La Revue Française de Psychanalyse

José Bleger : penser la psychanalyse

José Bleger : penser la psychanalyse

Leopoldo Bleger aborde l’œuvre de José Bleger à travers quatre notions particulièrement travaillées par ce dernier : la séance psychanalytique, la symbiose, l’ambiguïté et la question du cadre psychanalytique. Nous en proposons ici de larges extraits. Pour mieux saisir l’ensemble du parcours de José Bleger, nous renvoyons à la version complète de l’article de Leopoldo Bleger publiée dans le numéro de la Rfp de juillet 2017, également accessible sur Cairn, dans lequel il situe la psychanalyse argentine des années 1950 et développe certains aspects des œuvres du philosophe français d’origine hongroise Georges Politzer (1903-1942) et du psychanalyste argentin Enrique Pichon Rivière (1907-1977). À noter également que la Rfp publiera dans son numéro d’octobre un dossier consacré à la psychanalyse du Rio de la Plata.

 

L’œuvre de José Bleger ne se laisse pas aisément résumer[1], elle est le fruit d’une élaboration au fil des années, avec des points d’inflexion issus de sa praxis, terme qu’il reprendra en 1969. La psychanalyse occupait une place centrale pour lui et il pensait qu’il fallait la faire travailler de différentes façons, sur des terrains différents et ne la cantonner ni à sa pratique clinique ni à ses élaborations théoriques : la psychanalyse est, à ses yeux, porteuse d’une profonde révolution épistémologique (1971), interne au champ même de la psychanalyse : « L’étude de la manière dont on acquiert et on systématise la connaissance psychanalytique appartient à la psychanalyse elle-même » (1958, p. 22)[2].    […]

UN POINT DE DÉPART : LA SÉANCE PSYCHANALYTIQUE

Si l’idée de « situation analytique » est présente très tôt dans l’œuvre de Freud et devient un thème important du développement de la psychanalyse à partir des années 1920[3], la séance psychanalytique en elle-même ne semble pas avoir été étudiée comme un objet per se[4].

Dans un texte de 1957, J. Bleger tente de clarifier et d’explorer diverses facettes de cette réalité appelée « séance psychanalytique »[5]. Il s’agit de la transformer en un instrument du traitement au travers de la considération détaillée de l’ « ici, maintenant, avec moi » du transfert.

En prenant la séance analytique comme objet d’investigation, J. Bleger s’inscrit dans différentes lignes de pensée déjà en germe dans le groupe argentin. D’une part le contre-transfert, étudié par Enrique Racker (1960) non plus comme un obstacle mais comme un outil du psychanalyste. De l’autre, le point de vue situationnel de Pichon Rivière, en opposition radicale avec les points de vue dynamique et surtout génétique. À ces deux apports, il faudrait ajouter celui déjà mentionné de la critique de l’essentialisme de l’inconscient de Politzer.

Le texte de J. Bleger commence par montrer deux moments majeurs de la constitution de la psychologie dite scientifique : la naissance de la psychologie historico-génétique (en différenciant ses deux aspects : l’historique comme énumération ou sériation, et le génétique en des termes causals, l’un étant la conséquence de l’autre) et le point de vue situationnel, c’est-à-dire la prise en compte de chaque moment donné et de sa suite. Il s’agit surtout de tirer les conséquences et les implications de ces deux modalités de pensée.

Tant qu’on s’en tient à l’idée de contenu mental, on reste dans une vision parcellaire, on suppose que les choses sont « dans le patient ». Il s’agira donc de montrer les implications pour et de l’analyste, et de passer de l’idée d’observateur neutre qui fonctionne comme un écran sur lequel se projettent les « choses » du patient, à une vision où l’analyste est pleinement impliqué.

Dans son livre de 1928, Politzer définit le « drame » comme un « fait », sans aucune résonance romantique (op. cit., vol. 1, p. 11). Il parle de la « vie dramatique de l’homme » pour se référer à la vie « concrète », un événement ou un acte qu’il s’agit d’interpréter comme tel, sans chercher à le remplacer par l’action d’une supposée entité psychique, ce qui nous ferait tomber dans le formalisme. À partir de là, J. Bleger montre que les éléments de la pratique sont traduits et fonctionnent comme des doubles ontologiques, il ne s’agit plus d’une situation « concrète », celle qui a lieu [« acontece »] lors de la séance, et on ne voit plus que des « forces » à l’œuvre. Exemple : dire que c’est la pulsion de mort qui se manifeste dans une séance est, pour J. Bleger, une transposition de la séance en des termes dynamiques en en annulant la « dramatique ».

Le texte pointe le divorce entre le fonctionnement de la clinique psychanalytique et sa conceptualisation : les analystes ne font pas ce qu’ils disent qu’ils font.

Selon le Bleger de ce texte de 1957, et suivant une fois encore une idée de Pichon Rivière, la séance serait un développement dialectique en spirale entre ce que le patient « amène » ou dit, ce que l’analyste interprète et l’effet de cette interprétation, entendu moins comme « réponse » que comme une nouvelle facette du matériel, interrelation dialectique qui permet le déploiement des différents éléments en jeu[6]. La séance analytique est définie comme « une relation bi-personnelle, au cours de laquelle la conduite [ou comportement] de chacun des participants est en relation avec les caractéristiques présentes de la situation » (Bleger, 1958, p. 141).

Le terme de « conduite » ou « comportement » dans cette définition peut surprendre, c’est un concept central dans un livre d’enseignement de la psychologie (1963). Les aspects révolutionnaires et scientifiques ne le sont pas à la manière du « behaviorisme » mais en termes d’histoire personnelle du patient, de « devenir humain ». La conduite implique de prendre en compte non seulement le matériel verbal mais tout ce qui a lieu – lo que acontece – dans la séance[7].

La notion de fantasme inconscient n’est pas pensée d’un point de vue ontologique, comme entité déjà là, mais comme produit dans et par la situation, un devenir qui a lieu[8]. Ce n’est pas un hasard si Politzer a développé sa critique et son travail à partir du rêve, un « déjà-là » qui ocurre, qui advient. Pour J. Bleger, la séance analytique est définie comme un objet d’étude et de travail, un objet scientifique : on se donne une aire, on délimite quelque chose pour pouvoir le penser. L’analyste interprète à partir de ce qu’il a entendu, vu ou vécu avec le patient, mais il interprète aussi à partir de la façon dont il a entendu, depuis sa propre fenêtre, pour ainsi dire.

Pour rendre compte de cette question, Pichon-Rivière avait créé une notion, le schéma conceptuel, référentiel et opérationnel. Voici la définition qu’en donne J. Bleger dans Psicología de la conducta : « D’après Pichon Rivière, le schéma conceptuel et référentiel est l’ensemble des idées, attitudes, émotions, connaissances et expériences avec lesquelles un individu pense et agit » (Bleger, 1963, p. 230). Il ne s’agit donc pas seulement des idées et des connaissances, mais aussi de ce avec quoi on pense et on agit. On pourrait ajouter : souvent sans savoir qu’on pense et agit dans ce « schéma » ou avec lui[9].

Le mot « schéma » est un peu trompeur en français, il fait penser à une simplification. Ce n’est pas le cas en espagnol. Il faudrait peut-être le traduire par « schème ». Il ne s’agit pas d’une représentation simplifiée mais, au contraire, d’un ensemble très complexe d’émotions et d’expériences, les « données » de soi-même à soi-même à chaque moment ou presque, un ensemble d’une extrême condensation. Ce que le patient dit ou « fait » active ou réactive nécessairement énormément de choses chez l’analyste. Ce qui peut paraître banal, mais il s’agit d’en tirer toutes les conséquences.

Le texte sur la séance était la première partie du mémoire que J. Bleger écrivit en 1957 pour devenir membre de l’Asociación Psicoanalítica Argentina. La deuxième partie est l’étude détaillée du matériel clinique et de toutes les implications d’une seule séance psychanalytique (un premier entretien), autant du côté du patient que du côté de l’analyste. Pour des raisons de confidentialité, le texte ne fut jamais publié. Or la discrétion concerne peut-être moins le patient que le jeune analyste qu’était J. Bleger, encore en analyse avec Pichon Rivière. Le patient lui avait été adressé par la femme de Pichon, Arminda Aberastury. Le fils d’amis du couple Pichon était allé chez eux, en plein délire, en quête d’aide. Mais Pichon était absent et ce fut sa femme, une analyste d’enfants, essentiellement, qui le reçut, le fit hospitaliser et contacta un jeune collègue pour qu’il s’en occupe. En lieu et place de son propre analyste. Ce récit clinique peut donc se lire comme un fragment de l’analyse de l’analyste. On peut y suivre une sorte de lutte du jeune José Bleger pour faire apparaître toutes les implications de chaque moment de la séance avec son patient, et pour distinguer sa propre place de celle de son analyste et de son patient[10]. Rétrospectivement, on peut penser que c’était une idée assez sage de vouloir tirer toutes les conséquences et les implications de la situation. D’ailleurs le mémoire s’appelle justement « Implications d’une séance psychanalytique ».

Avec son texte de 1957 sur la séance, il s’agissait de se donner les outils pour rendre possible le traitement psychanalytique des patients que Freud et beaucoup de ses élèves considéraient comme des contre-indications. Le texte sur la séance est une attaque en règle contre une conception génétiste et « instinctiviste » de la réalité humaine. C’est un texte assez radical. L’idée de spirale dialectique constitue une matrice mobilisatrice de la situation, pour l’ouvrir et la rendre opérationnelle. Comme dans le texte de Madeleine et Willy Baranger sur le champ (1961-1962), il s’agit de commencer par étudier tout ce qui se mobilise dans la séance, les aspects les plus vivants mais aussi les plus fous. Par son implication dans la séance, le psychanalyste se met en jeu sans restriction mais non sans avoir une idée qu’il le fait avec l’espoir que cette position, cette façon, rende possible quelque chose d’analogue chez le patient.

Le texte sur la séance analytique explicite en quelque sorte une orientation de la psychanalyse du mouvement argentin, qui a fortement mis en évidence une des facettes de la séance analytique : son actualité absolue. Faisant peut-être écho à la formule de Freud de considérer chaque séance comme première et unique. Le texte de 1957 sur la séance, de même que celui de 1966 sur le cadre, peuvent se lire isolément en les laissant nous « travailler ». Un échange très riche, fait de discussions et de reprises, a existé entre la plupart des psychanalystes argentins des années 1950 aux années 1970. Outre ceux déjà mentionnés (Pichon Rivière, Racker, Langer, les Baranger, et Rodrigué), on peut mentionner León Grinberg et David Liberman. Dans son ouvrage sur les fondements de la technique (1991), Etchegoyen rend compte des échanges et discussions entre psychanalystes argentins et non-argentins pour chacun des thèmes abordés[11].

Le texte de 1957 insiste sur les possibilités qu’offre la séance ; celui sur le cadre de 1966, envisage un point de vue radicalement différent et, jusqu’à un certain point, opposé. Il s’agira de comprendre ce que patient et analyste peuvent faire de l’outil qu’est la séance et sa potentialité transformatrice pour que rien ne change[12]. S’attarder sur le texte sur la séance permettra, je l’espère, de mieux comprendre la suite. Avec sa définition de la séance, J. Bleger trouvera dans la symbiose une notion qui permet de penser la séance non seulement isolément mais dans l’ensemble du processus analytique. La symbiose amène une façon différente de penser la séance.

JOSÉ BLEGER ET SON IDÉE DE LA SYMBIOSE

Partant de la notion de dépendance, J. Bleger postule que la situation psychanalytique est une relation symbiotique. Vers 1959, Margaret Mahler avait déjà publié certains de ses textes, que J. Bleger connaît et cite, sur les psychoses infantiles[13]. Mais sa conception de la symbiose s’avère très différente de celle de Mahler : il ne partage pas l’idée d’une période autiste normale du développement.

Pour lui, la symbiose est une interdépendance étroite, dans laquelle chacun des deux participants projette des parties de son moi dans l’autre, et fait fonctionner l’autre comme dépositaire. J. Bleger utilise un modèle de Pichon Rivière qui distingue le dépositaire, le déposant et ce qui est déposé. Une des clés pour comprendre l’utilité de cette discrimination est le fait que l’ « on peut être dépositaire des objets internes de l’autre sans qu’on n’en ait jamais connaissance ni que la conduite en soit influencée » (Bleger, 1981, p. 20[14]). Le dépositaire peut aussi, sans le savoir, jouer le rôle qui correspond au déposé. « En vérité, écrit J. Bleger, on devrait parler de symbiose lorsque la projection est croisée et que chacun agit en fonction des rôles compensatoires de l’autre » (ibid., p. 21). Depuis un angle différent, on retrouve ici l’idée déjà mise en pratique dans le texte sur la séance.

Dans un deuxième temps, il va postuler que la symbiose relève de la mise en jeu des parties indifférenciées de la personnalité qui correspondent dans un autre modèle à ce que Bion appelait à l’époque la « partie psychotique de la personnalité » (1974).

Dans le premier texte sur la symbiose écrit en 1959 et publié l’année suivante, J. Bleger insiste sur la nécessité que l’analyste puisse se faire une idée de ce que le patient est en train de faire avec lui et de lui presque à chaque moment. Cette idée prolonge l’intuition géniale d’une autre analyste argentine, Luisa Alvarez de Toledo, selon laquelle le patient avec ses associations et l’analyste avec ses interprétations non seulement disent ou parlent mais qu’ils font aussi quelque chose (1954). L’idée est familière pour les analystes contemporains, avec la notion d’ « enactment » ou la reprise de la notion freudienne d’« Agieren ». Ce n’était pas le cas lorsque Alvarez de Toledo a publié son long texte en 1954, avant même donc que John Austin ne développe son idée d’actes de langage. Le texte d’Alvarez de Toledo a eu une influence décisive dans l’orientation prise par la psychanalyse argentine.

La notion de symbiose reprend les problèmes posés dans le texte sur la séance, pour les aborder autrement et en en faisant apparaître d’autres implications. Il ne s’agit pas seulement d’affiner la séance comme un outil psychanalytique. Il s’agit de penser à partir de la réalité de la séance, de la penser comme une réalité symbiotique. Puisque, comme on vient de le voir, la symbiose est l’entrecroisement des projections entre patient et analyste et l’action de déposer [en espagnol depositación[15]] chez l’autre des parties de soi-même, il s’agira de suivre les projections et ce qui a été déposé pas à pas, pour séparer ou plutôt discriminer. La discrimination étant un des buts de l’interprétation. Comme dans l’entretien de 1957 où J. Bleger cherchait à se discriminer autant de son patient que de son analyste, « la discrimination entre déposé et dépositaire rend possible la rectification de ce qui a été projeté, et par conséquent une meilleure connaissance de la réalité » (Bleger, 1963, p. 188).

Il étudie la symbiose dans le roman de Christiane Rochefort, Le Repos du guerrier (1958)[16]. Puisque la cure psychanalytique est une démarche « anti-symbiotique », il lui faut trouver un autre terrain pour étudier la symbiose « livrée à son propre cours dans la relation interpersonnelle » (1981, p. 45). Le choix d’un roman permet de mettre en évidence l’entrecroisement des rôles. Dans une cure analytique, cela correspond au champ du matériel clinique du transfert et du contre-transfert « dont on ne peut tout livrer à la publication » (ibid.). J. Bleger écrit : « Dans la symbiose, le rôle projeté coïncide avec le rôle du dépositaire. On devrait donc parler de symbiose lorsqu’il y a identification projective croisée et que chaque dépositaire agit en fonction des rôles complémentaires de l’autre et vice-versa[17] » (Ibid., p. 46). La symbiose opère par des projections massives qu’il faut ensuite immobiliser dans le dépositaire pour éviter que ce qui a été déposé ne fasse irruption dans la relation d’objet narcissique avec ses propres objets internes. Comme c’est un lien très condensé avec des aspects très complexes et contradictoires, l’analyste doit les discriminer peu à peu, à un rythme approprié.

Étant donné les caractéristiques de la relation symbiotique, J. Bleger l’appellera dans un premier temps « objet agglutiné » et ensuite « noyau agglutiné ». C’est un agglomérat, une agglutination ou condensation d’ébauches ou de formations très primitives du moi en relation avec des objets internes et des parties de la réalité extérieure à chaque niveau d’intégration. Une agglutination sans discrimination mais aussi sans confusion. C’est la structure psychologique la plus primitive avec une fusion de l’externe et de l’interne. Sa persistance constitue le noyau psychotique de la personnalité. C’est de l’ampleur ou de l’importance de ce noyau agglutiné que dépendent l’intensité et les caractéristiques de la dépendance symbiotique[18]. Autrement dit, il ne s’agit pas uniquement du maintien du clivage mais aussi de l’action et des effets de ce noyau agglutiné.

Les vicissitudes du noyau agglutiné dépendent aussi de la relation avec le moi le plus intégré de la personnalité. Ou bien le noyau agglutiné est contrôlé, ou bien il y a perte du contrôle et alors peut se produire une invasion du moi. Si l’invasion est massive et la situation extrême, il y aura une désagrégation psychotique. J. Bleger se sert de l’idée freudienne de continuité entre le normal et le pathologique mais aussi d’une idée de Pichon qui tentait de construire un modèle rendant compte de différents passages entre les manifestations pathologiques, la « normalité » et les crises de la vie, telles l’adolescence.

Dans la cure analytique, le transfert psychotique, ou plutôt les aspects psychotiques du transfert, se caractérisent par la qualité symbiotique. Ceci ne concerne pas seulement les cures où les aspects psychotiques sont les plus évidents, mais toute cure analytique. « Un résidu de cette formation primitive agglutinée, écrit J. Bleger, subsiste chez tout le monde et de son importance dépend le déficit de la formation de la personne, du sens du réel, du sentiment d’identité, du schéma corporel, ces processus étant toujours liés entre eux » (ibid., p. 95).

  1. Bleger pense et travaille ici avec les notions kleiniennes de position et d’identification projective. Pour Melanie Klein, le monde psychique se construit par identification projective. En travaillant sur les caractéristiques de l’agglutination de la symbiose, J. Bleger est amené à penser que, dans le noyau agglutiné, il n’y a pas de relation d’objet entre les objets et les noyaux du moi. Pour rendre compte de ce fonctionnement, il reprendra de Fairbairn la notion freudienne d’identification primaire (1998), la non-différentiation entre l’objet et la partie du moi qui y est liée. C’est la raison pour laquelle il pense qu’il est incorrect de parler d’ « objet » agglutiné et opte pour « noyau ».

Selon J. Bleger, la relation symbiotique n’a rien d’un lien idyllique (idée qui relèverait plutôt d’un fantasme de désir). S’il faut immobiliser ce qu’il faut bien appeler la folie, c’est pour pouvoir fonctionner, par ailleurs, de façon normale ou courante. Mais le maintien de la relation symbiotique est aussi dangereux que sa rupture. Son maintien se paie d’une grande pauvreté interne et aussi d’une forte dépendance, souvent ignorée, vis-à-vis de certaines personnes, d’une activité, d’une institution, d’un idéal. Toutes les facettes de la vie humaine et sociale peuvent être le lieu de cette action de déposer cette partie folle. Nous y reviendrons avec la question du cadre analytique. Si la rupture est aussi dangereuse, c’est que, en cas de mobilisation massive, les capacités du moi peuvent être débordées, et cela peut aller jusqu’à la désagrégation psychotique. Une invasion limitée ou passagère peut se manifester, par exemple, par un sentiment de confusion ou de perplexité.

POURQUOI L’AMBIGUÏTÉ ?

De l’étude de la symbiose se dégage la profonde ambiguïté qui la caractérise. Pour la situer dans un ensemble plus large, J. Bleger postule que l’ambiguïté caractérise l’organisation la plus primitive de la personnalité. Il l’appelle indifférenciation primitive, puis syncrétisme (pour éviter l’idée de déficit connoté par le préfixe « in »). Il relève l’existence de l’hypothèse de l’indifférenciation primitive dans l’œuvre de beaucoup de psychanalystes, Klein, Fairbairn et Fenichel, par exemple, mais sans qu’elle soit vraiment posée en tant que telle, ni travaillée. Peu à peu l’indifférenciation primitive devient centrale dans la perspective de J. Bleger. Son étude (avec celle de l’ambiguïté) aura alors un impact assez fort dans son élaboration, et le conduira à une sorte de réorganisation de ses points de vue. À cet égard, l’Avant Propos de Symbiose et Ambiguïté est particulièrement éclairant.

La notion d’ambiguïté ne présente pas de difficulté majeure, mais elle requiert un effort de pensée pour saisir l’ensemble. Les chapitres 4 et 5 de Symbiose et Ambiguïté l’abordent en détail. Il faut entrer dans le texte pour en suivre l’élaboration[19].

Selon sa définition classique, l’ambiguïté est pour J. Bleger ce « qui peut être compris de différentes façons ou ce qui est imprécis ou non défini ». Il écrit : « On dira d’une personne qu’elle est ambiguë lorsqu’elle est “variable, incertaine, changeante” ; lorsqu’elle présente alternativement des tendances, des affects, attitudes ou comportements qui sont différents entre eux, mais qui, même en étant contradictoires ou s’excluant mutuellement pour l’observateur, ne le sont pas pour le sujet, qui reste ainsi dans une condition d’indéfinition ou indétermination » (1973a, p. 455). Ainsi une personne ambiguë peut assumer des rôles de manières très variables, prenant pour siennes les opinions des autres, et sans entrer en contradiction. « Ce qu’il intériorise n’est pas un moi mais une fusion moi-non-moi » (Bleger, 1981, p. 222).

Deux grandes possibilités : ou bien le noyau agglutiné – ou partie psychotique de la personnalité – est fortement clivé et alors la personnalité la plus mûre s’organise en écartant ses aspects les plus fous et primitifs. Ou bien, à défaut de bons dépositaires pour le lien symbiotique dans le développement infantile, la personnalité se construit à partir du noyau agglutiné. Il appelle ces dernières organisations « personnalités ambiguës ». L’ambiguïté est donc ici au premier plan et la personnalité trouve moyen d’organiser son identité.

« L’indifférenciation moi/ non-moi, écrit J. Bleger, constitue un autre type d’organisation de la personnalité et de la réalité[20] » (ibid., p. 221).

La personnalité ambiguë ne manque donc pas de moi et de sens du réel : elle possède un autre type de moi et un autre sens du réel. On peut en déduire que l’omnipotence (par exemple) qui la caractérise, comme elle caractérise l’organisation primitive syncrétique, ne constitue pas un manque de sens du réel (au sens conventionnel du terme) mais un maniement différent de la réalité, une relation distincte à elle, qui peuvent même “réussir” au sujet[21] (ibid., p. 222).

En prenant appui sur la définition que Freud donne de l’identification dans Psychologie des masses, « la forme la plus précoce et la plus originelle de la liaison de sentiment » (Freud, 1921c, p. 44), J. Bleger considère qu’il s’agit d’une structure indifférenciée, dans laquelle il n’y a pas encore de discrimination entre moi et objet, corps et esprit, réalité externe et interne. Il appelle cette structure « syncrétisme », en reprenant un terme utilisé par Henri Wallon (1945, 1952). Le sujet ne se reconnaît que par ses fonctions. Il n’est pas une personne mais un personnage : il est le rôle qu’il assume à chaque moment. « Ils sont la relation[22] », écrit J. Bleger (Bleger, 1973a, p. 460). Mais il insiste longuement sur le fait qu’il ne faut pas penser en termes de déficit d’identité mais comme d’autres modalités d’identité.

Dans un schéma des années 1940, un ethnologue français, Maurice Leehnhardt, représente le sujet dans le monde canaque (Polynésie) par un centre vide sans véritable délimitation, d’où partent des lignes indiquant les relations avec différents objets ou fonctions (1981, p. 227). C’est un moi « vide » ou « sans contenu propre », qui n’existe que par et dans la relation.

José Bleger a décrit différents types de personnalités ambiguës. Je vais brièvement évoquer la personnalité « factique ». Les autres sont longuement décrites au chapitre 5 de Symbiose et Ambiguïté. Le mot fáctico en espagnol veut dire que quelque chose est basé sur les faits, ou limité à eux (« factuel »). La personnalité factique a une identité groupale ou institutionnelle :

Ce n’est pas qu’ils dépendent ou qu’ils appartiennent à une fonction, à un groupe ou à une institution : ils sont la fonction, le groupe ou l’institution. Ceci est, ou peut être, tout ce qu’ils ont comme identité. Ils se définissent par ce qu’ils font ou par leur appartenance à un groupe et le manque de ceux-ci peut provoquer une véritable désorganisation du moi[23] (Bleger, 1973a, p. 460).

Un des patients de J. Bleger a pu dire, une fois le traitement avancé, qu’il n’avait pas de squelette ou que son squelette était externe comme celui d’un scarabée.

Dans cette description, on peut entendre les échos de ce que, entre autres, Helen Deutsch (1942) a décrit comme « personnalité comme si » ou Donald Winnicott (1960) comme faux self. José Bleger pense que la persistance de ces modalités de fonctionnement est due à un déficit de la relation symbiotique normale et ininterrompue au cours des premières années de vie. Ce qui a empêché l’établissement d’une identité (un « squelette »).

Pour situer la notion d’ambiguïté, il faut la référer à deux autres. D’une part à l’ambivalence, qui concerne classiquement la possibilité d’aimer et de haïr en même temps le même objet. De l’autre, et suivant Pichon Rivière, le mécanisme de la « divalence » qui, par clivage, fait que l’on aime et hait séparément deux objets différents (1970, 2004). On évite par là le conflit de l’ambivalence, on vit chaque sentiment avec un objet différent comme s’il n’y avait pas de relation entre eux (les sentiments et les objets). À cette série, J. Bleger pense qu’il faut ajouter l’ambiguïté, un phénomène très fréquent qu’on risque de ne pas percevoir. On confond souvent l’ambiguïté avec la confusion, mais celle-ci correspond au sentiment face à l’ambiguïté, dans le contre-transfert. Il faut distinguer l’ambiguïté du sujet avec l’effet qu’elle produit chez son interlocuteur.

En suivant Melanie Klein, et dans la lecture qu’en fait Pichon Rivière, J. Bleger fait de la « divalence » une des caractéristiques de la position schizo-paranoïde et de l’ambivalence un trait majeur de la position dépressive. L’ambiguïté sera caractéristique des modalités les plus primitives du fonctionnement, avant la position schizo-paranoïde : il l’a appelée « position gliscrho-caryque ». Glischro veut dire visqueux et caryon, noyau[24].

Le syncrétisme, terme qu’il préfère à celui d’indifférenciation, est la caractéristique fondamentale des personnalités ambiguës. Dans un texte de 1973 qu’il n’a pas pu voir publié de son vivant, la structure la plus primitive sera appelée, structure syncytiale. En biologie, le syncytium est une masse de cytoplasme contenant plusieurs noyaux.

Un des enjeux est de repenser autrement la question du narcissisme, de la reformuler en termes de structure syncytiale. Le narcissisme primaire présuppose un sujet isolé qui va se connecter et entrer peu à peu en relation avec les autres et le monde extérieur, alors que la structure syncytiale implique que le sujet doit peu à peu se différencier au cours du développement, opérant un changement dans sa relation avec le monde extérieur (1973a, p. 476). Nous y reviendrons brièvement à la fin du texte.

LE CADRE

Depuis les années 1980, le mot « cadre » est de plus en plus utilisé dans le monde psychanalytique. En France, ce fut d’abord le texte de Jean-Luc Donnet de 1973, puis le texte présenté par André Green au congrès de l’IPA de 1975, plus tard les textes de Pierre Fédida (1995) et de René Roussillon (1995), parmi d’autres.

Ici une seule remarque : le texte sur le cadre de J. Bleger, implicite ou explicitement en toile de fond, est lu et critiqué comme s’il défendait une vision formelle du cadre. Il semble que le point de départ de beaucoup de « réponses » à la question du cadre en France, partent de cette idée purement formelle, temps de séances et notamment leur nombre. On risque alors de s’enfermer entre une alternative formaliste (dont l’extrême est la création en Angleterre d’une autre société psychanalytique où l’on accepte l’analyse à 4 fois par semaine au lieu des 5 exigées à la société d’origine), et une autre où seul compte l’acte analytique ou le site analytique. On peut, je crois, en faire une tout autre lecture du texte de J. Bleger nettement moins tranchée et en laissant la question ouverte.

En abordant la question du cadre dans l’œuvre de J. Bleger, on pourrait penser qu’il ne s’agit que d’une sorte d’application des hypothèses précédentes à une question technique particulière[25]. Ce n’est que très partiellement vrai, peut-être même tout à fait faux. La question du cadre permet d’approfondir l’étude de la symbiose et surtout de l’ambiguïté, en introduisant une autre question majeure, celle de l’institution.

Les différences entre le texte de 1957 sur la séance et celui de 1966 sur le cadre sont évidentes : les presque dix ans qui les séparent sont ceux de l’élaboration des notions de symbiose et surtout d’ambiguïté. Entre les deux textes, il y a eu un bouleversement dans la pensée de J. Bleger. Comme il l’écrit lui-même dans le texte de 1966, c’est en travaillant sur l’ambiguïté que le texte sur le cadre a pu être produit (1981, n. 1 p. 213). C’est en pensant analytiquement à la question de l’ambiguïté, ou plutôt en étudiant l’ambiguïté dans et de la séance analytique, que la question du cadre est apparue, paradoxalement, plus claire.

Nous l’avons vu, le lien symbiotique implique dès le départ plusieurs personnes, deux au moins. C’est bien une situation interpersonnelle mais envisagée d’un point de vue très peu relationnel, au sens habituel du terme : pas de véritable rapport. L’autre est ici avant tout une nécessité du fonctionnement de mon propre narcissisme.

Avec la notion d’indifférenciation primitive, qu’il appellera par la suite syncrétisme, est mise aussi en évidence dans la séance l’origine groupale, ou familiale si l’on veut, de la personnalité. Cette idée a quelque chose de choquant pour beaucoup d’analystes. Elle apparaît assez tôt dans les textes de J. Bleger (vers la fin du chapitre 1 écrit en 1959, op. cit., p. 4-43) mais il tardera, semble-t-il, à en tirer toutes les conséquences.

L’idée de l’origine groupale de la personnalité qui se construit par une lente différenciation, l’a amené, avec d’autres psychanalystes, dont tout particulièrement Pichon Rivière, à considérer l’institution comme une partie essentielle de la personnalité (de là, le « moi factique ») Pour Elliott Jacques (1955) et Elizabeth Menzies, par exemple, l’institution servirait comme défense contre les anxiétés psychotiques.

Il n’y a pas, en soi, d’institutions « bonnes » ou « mauvaises ». Elles ne sont pas un agrégat de relations humaines mais une partie essentielle de l’identité personnelle, qui est en partie groupale. Pour J. Bleger, l’institution n’est pas extérieure à la problématique de la psychanalyse elle-même : on ne peut séparer la pratique de la théorie ni celles-ci de sa forme instituée ou de son enseignement. L’ensemble doit être compris comme une praxis. Dans son texte sur le cadre, il écrit que le « moi factique » ou d’appartenance est « constitué ou maintenu par l’inclusion du sujet dans une institution ». Il donne comme exemples la relation thérapeutique, un groupe d’études et, avec humour, l’Asociación Psicoanalítica Argentina (1981, p. 294).

Il s’agit d’interroger la séance psychanalytique comme une institution, et l’institution psychanalytique elle-même, comme partie intégrante de la praxis psychanalytique, non comme une sorte d’excroissance. On a tendance à faire du cadre une notion purement formelle : nombre de séances par semaine, modalité du paiement, absences, vacances. Or, comme l’écrit J. Bleger, « Une relation qui se prolonge des années en conservant un ensemble de normes et d’attitudes n’est autre que la définition même d’une institution » (ibid., p. 285). Si le texte sur la séance explore les mouvements dialectiques du processus analytique, celui sur le cadre s’intéresse aux aspects non-dialectiques. Ce qui est en jeu dans la symbiose permet d’aborder les aspects non-dialectiques de la séance. Ce qui n’est pas encore discriminé, fortement clivé et permet qu’un moi plus mûr puisse vivre, penser et aimer. Ces différents éléments agglutinés persistent sans conflit de sentiments. Des idées à caractère contradictoire, non discriminées et fusionnées, cohabitent. Cet aspect ambigu du noyau symbiotique permet un changement de perspective dans la considération de la séance et de son cadre.

L’ambiguïté s’approprie tout ce qu’elle a à sa portée, utilise tous les recours de la séance et de son cadre pour se cacher à l’intérieur même du processus analytique. Tout fonctionne pour que rien ne change.

L’ouvrage de 1967 aurait pu aussi s’appeler « De la symbiose à l’ambiguïté », puisqu’il s’agit de montrer jusqu’à quel point les positions les plus affirmées, les élaborations les plus raffinées, non seulement essayent de mettre l’ambiguïté de côté, mais sont construites sur elle, sur un terrain où il n’y aurait pas de conflit et où domine un « agglomérat » de « choses ».

Les constantes du cadre permettent de se rendre compte de l’existence de deux cadres différents, celui de l’analyste et celui du patient, qui ne coïncident pas. Si la rupture du cadre permet qu’apparaissent des aspects essentiels de la situation transférentielle, la symbiose selon J. Bleger, on l’a vu, peut être aussi dangereuse lorsqu’elle se maintient que lorsqu’elle se rompt.

Dans son texte, on peut facilement repérer les différents points de vue qu’il utilise pour étudier le cadre. Le schéma corporel, la logique moi non-moi, en tant que présupposé, en termes de méta conduite ou de méta langage, en tant que compulsion de répétition ou comme institution. Il serait difficile, voire trompeur de présenter la question du cadre chez J. Bleger comme un tout achevé. Bien qu’il avance des hypothèses très fortes, le ton du texte reste celui d’une exploration.

Son point de départ est la compulsion de répétition, que les Baranger appellent « un bloc de granite » dans leur texte sur le champ (1985, p. 1563). Mais J. Bleger prend le cadre comme institution, c’est-à-dire comme une forme sociale plus ou moins stable dont les liens sont forts, bien qu’invisibles. Or définir le cadre par des aspects formels et matériels de la cure en fait une pure forme, pour que le « véritable » processus analytique puisse avoir lieu. Il y a en psychanalyse une logique du manque ou de la perte avec laquelle nous pensons la plupart du temps notre clinique. Mais il y a certainement une autre logique en jeu sur laquelle J. Bleger insiste particulièrement : tout ce qui reste immobilisé pour que le moi puisse faire ses expériences de frustration et de gratification, de perte et manque, c’est-à-dire pour pouvoir grandir. Et ce, aux dépens des aspects les plus fous et affolants, fusionnés et non discriminés, qui doivent rester immobilisés. L’immobilisation se fait par l’action de déposer, par exemple dans les institutions. Le cadre psychanalytique n’est donc pas une pure forme et accomplit un rôle essentiel. Interroger le cadre comme une institution permet de ne pas le tenir pour artificiel mais de le faire apparaître comme un aspect nécessaire de la réalité humaine.

L’identité est toujours, pour J. Bleger, en totalité ou partiellement, d’appartenance à un groupe, à une institution, à une idéologie : « Toute institution, écrit-il, est une partie de la personnalité de l’individu. » C’est « le noyau fondamental de l’identité » (ibid., p. 285). Si la symbiose, comme le membre fantôme dont il se sert comme analogie, ne se manifeste que lorsqu’elle manque, les institutions sont alors le membre fantôme, « celui de l’organisation la plus primitive et indifférenciée » (ibid., p. 286).

Une situation clinique illustre la difficulté de la définition de la notion de cadre dès la première page, où il écrit que son travail analytique avec des psychotiques lui a montré « combien il est important de préserver et de défendre les fragments et les éléments du cadre qui ont pu être conservés, ce qui n’est souvent possible que si le patient est interné » (ibid., p. 284). Proposition surprenante : préserver des fragments du cadre en hospitalisant le patient. De même, dans une note de la même page : « le cadre psychanalytique correspond plutôt à une stratégie qu’à la technique » (ibid., n° 1).

Le membre fantôme qu’est l’institution du cadre ou le cadre comme institution se constitue en un non-moi. Dans la mesure où les aspects immobilisés permettent le développement du moi, il l’appelle le « non-moi », suivant peut-être Bion, mais plus encore Freud, dans son texte sur la négation (1925). Dans la constitution du moi, ce qui est bon je l’avale, ce qui est mauvais je le crache. Mais ce que je crache et qui ne fait pas partie de mon moi, bien que dehors, existe quand même. Le cadre est alors une forme de non-moi.

Point-clé : le fait « de ne pas percevoir le non-moi ne signifie pas son inexistence pour l’organisation de la personnalité ». « La connaissance de quelque chose n’est donnée que par l’absence de ce quelque chose, jusqu’à ce que ce soit organisé en objet interne. Mais ce que nous ne percevons pas existe également » (op. cit., p. 286). Et quelques pages plus bas : « Par non-moi n’entendons pas une inexistence : le non-moi existe bel et bien », au point que de lui dépend « la possibilité de formation et conservation du moi, son existence même » (ibid., p. 290). Et encore vers la fin du texte : « Le cadre est “muet”, ce qui ne signifie pas qu’il est inexistant ; il forme le non-moi du patient à partir duquel se dessine le moi » (ibid., p. 299).

Voici un des exemples cliniques. Le patient a connu une enfance de riche. Bien que sa famille ait perdu depuis longtemps ses biens et son statut social, dans son monde fantôme le patient était au-dessus des difficultés de la vie. Comme conséquence du travail analytique, il commence à avoir des difficultés financières pour payer ses séances. Ces difficultés financières deviennent une fissure ou une brèche « par où, écrit J. Bleger, la réalité fit irruption » (ibid., p. 292).

Le monde fantôme dans lequel il vivait était celui de son organisation infantile toute-puissante, nécessaire en son temps. Il amenait secrètement ce cadre à l’analyse avec l’espoir inconscient que l’analyse l’aiderait à le consolider, une attente très fréquente dans beaucoup de cures. À sa place apparaît une fissure ou une brèche dans la conviction infantile du patient. Le cadre lui servait à déposer cette omnipotence et sa dépendance infantile, le cadre de l’analyste lui permettait de déposer son propre cadre. Les difficultés financières seront la voie par laquelle fait irruption la réalité. Permanence toujours active de la réalité infantile, comme le postule Freud. Les Baranger appellent « bastion » cet aspect que le patient ne veut pas mettre en jeu parce que, écrivent-ils, « le risque de le perdre le mettrait dans un état d’extrême détresse, vulnérabilité et désespoir » (1985, p. 1560, trad. modifiée). Reprenant l’idée des Baranger, J. Bleger conclut que le bastion est un autre endroit de l’action de déposer la symbiose. En revanche, le « comme si » de la situation psychanalytique, que les Baranger postulent, ne se trouve pour J. Bleger que dans le processus. Le cadre n’admet d’ambiguïté, ni de la part de l’analyste, ni de celle du patient.

Le patient « apporte “ce qu’il a” », c’est-à-dire sa propre organisation « même désorganisée » (ibid., n° 4, p. 289). Hospitaliser le patient pour préserver des fragments de son cadre s’explique par l’idée que le cadre de ce patient lui est fondamental : c’est tout ce qu’il a ou ce qui lui reste. Il s’agit de préserver le non-moi lorsque l’organisation du moi entre en crise. Lorsqu’il existe un risque de désagrégation psychotique, le patient a besoin d’une autre institution.

Peu à peu le ton devient plus soutenu : « Le cadre est la partie la plus primitive de la personnalité, la fusion moi-corps-monde… » (ibid., p. 291). Et vers la fin du texte : « […] le cadre du patient est sa fusion la plus primitive avec le corps de la mère » (ibid., p. 298), « à l’intérieur du cadre est déposée “l’institution familiale” la plus primitive du patient » (ibid., p. 299). L’institution familiale : c’est-à-dire d’une institution à une autre. La compulsion de répétition sera non seulement, comme l’indique Freud, une manière de se souvenir, mais aussi, écrit J. Bleger, « une manière de vivre ou la condition pour vivre[26] » (ibid., n° 1, p. 289).

PERSPECTIVES

Bleger a laissé beaucoup de textes inédits et des projets plus ou moins avancés. À la fin du deuxième volume de son commentaire sur l’œuvre de Politzer (1966, vol. 2, p. 280), il écrit que, dans la foulée de la critique de Politzer, il faudrait « reconsidérer la psychologie et la psychopathologie à partir du phénomène de l’aliénation avec un dépassement [superación en espagnol] des conséquences que celle-ci a données comme supposés de l’investigation scientifique ». Dans une note, il écrit que c’est ce qu’il a tenté de faire en 1965 dans un cours à la Escuela de Psiquiatría Social de Pichon Rivière. Le titre du cours était « Aliénation, psychologie et psychopathologie ». Et il ajoute : « Le projet est de publier prochainement cette investigation ».

Or ce livre n’a pas vu le jour bien qu’il existe dans ses archives sous une forme assez élaborée. Un seul chapitre de ce livre a été publié à titre posthume (Bleger, 1972). A-t-il été pris de court (Symbiose et Ambiguïté a été préparé pour sa publication à ce moment même) ? A-t-il volontairement renoncé au projet en le reconsidérant de manière critique ?

L’autre perspective, déjà présente dans l’Avant Propos de Symbiose et Ambiguïté, est explicitement indiquée dans les derniers textes et surgit au fil du développement des différents chapitres de Symbiose et Ambiguïté. C’est le passage de la symbiose à l’ambiguïté et surtout du modèle de l’indifférenciation primitive à celle du syncrétisme. Dans l’Avant Propos, il décrit une partie de ce cheminement en insistant sur deux hypothèses fondamentales : la première est que le phénomène mental « est une des modalités de la conduite, son apparition est postérieure à celles des autres conduites et les premières structures indifférenciées, syncrétiques, sont des relations essentiellement corporelles[27] » (Bleger, 1981, p. 10). Le mot « syncrétisme » est important : prendre le phénomène mental pour premier implique toute une conception de la psychologie. La racine corporelle du monde est une hypothèse freudienne mais peut-être insuffisamment développée.

La deuxième hypothèse est une remise en question « de l’assertion selon laquelle les premiers stades de la vie humaine se caractérisent par l’isolement ; ce serait à partir de cet isolement que l’être humain entrerait graduellement en relation avec les autres êtres humains ». Et il ajoute : « Cette assertion est la quintessence de l’individualisme, portée au domaine scientifique » (Ibid., p. 8). Il s’agit du renversement de ce que Marx a appelé la robinsonnade : l’idée que l’individu construit son monde.

Le passage de la notion d’indifférenciation primitive à celle de syncrétisme est visible dans les textes des années 1970, par exemple : « Les fondements de l’identité ne résident pas dans les structures ou organisations psychologiques les plus évoluées et consolidées, mais dans la continuité ou le maintien d’une structure sur laquelle elles s’appuient et que j’appelle structure syncytiale en raison de ses caractéristiques » (1973b, p. 9). Et aussi : « Dans une certaine mesure, l’identité réside dans le non moi ou ce que j’ai appelé moi syncrétique. » À partir de cette idée, il peut construire une modalité de sociabilité qu’il appelle syncrétique. La relation mère-enfant en tant qu’interpersonnelle est un point d’arrivée, non de départ : « La symbiose mère-enfant n’est pas une interaction entre deux êtres mais une organisation indivise ou non discriminée dans laquelle n’existent pas deux êtres distincts ; dans les meilleurs des cas émergeront deux êtres distincts et différents » (Ibid. p. 12).

La sociabilité syncrétique s’oppose à une sociabilité par interaction : « Dans une pièce se trouve une mère qui lit, regarde la télévision ou tricote ; dans la même pièce, son fils, concentré, est isolé dans son jeu » (1971a, p. 93). Du point de vue de l’interaction, on pourrait dire qu’il n’y a pas de communication entre eux : ils ne se parlent pas, ne se regardent pas, chacun agit de son côté. Mais si la mère sort de la pièce, l’enfant arrête de jouer et court pour rester avec elle. Lors de la séquence sans interaction, « il y avait pourtant entre eux, écrit J. Bleger, un profond lien préverbal, qui n’avait même pas besoin de parole ou que les mots auraient, au contraire, perturbé » (Ibid.). Il conclut : « L’enfant isolé qui joue peut justement être isolé et jouer, aussi longtemps qu’il a la sécurité de maintenir, clivée dans un dépositaire fidèle, la sociabilité syncrétique (symbiose)[28] » (Ibid., p. 94). Ce n’est pas parce que le patient reste en silence qu’il faut en conclure qu’il « résiste » ou « qu’il évite le contact émotionnel ».

Dans les textes de Symbiose et Ambiguïté, il revient à de nombreuses reprises sur la question de l’utilisation du terme « indifférenciation » et la connotation négative du préfixe « in ». Il indique, que le terme « syncrétisme » serait préférable, car ce n’est pas un simple changement de mot : penser en termes d’indifférenciation ou de syncrétisme entraîne des présupposés et des implications très différents.

De même, le fait de ne pas penser les personnalités ambiguës en termes de déficit mais de types différents d’organisation. Il met ainsi en évidence la difficulté qu’il y a, en psychanalyse, à penser en termes de déficit alors que l’élaboration freudienne est basée plutôt sur l’idée d’excès. Penser en termes de déficit place le psychanalyste en position d’avoir à donner ou construire ce qui n’existerait pas. Et par la même occasion le risque de se prendre pour un démiurge plutôt qu’un « simple » être humain.

Leopoldo Bleger
Psychanalyste, membre de l’Association psychanalytique de France


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Version modifiée du texte publié dans l’International Journal of Psychoanalysis, 2017.

[1] Mes remerciements pour les questions, leurs commentaires et critiques à Nenuka Amigorena-Rosenberg, Eduardo Vera Ocampo et John Churcher, avec qui nous avons longuement travaillé et échangé sur J. Bleger et la psychanalyse en Argentine. Je remercie aussi Jan Abram, Howard Levine, Marie-Claire Caloz-Tschopp et Christine Frisch-Desmarez pour leurs invitations à venir parler de l’œuvre de J. Bleger à Londres, Boston, Genève et Bruxelles.

[2] Les traductions de l’espagnol ont été faites avec l’aide G. Gensel que je remercie vivement.

[3] Voir le chapitre sur la situation psychanalytique dans le livre de 1924 de S. Ferenczi et O. Rank.

[4] Mais on peut citer le texte de M. Langer déjà en 1951, « Une séance psychanalytique ». E. Rodrigué et G. T. de Rodrigué écrivent en 1966 : « Pour nous, l’unité du processus analytique est la séance. L’heure analytique est un événement d’une grand complexité […] chaque séance est une grande synthèse du processus [acontecer] psychique : l’interaction entre ce qui se répète et ce qui se renouvelle » (p. 11) Et plus loin : le groupe argentin « a apporté un style et une approche [enfoque] qui nous sont spécifiques […] une série de présupposés de base qui se sont incorporés à notre façon de travailler et de comprendre l’analyse » (Ibid., p. 19).

[5] Publié en 1958 comme chapitre 6 de Psicoanálisis y dialéctica materialista.

[6] Voir à ce propos le texte de W. Baranger de 1974, particulièrement éclairant.

[7] Le terme en espagnol, acontecer, n’a pas d’équivalent exact en français ni en anglais : ce qui a lieu, ce qui arrive, événement, devenir. Il correspond au terme allemand que Freud utilise dans son texte de 1911 sur les « Deux principes du devenir/processus psychique », Geschehen.

[8] Ce sera aussi un point important dans le texte de M. et W. Baranger sur le champ : considérer la situation analytique à partir du fantasme inconscient du couple patient-analyste (1961-1962).

[9] Le chapitre 10 de ce même livre est consacré aux « Cadres pour l’étude de la conduite ».

[10] Extrême condensation de chaque séance qui fait penser, comme l’indique Freud, au contraste entre la brièveté du récit d’un rêve avec le déploiement de toutes les voies associatives impliquées dans les pensées du rêve.

[11] Voir aussi un texte très intéressant de David Liberman, où il s’agit de comparer ou confronter [en espagnol, cotejar] ses points de vue avec ceux d’autres collègues argentins (1971, p. 385-456).

[12] D’une manière analogue, les Baranger dans leur texte sur le champ partent de ses potentialités pour aborder ensuite l’obstacle majeur qu’ils appellent « bastion » (baluarte en espagnol).

[13] On retrouvera la liste complète de textes de M. Mahler cités par J. Bleger dans la bibliographie de Symbiose et Ambiguïté. Ils ont été en partie repris dans son livre (M. Mahler, 1968).

[14] Les citations sont faites d’après la traduction en français de Symbiose et Ambiguïté avec quelques modifications.

[15] Il n’y pas, en français, le substantif correspondant comme c’est le cas en espagnol.

[16] Première publication en 1961. Publié ensuite comme chapitre 2 de Symbiose et Ambiguïté.

[17] Les italiques sont de J. Bleger.

[18] Voir à ce propos la section « Symbiose et nature de la relation d’objet » du chapitre 2, p. 47.

[19] Peu avant sa mort, J. Bleger avait écrit un texte très clair et succinct sur l’ambiguïté (1973a).

[20] Les italiques sont de J. Bleger.

[21] Les italiques sont de J. Bleger.

[22] Les italiques sont de J. Bleger.

[23] Les italiques sont de J. Bleger.

[24] J. Bleger a repris le terme de l’œuvre de Françoise Minkowka sur l’épilepsie (1923, 1956). En lien peut-être aussi avec ce que Freud (1917, p. 360) désigne comme « viscosité de la libido ».

[25] Lors de la traduction en anglais du texte sur le cadre pour l’International Journal of Psychoanalysis en 1967, on a traduit cadre [« encuadre » en espagnol] par « frame ». Dans la nouvelle traduction de Symbiose et Ambiguïté en anglais, où le texte sur le cadre en constitue le chapitre 6, on l’a traduit par « setting ». En faveur de ce dernier choix, on peut remarquer que le texte de J. Bleger commence par utiliser ce terme en anglais en citant Winnicott. Plus encore, utiliser un autre terme, reviendrait à supposer que J. Bleger essaie de créer un autre concept et qu’il s’écarte de la discussion sur la question du « setting » dans la littérature psychanalytique. En France, R. Kaës distingue « cadre » et « dispositif » comme deux notions différentes (2007, p. 54-57).

[26] Les italiques sont de J. Bleger.

[27] Les italiques sont de J. Bleger.

[28] Les italiques sont de J. Bleger.

 

© José Bleger, 1970. Courtoisie de la famille Bleger