La Revue Française de Psychanalyse

L’identification. Pour une introduction Michel Neyraut

L’identification. Pour une introduction Michel Neyraut

Michel Neyraut, Rfp 48(2) : 509-514, 1984.

« Peut-on imaginer un monde sans identification ? » Tel était le thème de l’exposé oral de cette introduction. Il avait pour but de dessiner en négatif la place de l’identification.

Le texte qui va suivre sera tout différent et, faute de pouvoir embrasser l’ensemble de la question, n’insistera que sur deux points à mon sens essentiels : l’origine spécifique de la fonction d’identification et les réserves qu’impose l’emploi du concept d’introjection.

L’identification au sens psychanalytique du terme relève de deux fonctions contradictoires. L’une d’instabilité de jeu de déplacement, de substitution. L’autre de permanence, de stabilité, de constance.

Comment concevoir sans cette opposition que l’identification puisse à la fois représenter un lien transitoire, éphémère, immédiat et constituer en même temps le fondement, l’archéologie de la personne, la personnalité.

Entre l’identification hystérique des premiers écrits cliniques de Freud et l’identification « métapsychologique », telle qu’elle apparaît après Deuil et mélancolie, il semble qu’un changement de nature soit intervenu.

Autant dans la Traumdeutung l’identification apparaissait comme labile, fugitive, instantanée, autant dans la seconde topique elle apparaît comme fondatrice, constituante, constituée.

Tout l’intérêt de la question tient pourtant à ce qu’un seul concept, celui d’identification, couvre un champ si disparate. Entre un homme qui se racle la gorge parce qu’il entend un orateur enroué et tel autre qui devient végétarien parce que l’un de ses proches l’a quitté, le même terme d’identification rendra compte de comportements différents qui dérivent eux-mêmes de fantasmes différents.

L’identification enfin qui, dans un premier temps portait sur un infime détail, une crise de larmes, un bâillement, quelque spasme de muqueuse, régit maintenant tout un fragment de vie, voire une existence entière, à l’insu même de l’acteur principal. Lui qui n’était le sujet que d’un phantasme éphémère se voit maintenant nanti d’un destin achevé. Si l’identification représente en nous l’un des destins possibles de l’altérité, il faudra dire à quel degré de profondeur cet autre en nous trace une figure et peut-être à ce propos réviser l’idée de profondeur et de surface. Si l’autre destin de l’altérité est représenté par l’objet il faudra dire comment ces relations d’identification et d’objet à la fois s’excluent l’une et l’autre, et pourtant se substituent l’une à l’autre. C’est dire comment, faute de l’être, on peut l’avoir et faute de l’avoir on peut « l’être comme ».

Le chapitre VII de Massen psychologie und ich analyse consacré à l’identification fournit de cette opposition entre l’être et l’avoir, entre l’identification et la relation primitive à l’objet une démonstration décisive. Malheureusement, comme toutes les machines sophistiquées, elle tombe en panne quand on veut la faire fonctionner.

Je ne suis pas un fanatique des erreurs de traduction, mais il faut tout de même ici prendre parti[1].

Dans le texte allemand il est dit : « Simultanément à cette identification avec le père ou un peu plus tôt (Dorher), le petit garçon a commencé à diriger vers sa mère ses désirs libidinaux. »

Dans l’édition française et dans celle de Strachey, la phrase est la même sinon qu’on a remplacé : « Un peu plus tôt » par « Un peu plus tard ». Étant donné qu’il s’agit de savoir qui précède quoi, la différence est d’importance.

Si je prends ici parti pour le texte allemand, ce n’est pas seulement parce qu’il représente l’origina1, mais pace qu’il me paraît être cohérent avec le contexte et la suite. Dire que le petit garçon commence d’abord par diriger ses_ désirs libidinaux vers sa mère en tant qu’objet, c’est désigner ici l’objet en tant que corrélatif de la pulsion (par définition partielle) dans une problématique de l’avoir. Et dire que simultanément ou postérieurement le petit garçon prend son père comme modèle c’est désigner ici l’objet en tant que·personne, en tant que personne totale et sur le mode de l’être. Alors et alors seulement la première phrase du chapitre VII prend tout son sens : « La psychanalyse voit dans l’identification la première manifestation d’un attachement affectif à une autre personne. À une autre personne signifie bien qu’il s’agit du premier attachement à un autre-entant-que-personne., mais qu’un attachement plus précoce peut entrer en jeu dans le champ par définition partiel de la pulsion.

L’enjeu de cette préséance est important, Il apparaît bien ici que dans la pensée de Freud l’identification est rigoureusement liée au mode de l’être et le li10de de l’être lié à la personne du père comme entité subjective immédiate. Il s’agit d’établir une capacité primitive d’identification distincte de la relation objectale et correspondant à la figure d’un « père de la préhistoire personnelle ».

Ce premier temps, cette archéologie ne préjugent pas du sort ultérieur de l’identification, ils spécifient seulement que le libre jeu des relations objectales ne saurait suffire à expliquer la survenue de l’identification, mais que celle-ci repose sur une fonction spécifique originaire indépendante.

Tout le problème tient de savoir comment, à partir de deux sources différentes, les relations d’identification et les relations objectales vont échanger leurs fonctions, se substituer l’une à l’autre, ou se déterminer l’une par l’autre. Le moment le plus surprenant de cette interférence est fourni par l’étude de l’identification hystérique et illustré en particulier par le rêve de la _ »belle bouchère» dans la Traumdsutung. On peut y constater que fort curieusement c’est l’identification elle-même qui devient l’objet d’un désir. –L’identification en tant que telle devient un objet. – L’identification elle-même peut être refoulée, différée, transférée, ou réapparaître, resurgir et se constituer comme symptôme. Ce fait, à lui seul., suffirait à la distinguer radicalement de l’imitation.

L’autre moment d’interférence est représenté par l’identification consécutive au deuil de l’objet, l’identification comme substitut de l’objet ou d’une fraction métapsychologique de l’objet.

Autant l’identification hystérique apparaissait comme le modèle d’une valence libre, autant celle qui dérive du deuil de l’objet apparaît comme le modèle d’une valence saturée. C’est qu’au-delà de l’accident et du bouleversement métapsychologique qu’entraîne la perte de l’objet apparaît une nouvelle fonction qui sous-tend l’identification. Cette nouvelle fonction, dite d’introjection, prend alors une valeur constituante, de telle sorte qu’on pourrait opposer une identification réversible et une identification irréversible.

Si l’on tient la personnalité pour la somme et la superposition d’identifications successives et par conséquent de pertes d’objets successives il faudra comprendre jusqu’où peut aller l’irréversibilité d’une telle structure et quelle marge elle peut laisser aux capacités d’identifications labiles, réversibles, aléatoires – autrement. dit quelle marge « d’hystérisation » reste à la disposition d’une structure mélancolique, maniaque ou obsessionnelle, et, pourquoi pas, d’une structure hystérique elle-même.

L’introduction du concept d’introjection, comme d’ailleurs de celui de narcissisme, parce qu’ils sont dans l’œuvre de Freud tardifs, obligent à imaginer rétrospectivement leur fonction dans la genèse de l’identification. La question que nous avions posée de savoir comment pouvaient interférer, se substituer ou s’exclure les relations objectales et d’identification trouve dans le parcours du complexe d’Œdipe les éléments de leurs échanges et dans sa résolution les moyens de leur organisation. Mais reste évidemment le problème des modes primitifs d’identification qui persistent en dépit ou eu deçà d’une telle distribution des rôles. Si l’homosexualité peut s’interpréter comme une inversion dans la distribution des rôles sexuels œdipiens, il s’en faut et de beaucoup qu’elle puisse s’expliquer sans faire appel à des modes d’organisation plus primitifs.

Si l’on en revient à l’opposition·sujet/objet comme support structurel d’un premier mode de la connaissance, on tiendra que, dans ce premier mode, le connu ne peut être identifié qu’à l’aide de l’appareil qui le connaît, et demeurera en dépit et au-delà des moyens ultérieurs. D’une certaine façon le concept d’introjection s’appuie sur cette primarité de l’appareil oral de la connaissance et l’érige en valeur absolue traversant et unifiant tous les autres modes d’appréhension e l’objet. Il convient cependant de remarquer que le concept d’introjection pourrait bien lui-même être victime de la théorie dont il est porteur et s’assimiler (dans le sens oral et cognitif du terme) sur un mode magique. Il ne saurait être question pour autant de le récuser mais de réaffirmer les règles qui en codifient l’emploi. Il suffit de voir avec quelles précautions Freud manipule cet outil.

Si dans un premier temps l’opposition sujet-objet s’avère donc suffisante pour concevoir les échanges qui s’opèrent entre intérieur et extérieur, on peut dans cette perspective tenir l’introjection comme le résultat d’une opération achevée, mais on n’ira guère plus loin que de dire qu’elle a eu lieu. On en déduira qu’une identification s’est effectuée par ce mécanisme et rien d’autre.

Mais sitôt qu’on avance dans la mise en place du conflit œdipien, a fortiori si l’on introduit le narcissisme avec les choix d’objets qu’il implique, l’opposition sujet/objet ne sera plus suffisante pour servir de cadre conceptuel aux remaniements qui s’opèrent dans le conflit et en amorcent la résolution, et du même coup l’introjection ne constituera plus un élément premier, magique, incontrôlable, mais prendra son rang de mécanisme, c’est-à-dire qu’il devra répondre aux principes qui gèrent la vie psychique en général. Ainsi dans Das ich und das es, Freud montre bien que : « Cette substitution d’un changement du moi au choix d’un objet érotique constitue un moyen dont se sert le moi pour gagner les faveurs du ça… lorsque le moi revêt les traits de l’objet, il semble chercher à s’imposer à l’amour du ça, à le consoler de sa perte ; c’est comme s’il lui disait : regarde, tu peux m’aimer : je ressemble réellement à l’objet[2]. »

La conséquence en est rien moins·que celle de la sublimation et c’est même à ce propos que Freud décèle le « moyen de sublimation le plus général », celui qui consiste pour le moi à transformer la libido sexuelle dirigée vers l’objet en une libido narcissique et posant à celle-ci des buts différents. L’introjection n’est donc qu’un moyen, un moyen de séduction intrapsychique. Tout le problème est de savoir pourquoi elle demeure stable. On remarquera à ce propos qu’elle est au service d’un principe de constance puisque l’ensemble de l’opération a pour but de compenser une perte par un gain et donc de rétablir une homéostasie libidinale.

La contradiction que nous avions relevée dans le concept d’identification, de représenter à la fois un des modes les plus labiles, les plus réversibles, les plus éphémères de la relation humaine, et à la fois un des modes les plus solides, les plus irréversibles, les plus stables, n’est donc que le reflet d’une contradiction plus générale qui est celle de la dualité des instincts.

Mais autant un raisonnement qui part des vicissitudes de la pulsion, des remaniements intrapsychiques, des conflits d’identité, bref de tout ce qui bouge et aboutit à concevoir la vie psychique comme gouvernée par deux grandes forces contradictoires de réunion et de désunion, me paraît pertinent, autant la démarche inverse qui part de cette opposition instinctuelle pour expliquer la nature d’un conflit me paraît suspecte.

Ainsi dirais-je que la personnalité, pour autant qu’elle s’édifie sur les strates d’identifications constitutives et qu’elle procède d’introjections successives, représente une forme de stabilité. Mais je n’invoquerai pas d’emblée le principe de cette stabilité pour ensuite en déduire les phases contradictoires qui constituent l’histoire de cette personnalité. Si le masochisme peut se constituer comme un trait de personnalité j’en conclurais d’abord que c’est parce que le sujet a trouvé dans cette forme de relation une satisfaction éprouvée, ensuite et ensuite seulement j’invoquerai l’instinct de mort comme cadre général de son exercice.

De la même façon, on peut trouver dans l’identification hystérique, dans sa fugacité, une forme patente de vie. « L’hystérie c’est la vie même », ai-je entendu dire. Oui c’est la vie mais plutôt la vie « comme si » ; comme si le désir c’était le désir de l’autre. Encore faudrait-il avoir distingué d’abord l’Autre et l’autre pour ne pas confondre ensuite une forme d’identification pathologique et une forme, non pas normale, mais vitale de l’identification : celle qui conditionne l’entendement[3].

[1] Grace à l’obligeante collaboration de Mme Nora Kurtz.

[2] Freud, Das ich und das es, trad.fr. Les essais, Paris, Payot, p. 198.

[3] . Entendement se comprend ici dans le sens le plus fort (cf. La logiques de l’inconscient), c’est-à-dire tout ce qui relève de l’intelligibilité.