurs » ni de « points faibles de la personnalité », que de l’installation silencieuse, torpide, de modalités transféro-contre-transférentielles qui fixent le mouvement ou ne lui laissent qu’un champ d’expression borné ; elles peuvent être confortables aux deux protagonistes de la cure, mais limitent le polymorphisme du transfert et son mouvement. Une certaine dimension relationnelle peut prendre le pas sur un transfert évolutif analysable.

C’est en somme aussi à la morphologie de la relation transféro-contre-transférentielle qu’il faudrait s’intéresser. L’analyste peut être comme pris au piège d’un investissement particulier de la part de son patient, investissement qui obère celui du monde interne et dont la valeur transférentielle est comme submergée par l’excès. Ainsi Christian David évoque une ébauche de perversion affective dans le transfert chez un patient qui s’est mis à surinvestir affectivement ses séances « au point de déclarer qu’il n’a jamais ressenti autant d’intensité de vie intérieure et de plaisir qu’avec moi et dans ce cadre qu’il aime » (David, 1999).

À l’inverse le même auteur note la possibilité de mouvements où une différenciation s’opère : « mouvement évolutif qui reproduit, dans le transfert … la genèse de l’investissement positif de l’altérité d’un objet significatif. … Moment décisif où la perception “favorable” de l’identité de l’autre confirme et précise les contours de l’identité propre… » (David, ibid.). Moments où se dégagent l’une de l’autre la personne de l’analyste et l’analyste objet du transfert. De tels moments – reconnaître que l’analyste n’est « ni père ni bandit, mais un médecin à Passy » (Queneau, 1937) – peuvent laisser présager d’une fin « naturelle » à l’analyse.

Paul Denis

Références bibliographiques

David C. (1999).Le travail de l’affect, contribution permanente à la mentalisation. Remarques autour de la perversion affective. Rev Fr Psychanal 63(1) : 13-23.

Donnet J.-L. (1998). Analyse avec début et analyse sans début. Rev Fr Psychanal 62(1).

Freud S. (1937c/1985). L’analyse avec fin et l’analyse sans fin. Résultats, Idées, Problèmes,II. Paris, Puf.

Queneau R. (1937/1969). Chêne et chien ? Chêne et chien ? suivi de Petite cosmogonie portative et de Le Chant du styrène. Paris, Gallimard.


Sommaire

Éditorial – Un terme naturel ?

THÈME : ANALYSE TERMINABLE ?

Rédacteurs : Klio Bournova, Thierry Schmeltz

Coordination : Françoise Coblence

Paul Denis – Argument

Interventions

Danielle Kaswin-Bonnefond – Nous nous quitterons, je te le promets

Sylvia Cabrera – Renoncer, écueil de la fin d’analyse

Anne Maupas – Créer une zone de terminabilité

Renoncer, résister, élaborer la haine…

Bernard Chervet – Renoncement et régressivité pulsionnelle. À propos de la durée et de la terminaison de la cure analytique

Emmanuelle Chervet – Les fins de l’analyse et l’idée de résistance

Sabina Lambertucci-Mann – Analyse interminable ? L’élaboration de la haine au cours d’une cure

Béatrice Braun-Guedel – Qu’adviendra-t-il de moi quand ce sera la fin ?

L’autoanalyse, destin possible de la fin de la cure ?

Gilbert Diatkine – L’autoanalyse et les très longues cures

Denys Ribas – Enjeux actuels de la terminaison d’une cure analytique. De l’objet palliatif aux limites de l’autoanalyse, quelle transmission ?

Remarques sur les théories de la fin de la cure

Laurent Danon-Boileau – En quoi notre manière d’envisager la fin de la cure diffère-t-elle de celle de nos aînés ?

DOSSIER EVA FREUD

Présentation

Bernadette Ferrero-Madignier, Jean-Yves Tamet – Eva Freud, 1924-1944 : une adolescente rebelle et oubliée. Entretien avec Isabelle Sieurin

Michael Molnar – « … son œil critique… »

DOSSIER : PSYCHANALYSE ET MODÈLES THÉORIQUES

Présentation

Jean-Marc Lévy-Leblond – Des limites de la technoscience

Christian Delourmel – Légitimité, limites et intérêt du recours à la métaphore

Claude Smadja – Inconscient psychanalytique, Inconscient cognitif

Yannick Chicoine Brathwaite, Dominique Scarfone – Regard autopoïétique sur le cadre et le processus psychanalytique

RECHERCHES

Sára Botella – Le « perceptif » en psychanalyse

REVUES

Revue des livres

Amélie de Cazanove – Qui a peur du (contre)-transfert ? Transfert, contre-transfert et contre-identification projective dans la technique analytique de León Grinberg

Marc Hayat – L’adolescent, son corps, ses « en jeux » : Point de vue psychomoteur sous la direction de Catherine Potel, avec la collaboration de Jean-José Baranes

Estelle Louët – Vue sur mer d’Isée Bernateau

Benoît Servant – L’altérité révélatrice. Transfert et désidentification de Nathalie Zilkha

Revue des revues

Anne Ber-Schiavetta – Le présent de la psychanalyse 2 2019, « Folies de la Norme »

Denise Bouchet-Kervella – Revue française de P sychosomatique 54 2018, « Destructivité »

Adriana Koren-Yankilevich – Controversias 24 2019


Éditorial

Un terme naturel ?

Du mouvement même qui me permit de sortir de ces gymnastiques ressassantes et harassantes, et me donna accès à mon histoire et à ma voix, je dirai seulement qu’il fut infiniment lent : il fut celui de l’analyse elle-même, mais je ne le sus qu’après[1].

Georges Perec, Les lieux d’une ruse.

Qu’est-ce qui rendrait certaines cures interminables ? Ou plutôt quels sont les éléments qui permettent de penser qu’une cure sera terminable ? Quelles sont les conditions d’une analyse « avec fin », quels sont les moyens et les enjeux de la terminaison d’un traitement ? Ces questions si actuelles, et qui concernent le processus même de la cure et les transformations des processus psychiques, ont été mises en débat par Paul Denis au colloque de la SPP qui s’est tenu à Deauville les 5 et 6 octobre 2019.

Nous publions dans ce numéro les présentations des trois intervenantes à ce colloque[2], ainsi que les contributions suscitées à la fois par ces interventions et par le thème lui-même.

Par ailleurs, outre un article de Recherche de Sára Botella consacré au perceptif, nous sommes heureux de proposer aux lecteurs un dossier sur Eva Freud, une des petites-filles de Sigmund Freud, dossier suscité par la publication d’un livre au titre énigmatique : Mais qui a tué Eva Freud ? et accompagné de documents inédits conservés à la Bibliothèque Sigmund Freud].

Un autre dossier est consacré à la confrontation entre modèles scientifiques, à la suite d’un colloque ayant réuni à Nice le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond et les psychanalystes Christian Delourmel et Claude Smadja.

Si les cures ont vocation à se terminer, les échanges et les recherches se poursuivent…

[1] G. Perec. (1985). Les lieux d’une ruse. Penser/Classer : 71. Paris, Hachette.

[2] Nous rappelons que pour des raisons de confidentialité l’ensemble des références cliniques a été réduit ou modifié.


visuel d’ouverture: Puvis de Chavannes, Colonie Grecque à Marseille
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