La Revue Française de Psychanalyse

Freud dans le texte

Freud dans le texte

FREUD DANS LES TEXTES | Numéro 2024-4

Sigmund Freud, La question de l’analyse profane, OCF.P, XVIII, Paris, Puf, extraits. [|p. 44-46]

« Interpréter ! Voilà un vilain mot. Je n’aime pas vous entendre parler ainsi, vous m’ôtez toute certitude. Si tout dépend de mon interprétation, qui me garantit que j’interprète correctement ? Tout n’est-il pas alors livré à mon arbitraire ? »

Tout doux, ce n’est pas si grave. Pourquoi voulez-vous que vos propres processus animiques fassent exception aux lois que vous reconnaissez pour ceux des autres ? Quand vous aurez acquis une certaine autodiscipline et que vous disposerez de connaissances déterminées, vos interprétations ne seront pas sous l’influence de vos particularités personnelles et ellestoucheront juste. Je ne dis pas que pour cette partie de la tâche la personnalité de l’analyste est indifférente. Il entre en ligne de compte une certaine finesse d’oreille pour le refoulé inconscient, que tous ne possèdent pas dans la même mesure. Et avant tout, se rattache à cela l’obligation pour l’analyste de se rendre apte, par une analyse personnelle approfondie, à une réception sans préjugé du matériel analytique. Certes, il reste encore quelque chose d’assimilable à l’« équation personnelle » dans les observations astronomiques ; ce facteur individuel jouera toujours un rôle plus grand en psychanalyse que partout ailleurs. Un être humain anormal peut bien devenir un physicien correct, comme analyste il sera empêché par sa propre anormalité de saisir, sans distorsion, les images de la vie animique. Comme on ne peut prouver à personne son anormalité, il sera particulièrement difficile de parvenir à un accord général en matière de psychologie des profondeurs. Bien des psychologues estiment même que cela est tout à fait sans issue et que n’importe quel fou a le même droit à donner sa folie pour sagesse. J’avoue qu’ici je suis plus optimiste. Nos expériences montrent bien qu’en psychologie aussi on peut parvenir à des accords relativement satisfaisants. Chaque domaine de recherche a précisément sa difficulté particulière, que nous devons absolument nous efforcer d’éliminer. D’ailleurs, même dans l’art de l’interprétation propre à l’analyse, il y a bien des choses à apprendre, comme s’il s’agissait d’une autre branche du savoir, par exemple tout ce qui esten corrélation avec la présentation indirecte bien spéciale qui est celle des symboles.

« Maintenant, je n’ai plus aucune envie[1] d’entreprendre, ne serait-ce qu’en pensée, un traitement analytique. Qui sait quelles surprises m’y attendraient encore ? »

Vous faites bien d’abandonner un tel dessein. Vous remarquez qu’une longue formation à l’école et une longue pratique seraient encore requises. Quand vous avez trouvé les bonnes interprétations, une nouvelle tâche s’impose. Il vous faut attendre le bon moment pour communiquer votre interprétation au patient avec quelque perspective de succès.

« À quoi reconnaît-on chaque fois le bon moment ? »

C’est une question de flair, un flair qui peut être considérablement affiné par l’expérience. Vous commettez une faute grave si, par exemple, dans vos efforts pour abréger l’analyse, vous jetez vos interprétations à la tête du patient dès que vous les avez trouvées. Vous obtenez par là, chez lui, des manifestations de résistance, de récusation, d’indignation, mais vous ne parvenez pas à ce que son moi s’empare du refoulé. Le précepte, c’est d’attendre qu’il s’en soit suffisamment approché pour que, sous la conduite de l’interprétation que vous proposez, il n’ait plus que quelques pas à faire.

« Je crois que je n’apprendrais jamais cela. Et quand, dans l’interprétation, j’aurai respecté ces précautions, que faire alors ? »

Alors il vous est dévolu de faire une découverte à laquelle vous n’êtes pas préparé.

« Qui serait ? »

Que vous vous êtes mépris sur votre patient, que vous n’êtes absolument pas en droit de compter sur son concours ni sursa docilité, qu’il est prêt à susciter toutes les difficultés possibles pour entraver le travail commun, en un mot : qu’il ne veut absolument pas recouvrer la santé.

« Non ! voilà la chose la plus extravagante que vous m’ayez racontée jusqu’à présent ! D’ailleurs, je n’y crois pas. Le malade qui souffre si gravement, qui se plaint de ses maux de façon si poignante, qui fait de si grands sacrifices pour le traitement, c’est lui qui ne voudrait pas recouvrer la santé ? Ce n’est certainement pas ainsi que vous entendez les choses. »

[p. 50-53]

« Si j’avais jamais ressenti l’envie[2] d’aller faire le charlatan dans votre métier et de tenter moi-même une analyse sur quelqu’un d’autre, ce que vous m’avez communiqué sur les résistances m’en aurait guéri. Mais qu’en est-il de cette influence personnelle particulière, que pourtant vous avez reconnue ? Ne prévaut-elle pas contre les résistances ? »

Il est bon que vous posiez maintenant cette question. Cette influence personnelle est notre arme dynamique la plus forte, elle est ce que nous introduisons de neuf dans la situation et ce par quoi nous la rendons fluente. À cela, le contenu intellectuel de nos éclaircissements ne peut arriver, car le malade qui partage tous les préjugés du monde environnant serait tout aussi peu tenu de nous croire que les hommes de science qui nous critiquent. Le névrosé se met au travail parce qu’il accorde croyance à l’analyste et il le croit parce qu’il acquiert, à l’égard de la personne de l’analyste, une position de sentiment particulière. L’enfant, lui aussi, ne croit que les êtres humains auxquels il est attaché. Je vous ai déjà dit à quelles fins nous utilisons cette influence « suggestive » particulièrement grande. Non pour la répression des symptômes – ce qui différencie la méthode analytique des autres procédés de psychothérapie –, mais comme force de pulsion pour amener le moi du malade au surmontement de ses résistances.

« Et alors, quand cela réussit, tout ne se passe-t-il pas pour le mieux ? »

Oui, cela devrait. Mais il surgit une complication inattendue. La plus grande surprise pour l’analyste, ce fut peut-être que la relation de sentiment que le malade adopte envers lui est de nature toute spéciale. Le premier médecin qui tenta une analyse – ce n’était pas moi – s’est déjà heurté à ce phénomène… et en a été désorienté[3]. Cette relation de sentiment est en effet – pour dire les choses clairement – de la nature d’un état amoureux. Curieux, n’est-ce pas ? Si, par surcroît, vous prenez en considération que l’analyste ne fait rien pour le provoquer, mais qu’au contraire, sur le plan humain, il se tient plutôt loin du patient et entoure sa propre personne d’une certaine réserve. Et si vous apprenez en outre que cette singulière relation d’amour fait abstraction de toutes les autres faveurs réelles, se place au-dessus de toutes les variations de l’attirance personnelle, de l’âge, du sexe et de la classe sociale. Cet amour est franchement contraint. Non que ce caractère doive, par ailleurs, forcément rester étranger à l’état amoureux spontané. Vous savez que bien souvent c’est le contraire qui arrive ; mais dans la situation analytique ce caractère s’instaure très régulièrement, sans toutefois y trouver une explication rationnelle. On pourrait estimer que, du rapport du patient à l’analyste, il ne devrait résulter tout au plus pour le premier qu’une certaine dose de respect, de confiance, de gratitude et de sympathie humaine. Au lieu de cela, voilà cet état amoureux qui donne même l’impression d’une manifestation morbide.

« Ainsi donc, je devrais estimer que cela est quand même favorable à vos desseins analytiques. Quand on aime, on est docile et l’on fait tout son possible pour l’amour de l’autre partie. »

Oui, au début cela est en effet favorable, mais plus tard, quand cet état amoureux s’est approfondi, toute sa nature vient au jour, dont bien des aspects sont inconciliables avec la tâche de l’analyste. L’amour du patient ne se contente pas d’obéir, il devient revendicatif, réclame des satisfactions tendres et sensuelles, exige l’exclusivité, développe de la jalousie, montre de plus en plus nettement son envers, la propension à l’hostilité et à la vindicte, quand il ne peut atteindre ses visées. En même temps, comme tout état amoureux, il repousse tous les autres contenus animiques, il éteint l’intérêt pour la cure et pour la guérison, bref, nous ne pouvons en douter, il s’est mis à la place de la névrose, et notre travail a eu pour résultat de chasser une forme de maladie par une autre[4].

« Voilà qui paraît désolant. Que fait-on alors ? On devrait abandonner l’analyse, mais comme, d’après ce que vous dites, un semblable résultat intervient dans chaque cas, on ne pourrait alors conduire de bout en bout absolument aucune analyse. »

Commençons, pour en tirer une leçon, par exploiter la situation. Ce que nous aurons acquis ainsi peut alors nous aider à la maîtriser. N’est-il pas au plus haut point remarquable que nous réussissions à transformer une névrose de n’importe quel contenu en un état amoureux morbide ?

Notre conviction qu’une part de vie amoureuse anormalement employée est à la base de la névrose ne peut qu’être affermie, de façon inébranlable, par cette expérience. Cela étant reconnu, nous marchons de nouveau d’un pied ferme, nous nous risquons maintenant à prendre cet état amoureux lui-même pour objet de l’analyse. Nous faisons également une autre observation. L’état amoureux analytique ne se manifeste pas dans tous les cas de façon aussi claire et la flagrante que dans la peinture que j’ai tenté d’en faire. Mais pourquoi cela ne se produit-il pas ? On ne tarde pas à le reconnaître. Dans la mesure où les aspects pleinement sensuels et les aspects hostiles de son état amoureux veulent se montrer, l’opposition du patient à leur égard s’éveille aussi. Il les combat, cherche à les refouler, sous nos yeux. Et voilà que nous comprenons le processus. Le patient répète, sous la forme de cet état où il est amoureux de l’analyste, des expériences vécues animiques par lesquelles jadis il est déjà passé – il a transféré sur l’analyste des positions animiques qui se trouvaient disponibles en lui et étaient intimement connectées à l’apparition de sa névrose. Il répète également sous nos yeux ses actions de défense d’alors et voudrait par-dessus tout répéter dans son rapport à l’analyste tous les destins de cette période de vie oubliée. Ce qu’il nous montre est donc le noyau de son histoire de vie intime, il le reproduit, de façon palpable, comme présente, au lieu de le remémorer. Par là l’énigme de l’amour de transfert est résolue, l’analyse peut être poursuivie, à l’aide justement de la nouvelle situation, qui paraissait pour elle si menaçante.

 « C’est bien subtil. Et le malade vous croit-il, croit-il si aisément qu’il n’est pas amoureux mais seulement contraint de rejouer une vieille pièce ? »

C’est de cela maintenant que tout dépend, et y parvenir, c’est être pleinement habile dans le maniement du « transfert ». Vous voyez que les exigences imposées à la technique analytique atteignent en ce point leur summum. On peut ici commettre les fautes les plus graves ou s’assurer les plus grands succès. La tentative de se soustraire aux difficultés en réprimant ou en négligeant le transfert serait insensée ; quoi qu’on ait fait par ailleurs, cela ne mériterait pas le nom d’analyse. Renvoyer le malade dès que s’instaurent les désagréments de sa névrose de transfert n’a pas davantage de sens, et c’est de surcroît une lâcheté ; ce serait à peu près comme si l’on avait conjuré des esprits, et que l’on détalât sitôt qu’ils apparaissent. Certes, parfois, on ne peut effectivement pas faire autrement ; il y a des cas où l’on ne devient pas maître du transfert déchaîné et où il faut interrompre l’analyse, mais on doit du moins avoir lutté de toutes ses forces avec les mauvais esprits. Céder aux exigences du transfert, accomplir les souhaits qu’a le patient d’une satisfaction tendre et sensuelle, n’est pas seulement refusé à juste titre par des considérations morales, mais est aussi, comme moyen technique pour atteindre à ce que vise l’analyse, tout à fait insuffisant. Le névrosé ne peut pas être guéri du seul fait qu’on lui a rendu possible la répétition non corrigée d’un cliché inconscient déjà tout prêt en lui. Si on s’engage avec lui dans des compromis, en lui offrant des satisfactions partielles en échange de sa collaboration ultérieure à l’analyse, il faut veiller à ne pas se mettre dans la situation ridicule de ce prêtre qui doit convertir l’agent d’assurances qui est malade. Le malade reste non converti, mais le prêtre s’en retourne assuré. La seule issue possible à cette situation de transfert est de la ramener au passé du malade, tel qu’il l’a effectivement vécu ou tel qu’il l’a mis en forme par l’activité de sa fantaisie, visant l’accomplissement de souhait. Et cela exige de l’analyste beaucoup d’habileté, de patience, de calme et d’abnégation.

« Et où, selon vous, le névrosé a-t-il vécu le modèle de son amour de transfert ? »

Dans son enfance, en règle générale dans sa relation à l’un des parents. Vous vous souvenez de l’importance qu’il nous a fallu accorder à ces toutes premières relations de sentiment. C’est ici, donc, que le cercle se referme.

[1] Lust.
[2] Lust.
[3] Référence à Breuer et à sa patiente Anna O. Cf. J. Breuer et S. Freud, Studien über Hysterie (Études sur l’hystérie), GW, I ; OCF.P, Il. Cf. aussi la lettre de Freud à S. Zweig du 2 juin 1932.
[4] [Note de 1935 :] Ce caractère du transfert dans la cure analytique fut le motif principal pour accorder aux motions érotiques un rôle éminent, peut-être un rôle spécifique dans l’étiologie des névroses. Mais, de façon tout à fait générale, la question est de savoir si les motions destructives (ou agressives) peuvent dans toutes les directions émettre la même prétention. Dans la présentation du texte, seules les motions érotiques ont été prises en considération, conformément à une version plus ancienne de la théorie.