À propos de l’ouvrage Psychanalyse et culture. L’œuvre de Nathalie Zaltzman[1]
Entretien avec les directeurs de l’ouvrage : Jean-François Chiantaretto et Georges Gaillard[2]
Rfp : Pouvez-vous nous indiquer ce qui pour vous marque l’apport de la réflexion de Nathalie Zaltzman à la compréhension psychanalytique de la culture ?
J.-F. C., G. G. : La métapsychologie de Nathalie Zaltzman, profondément freudienne, renouvelle notre manière de penser l’articulation de l’individuel et du collectif, des formes contemporaines du malaise dans la culture et du travail de culture dans la cure. L’esquisse freudienne de l’idée de la Kulturarbeit (travail de culture) devient avec elle un concept central, impliquant de multiples avancées, tant du côté de l’approche psychanalytique de la culture que du côté de la question de la guérison psychanalytique.
Pour Nathalie Zaltzman, la Shoah et toutes les catastrophes de type génocidaire ou totalitaire obligent les analystes à prolonger et réinterpréter Malaise dans la culture : la barbarie est à affronter dans la culture, elle ne lui est pas extérieure. Cette lecture critique du texte de Freud passe par la distinction entre le travail de civilisation – transmission au niveau individuel des évolutions et transformations collectives – et le travail de culture : un processus intrapsychique, œuvrant dans la cure à la transformation de l’auto-destructivité, indissociablement individuelle et collective.
La pulsion meurtrière légalisée des nazis a attaqué le « sentiment de soi », au-delà du meurtre de masse, systématisé comme jamais. C’est toute la question de « l’appartenance humaine », avec l’idée que chaque être humain représente l’espèce humaine et est garant de l’humain, qui conduit Zaltzman à reformuler profondément la problématique du narcissisme héritée de Freud. La Kulturarbeit est définie comme « garant collectif du narcissisme individuel, dans une fonction d’identification originaire ante-objectale[3] ». Elle fonde « la certitude d’un pacte entre l’homme et lui-même », qui donne « à chaque individu […] un capital narcissique initial, celui d’une certitude minimale d’existence pour autrui[4] ».
La culture, en substituant les pulsions aux instincts, produit « une interprétation culturelle collective du programme instinctuel biologique […], elle-même soumise aux interprétations singulières inconscientes que chaque individu ne peut éviter d’accomplir pour son propre compte[5] ». Là où Freud cherchait dans le « surmoi de la culture » le remède possible, bien qu’instable et toujours réversible, au penchant naturel à l’agression et à l’auto-anéantissement, Nathalie Zaltzman le cherche dans l’investissement narcissique de la mise en jeu d’une « référence d’autorité commune à l’ensemble humain[6] ».
Rfp : Pouvez-vous nous préciser la notion de « pulsion anarchiste » qu’elle a introduite ?
J.-F. C., G. G. : La « pulsion anarchiste « [7] constitue un autre des apports majeurs de Nathalie Zaltzman, à penser en étroite articulation avec le travail de culture. Il s’agit d’un concept inédit, qui invite les psychanalystes à ré-ouvrir la question de la dualité pulsionnelle et à sortir du débat qui, face au tournant freudien de 1920 et à l’introduction de la pulsion de mort, continue d’opposer les tenants inconditionnels de cet apport, à ceux qui en proposent une critique radicale. Avec André Green, elle fait en effet partie de ces psychanalystes qui ont proposé une reformulation de la pulsion de mort en la pluralisant, soit en repensant la dynamique liaison-déliaison entre « pulsion de vie et pulsion de mort » et les mouvements de retournement dont elles sont le lieu.
Au fil de son travail, elle n’aura de cesse de revenir sur ce concept pour circonscrire le travail psychique dont le signifiant « anarchiste » tente de rendre compte : cette revendication libertaire au service du vivant, et son lien intrinsèque avec les dynamiques de survie.
« La pulsion de mort travaille contre les formes de vies établies et contribue à les renouveler. Le mouvement anarchiste surgit lorsque toute forme de vie possible s’écroule ; il tire sa force de la pulsion de mort et la retourne contre elle et sa destruction[8]. »
Il y a là une tentative de désigner et de figurer ces mouvements de déliaison au service de la vie, soit la protestation vitale contre l’emprise d’Éros, son « activité agglutinante » et sa visée d’expansion libidinale. Comme toujours avec Nathalie Zaltzman, ses concepts-notions sont à entendre dans le double registre du collectif et de l’individuel. Dans sa composante collective, la pulsion anarchiste travaille à déconstruire, à dé-massifier ; dans sa dimension individuelle, elle touche au mouvement de révolte et de protestation vitale – éclairant au passage celle de ces sujets qu’elle désigne comme « les irréductibles ». Les situations qui ont joué comme point d’énigme et ont rendu la formulation de ce concept indispensable sont issues de la fréquentation par Nathalie Zaltzman des « extrêmes » de l’expérience humaine. Il s’agit des contextes concentrationnaires, totalitaires, et des milieux hostiles – elle se réfère notamment au témoignage de Jean Malaurie[9] auprès des Inuits, là où le besoin se substitue au désir, assurant la survie du sujet et/ou celle du collectif (dans le cas des peuples du Groenland).
Avec la pulsion anarchiste, Nathalie Zaltzman propose une approche dialogique du second dualisme pulsionnel, les deux types de pulsions pouvant contribuer à la sauvegarde de la vie ou a contrario mener à sa destruction.
« La pulsion anarchiste, c’est précisément ce qui met à mort la représentation narcissique primaire, ce qui ruine la fixité de tout rapport avec un pouvoir mortifère, ce qui détruit la tentation de l’identité unique ce qui est enfin permet la traversée de l’expérience limite[10]. »
De telles formules dessinent un « passage[11] », une « brèche », au sens qu’Hannah Arendt donne à ce terme[12]. Elles ouvrent de nouveaux territoires, et amènent à considérer que « la mort et son envers, le maintien en vie, sont des tâches aussi problématiques pour la psyché que le sexe[13] ». Reste pour les psychanalystes à prendre la mesure de ce que signifie cette prise en compte de Thanatos dans la vie des sujets, et dans celle du collectif.
Rfp : Nathalie Zaltzman est décédée en 2009 : en quoi sa pensée nous aide-t-elle à mieux comprendre la période que nous traversons ?
J.-F. C., G. G. : De façon aiguë, la période covid nous rend dramatiquement sensible la lutte invisible, au cœur du psychisme humain, entre créativité et destructivité, violemment enrichie par le cours destructeur du coronavirus, pour chaque individu, dans l’intimité de ses investissements relationnels et dans ses différentes modalités d’appartenance sociale. La peur pour la vie, qui masque et exprime l’angoisse de mort, dans l’indifférenciation de soi et de l’autre, révèle en même temps la puissance et l’irréductibilité du lien entre la régulation des exigences pulsionnelles et celle des exigences culturelles. L’échec au moins relatif du surmoi de la culture, diagnostiqué par Nathalie Zaltzman, s’avère ainsi patent.
Plus largement, sa reformulation de la problématique du narcissisme permet de prendre en compte les toujours nouvelles figures de la barbarie, de la destructivité et de l’auto-destructivité – des plus visibles, comme le terrorisme et la destruction massive des écosystèmes, aux plus (étrangement) familières, comme les multiples implications culturelles, politiques et économiques de la mondialisation ou l’altération généralisée de la parole dans le processus de numérisation des relations qui s’est encore accéléré depuis mars 2020, L’échec du surmoi de la culture, dans ses racines narcissiques, marque un enjeu éthique : l’échec des sociétés contemporaines à se fonder sur la reconnaissance de l’autre comme semblable différent et l’inlassable travail qui en découle.
L’ouvrage décline du reste nombre de situations cliniques « aux limites », ces situations psychiques où les sujets sont conduits à aller au bout de leur révolte, afin de découvrir des espaces psychiques au-delà de l’emprise et de l’aliénation. Les problématiques adolescentes s’en trouvent remarquablement éclairées, de même que les configurations massifiantes par où fait inlassablement retour la figure du « Mal[14] ».
Mais l’essentiel pour Nathalie Zaltzman, en se recentrant sur le travail de la culture, reste de situer le registre d’intervention du psychanalyste et les conditions de possibilité de la guérison psychanalytique, liée « au procès individuel et collectif de la culture ». Il y va fondamentalement d’un renoncement du moi à son hégémonie narcissique. Et le dévoilement de cette hégémonie ne constituerait-il pas le ressort même de la cure ?
« Le seul levier efficace des changements de la psyché consiste à passer par l’acceptation de la réalité psychique dans ce qu’elle a de pire[15]. »
[1] Paris, Ithaque, 2020. Colloque de Cerisy, sous la direction de Jean-François Chiantaretto & Georges Gaillard. Avec les contributions de J. Altounian, G. Barbieri, G. Brisac, J.-F. Chiantaretto, A. Cohen de Lara, E. Corin, B. De Rosa, N. Durr, C. Ferrié, G. Gaillard, J.-M. Hirt, M.-F. Laval Hygonenq, I. Lasvergnas, A. Lecoq, G. Levy, C. Matha, R. Minjard, M. Moreau-Ricaud, J.-P. Pinel, E. Tysebaert, M. Vacquin, F. Villa.
[2] Jean-François Chiantaretto est psychanalyste (Membre du Quatrième Groupe) et professeur de psychopathologie (Université Sorbonne Paris Nord, UTRPP UR 4403). Georges Gaillard est psychanalyste (Membre du Quatrième Groupe) et professeur de psychologie clinique (Université Lumière Lyon 2, CRPPC UR 653).
[3] Nathalie Zaltzman (1998), De la guérison psychanalytique, Paris, Puf, p. 14.
[4] Ibid., p. 17.
[5] Ibid., p. 43.
[6] Ibid., p. 56.
[7] Publié initialement en 1979 dans Topique (n° 24), l’article « La pulsion anarchiste » a été repris en 1998 dans De la guérison psychanalytique, au chapitre V. Le texte a fait l’objet d’une nouvelle publication dans N. Zaltzman, J. André et al. (2011), Psyché anarchiste, débattre avec Nathalie Zaltzman, Paris, Puf.
[8] Nathalie Zaltzman (1998), op. cit., p. 140.
[9] Jean Malaurie, Les derniers rois de Thulé, Paris, Plon, 1955.
[10] Nathalie Zaltzman (1998), op. cit., p. 156.
[11] André Beetscheen, « le défi de la déliaison », in N. Zaltzman, J. André et al. (2011), op. cit., p. 141-156.
[12] Hannah Arendt (1968), La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972.
[13] Nathalie Zaltzman (1998), op. cit., p. 159.
[14] Nathalie Zaltzman (2007), L’esprit du mal, Paris, Éditions de l’Olivier.
[15] Nathalie Zaltzman (2003), « De surcroît … ? Le travail de culture ? La guérison ? L’analyse elle-même ? », in André Green [dir.], Le travail psychanalytique, Paris, Puf, p. 237.