Entretien avec Hélène Suarez Labat
Rfp – Dans votre rapport et au cours des journées du CPLF, vous avez à plusieurs reprises évoqué « le travail d’archives intérieures », le mettant en relation avec le travail d’identification. Pourriez-vous revenir sur cette métaphore ?
Hélène Suarez Labat – Cette métaphore m’est venue à partir des différents modes d’expressions transférentielles des inscriptions psychiques des identifications primaires et secondaires, qui selon les cliniques varient. Cette figure s’est construite autour de trois pôles qui comprennent : les modes d’inscriptions des traces mnésiques et leurs traces sensorielles, le travail des identifications primaires et secondaires, le travail de la perte de l’objet autour du deuil et de la mélancolie. Ces modes d’investissements du travail psychique se découvrent au fil de la cure, ils deviennent des archives intérieures inconscientes. Le terme archive est issu du vocabulaire qui circule entre l’histoire, l’archéologie, la philosophie et la psychanalyse. Freud y faisait référence à propos de l’hystérie où les archives sont à déchiffrer. De surcroît, la rencontre avec la recherche de Derrida sur « Le concept d’archive. Une impression freudienne » m’a permis d’étoffer mes propres représentations sur le processus d’inscription des mouvements identificatoires. La référence au travail, proposée par Freud en 1893, conserve une modernité saisissante. « Chaque évènement, chaque impression psychique est munie d’une certaine valeur affective dont le moi se délivre par la voie de réaction motrice ou par un travail psychique associatif. » L’ensemble de ces mouvements m’a permis de penser à un lieu de rassemblement organisé par des archives intérieures enregistrées et conservées du corps à la pensée. Ces archives intérieures des mouvements identificatoires inconscients demeurent pour toujours des traces vivantes malgré leurs présences silencieuses.
Rfp – À partir de vos nombreux travaux sur l’autisme, vous avez proposé des conceptions novatrices sur le déploiement ou son empêchement des différents destins de la construction psychique. Pluralités et mouvements qui se condensent dans la notion de « voies identificatoires » qui parcourt vos écrits et votre rapport du CPLF 2024. Pourriez-vous développer en quelques mots cette notion en lien avec ce qui se joue dans la séance et le jeu transfert-contre-transfert ?
H. S.L. – Effectivement, la clinique des autismes, qui s’étend de l’autisme avéré aux enclaves autistiques chez des névrosés, m’a conduite à interroger les modes d’inscriptions des traces mnésiques, celles des zones érogènes et des autoérotismes abandonnés ou non intégrés. Dans ces paysages intérieurs, l’importance de la bipolarité fondamentale entre expérience de douleur et expérience de satisfaction, fondement de la construction des espaces psychiques et des voies identificatoires, fut entrevue par Freud très tôt dans ses recherches comme forces de construction, mais aussi de destructions potentielles. Ces zones érogènes sont jonchées de bribes de sensations, de lacunes et de trous noirs. C’est dans l’après-coup, en séance, que ces identifications féminine, masculine, paternelle et maternelle, condensées par le poids économique traumatique, sont transportées vers le cadre et son gardien, l’analyste. Les voies identificatoires œdipiennes et post-œdipiennes peuvent s’engager dans des impasses, la fusion avec le corps des parents perdure et entraîne des bifurcations dans lesquelles il faudra séjourner avec le patient pour se dégager de ces impasses. La démarche de déchiffrage de ces voies identificatoires, entre douleur et satisfaction, se construit dans le jeu transfert/contretransfert grâce à la qualification des sensations et des affects projetés et leur répartition en processus de pensée primaire et secondaire. Les traductions dans l’après-coup des langues symbiotiques, potentiellement condamnées à se transformer en langues vivantes en séance, constituent le travail de nouvelles géographies identificatoires à venir.
Rfp – Vous reprenez en exergue de votre rapport une phrase de Freud : « L’enfant aime bien exprimer la relation d’objet par l’identification : je suis l’objet. L’avoir est la relation ultérieure qui retombe dans l’être après la perte de l’objet. » Diriez-vous que c’est ainsi que se construisent dans le lien à l’autre l’objet autre et à l’autre en soi, et que cela constitue ce que vous appelez « les archives intérieures » ?
H. S.L. – Pour préciser ma pensée concernant la construction des liens à l’autre, je reviens à la clinique transférentielle de l’autisme qui m’a énormément appris, et notamment à m’interroger sur la projection en séance chez le patient du rapport au temps et à l’espace qui s’origine dans le processus identificatoire dès le début. Comment le jeu processuel se construit-il pour trouver l’Autre dans le processus d’altérité ? Dans la clinique des autismes, lors des premiers temps de la rencontre, l’éprouvé du contre-transfert est celui de l’expérience de l’identique entrecoupé de moments d’une immense solitude peuplée de douleur indicible lorsque l’identique s’arrache au corps commun. Dans le développement, le trajet emprunté vers l’autre s’établit dans l’identique pour en découvrir de petites différences qui ne peuvent être intégrées que si suffisamment de mêmeté est investie. La succession de la répétition du même conduit à une redistribution discrète des investissements du différent qui sera le lieu d’archives intérieures, celui d’un espace tiers, de l’entre-deux. Une question centrale pour construire cet espace tiers est celle que posait Winnicott, entre le mode de relation et celui de l’utilisation de l’objet au travers des identifications. Il s’agit de la place assignée à l’objet qui doit être détruit pour devenir utilisable. Les archives intérieures pourraient se situer dans cette construction des liens à l’autre à travers son utilisation pour investir des processus de changement à condition de conserver l’intermédiaire comme une zone de liberté intérieure pour devenir son propre archiviste.