2023, Tome 87-2
DANS CE NUMÉRO | AUTOUR DU THÈME |
Résumés des articles | |
Éditorial | |
Thème | Article de référence Les sources pulsionnelles de la négativité - Benno Rosenberg |
Dossier : Psychanalyse et cinéma | Freud dans le texte |
Acheter ce volume sur le site des PUF |
Argument « Négation »
Piotr Krzakowski, Michel Picco, Thierry Schmeltz
Piotr Krzakowski – Docteur en psychologie clinique, psychanalyste, membre de la SPP
6 rue Sully, 78180 Montigny-le-Bretonneux –krzakowski.piotr@gmail.com
Michel Picco – Psychiatre, psychanalyste, membre de la SPP
2 avenue des Belges, 13100 Aix-en-Provence – michel.picco0372@free.fr
Thierry Schmeltz – Psychologue clinicien, psychanalyste, membre de la SPP
40 boulevard Victor Hugo – 10000 Troyes – thierry-schmeltz@orange.fr
Il nous incombe encore de faire le négatif ;
le positif nous est déjà donné.
Franz Kafka
Dans son exploration du fonctionnement psychique, Freud soutient que l’inconscient, pas plus que le rêve, ne connaît la négation, le doute ou un quelconque degré d’incertitude (1900a). Il situe par ailleurs la négation au fondement des processus de défense, en particulier du refoulement qui se rapporte en quelque sorte à une décision interne qui dit « non ». Bien plus qu’une défense, la négation semble désormais apparaître comme un principe fondateur ayant un rôle déterminant pour la structuration du psychisme humain, l’émergence du langage et le développement de la pensée. Le terme français – traduit par (dé)négation (Laplanche et Pontalis, 1967) – comporte en lui-même une pluralité de sens impliquant refus, opposition, discrimination, contradiction, conflit, renversement, etc., qui permet de rendre à Verneinung tant ses dimensions sémantiques que sa portée subjective. Dans le seul article qu’il consacre tardivement dans son œuvre à la négation (1925h), Freud croise tous ces registres pour tenter d’en montrer leurs relations, leur valeur dynamique et leurs effets d’après-coup. Le texte de Freud a suscité d’importants commentaires (Jean Hyppolite, Jacques Lacan) et a inspiré de nombreux auteurs. Melanie Klein élabore une déclinaison de la négation en opposant « déni maniaque », en tant que défense organisée, au « déni omnipotent », lié à la destructivité et à la pulsion de mort (1946). Wilfred R. Bion approfondit cette opposition avec les notions d’attaque contre les liens (1959) dans le champ de la psychose. De son côté, André Green revisite sous l’angle du négatif le travail du rêve et du deuil, le rôle de la censure et de la résistance, les processus identificatoires, la place du masochisme, la question du transfert et les avatars de la réaction thérapeutique négative, principalement dans les organisations non-névrotiques et limites (1993). Le principe de négation se présente alors sous des formes extrêmement hétérogènes, normales et pathologiques, à travers les mécanismes du refoulement, de la forclusion ou du rejet, du désaveu ou du déni, de la dénégation, mais aussi de la projection, de la sublimation et des identifications…
Pour sa part, Claude Le Guen rappelle dans son Dictionnaire freudien qu’« en son sens lexical, elle [la négation] est un acte de l’esprit qui consiste à rejeter un rapport, une proposition, une existence ; elle est l’expression de cet acte » (2008, p. 963). La négation désigne ainsi une opération de récusation qui implique une affirmation préalable, car il n’est guère concevable de nier quelque chose qui n’est pas supposé exister. En découle que la négation constitue un principe actif, introduisant une découpe à partir de l’approbation passive de la vie (Bejahung). La phénoménologie hégélienne soutient l’idée d’une « puissance du négatif » qui serait inhérente à la réalité même de l’être dont elle rythme le développement. C’est dire que cette capacité en puissance, coextensive de l’impératif naturel de la vie, est susceptible de s’étayer sur les pulsions auto-conservatrices pour se définir comme principe génératif, lié à l’Éros et s’ordonnant au principe de plaisir.
Au fil de l’évolution, de l’organisation et des intérêts de l’appareil psychique à la naissance duquel il a contribué, le principe de négation va se complexifier en multipliant ses effets pour permettre l’émergence d’une capacité de jugement requise par l’impératif de mise en sens du monde. Pour Freud, ces opérations négativantes représentent une exigence de liaison et d’élaboration qui prennent des formes diverses en se stratifiant sur plusieurs plans : d’abord à la source du pulsionnel, puis au niveau de la perception, de la représentation, de l’affect et du langage. Toute détermination (dimension active) est souvent posée comme un produit de la négation au sens de séparer, différencier et délimiter un ensemble d’éléments en induisant la création de signes, de symboles et de représentations. Peut-on alors soutenir que la fonction de négation serait au service du retournement de la passivité en activité dans un mouvement d’appropriation subjective ? Le jeu du Fort-Da (Freud, 1920g) est une démonstration magistrale de l’opération négativante à la source du processus symbolisant. La répétition de la scène où il s’agit pour le petit Ernst de soustraire la bobine de sa vue, puis de la rendre à nouveau visible avant de recommencer le processus dans un vécu jubilatoire, organise les conditions de la création du symbole de négation, et permet à l’enfant d’en dégager la fonction signifiante en retrouvant l’objet. Dans un mouvement d’après-coup, la symbolisation de l’absence permet de soutenir un fantasme d’omnipotence et de pensée magique, et de faire revenir ce qui a disparu. Il s’agit de faire exister mentalement, par l’investissement hallucinatoire, ce qui s’est dérobé au percept et de vivre une expérience de satisfaction. Dans le même mouvement, le plaisir lié à l’objet peut alors ouvrir au désir lorsque celui-là fait défaut.
Dans son article de 1925, Freud propose une réflexion qui emprunte un trajet régrédient, jalonné par trois temps. Il part d’abord du niveau le plus élaboré de la négation en son expression langagière, à savoir la dénégation. Puis il l’associe au refoulement dont elle serait une forme substitutive partielle (intellectuelle). Il la rapporte enfin aux motions pulsionnelles les plus primitives dont les dynamiques orales « avaler/cracher » constitueraient les premiers points d’ancrage indiquant déjà les fonctions structurantes des discriminations élémentaires. La différence qu’établit le moi-plaisir originel, sur fond de voracité cannibalique ou de réjection, serait ainsi un temps premier d’instauration de l’écart moi/non-moi et de la fonction de jugement à partir des propriétés qualitatives attribuées aux objets. Le texte freudien débute sur un fait clinique qui est d’abord un fait de langage. Freud montre que ce sont les idées incidentes qui font appel au stratagème négativant au cours de la cure. La négation d’un contenu psychique porte ainsi la marque du déplaisir qu’il suscite et dont le patient cherche à se défendre à tout prix. C’est donc lorsque le contenu émane de l’inconscient que se fait jour la négation. Le refoulé trouve alors une voie d’accès à la conscience, avec cette particularité que le patient ne peut le reconnaître comme tel tant il a besoin de protéger son moi, et de se convaincre que ce contenu de représentation, de pensée ou de désir lui est étranger. La dénégation constitue pour Freud une sorte de « preuve » de la vérité de l’inconscient, c’est-à-dire de l’altérité en soi.
En outre, le patient ne fait pas que rejeter l’idée déplaisante, il continue de la faire exister en l’imputant à l’analyste : « Vous allez penser que… ». Ce moyen de dégagement projectif incluant l’objet, permet au sujet de s’affranchir d’un effet partiel du refoulement tout à coup transformé en une sorte de substitut intellectuel. La fonction intellectuelle de jugement, rendue possible par l’invention du symbole de négation, permet à la pensée un premier degré d’indépendance à l’égard des conséquences du refoulement, et prend le relais du principe de plaisir. Le contenu dénié, ainsi coupé de l’affect, rendu conscient – ou susceptible de le devenir – peut être désormais considéré sans danger et s’articuler à d’autres contenus ou d’autres représentations. Ce nouvel élargissement du champ de la pensée, gagné sur l’inconscient – « Wo Es war, soll Ich werden » (Freud, 1933a [1932], p. 163) –, n’est-il pas ce qui permet au sujet dans le travail de parole de soutenir une position plus assumée ? N’offre-t-il pas, par le jeu des transferts au cours de la cure, de nouvelles possibilités d’intégrer les représentants pulsionnels au sein du système préconscient, et d’induire alors la possibilité de certains remaniements structuraux ?
Partant de la Bejahung, la négation exerce une fonction dynamique de décondensation de cet absolu originaire pour fonder, sur la base de l’empirisme des expériences vécues, bonnes ou mauvaises, gratifiantes ou frustrantes, une conception du monde partageable et ouverte sur l’altérité. En creusant ainsi une intériorité, la négation participe activement de l’advenue d’un moi, divisé et soumis à une triple servitude, et dont la singularité trouve son expression à travers sa fonction de médiation, tant du point de vue économique que topique. D’une certaine façon, on pourrait dire que le principe de négation sert le processus d’affirmation de soi en tant qu’il instaure une forme indispensable à la structuration langagière nécessaire à l’inscription du sujet humain dans le travail de culture.
Parfois, les voies choisies par le sujet conduisent à des impasses ou des échecs, signant ainsi les limites et la double valence du processus de négation. Ainsi en va-t-il du déni qui, dans un continuum avec le processus de négation, mais touchant le registre perceptif, met en danger le pôle représentationnel et la constitution des objets internes.
Comment comprendre que certains phénomènes se fixent sous l’emprise narcissique de la destructivité ou du masochisme originaire en se manifestant dans des formes pathologiques plus ou moins sévères (négativisme, retrait de la réalité, répétition compulsive, tableau d’allure autistique, etc.) pouvant mener jusqu’à la mort ? Des dérégulations, par excès ou par défaut, du principe de négation peuvent par ailleurs engager un risque de décompensation psychosomatique (G. Szwec, 2018). Comment le recours au concept de négation et à ses avatars permet-il de penser certains aspects de la clinique contemporaine ? Comment la négation s’articule et s’ordonne à d’autres opérations psychiques telles que l’hallucinatoire, les processus de pensée, la fonction langagière, les mécanismes de déni, de clivage et de projection, les modalités perverses, etc., pour définir certaines configurations psychopathologiques ? Comment ces impasses processuelles s’entendent-elles et se présentent-elles dans la clinique de l’enfant et de l’adolescent ? Enfin, comment l’analyste est-il engagé contre-transférentiellement dans son activité interprétative dès lors que les échecs de la fonction de négation immobilisent la dynamique de la cure ?
C’est aux différents aspects de ces questions et aux diverses implications de la fonction de négation que nous consacrons ce numéro autour d’un thème qui n’a jamais été traité dans la Revue française de psychanalyse.
REPÈRES BIBLIOGRAPHIQUES
Bion W.R. (1967 [1959]/2001). Attaques contre la liaison. Réflexion faite : 105-123. Paris, Puf.
Freud S. (1900a [1899]/2003). L’interprétation du rêve. OCF.P, IV. Paris, Puf.
Freud S. (1920g/1996). Au-delà du principe de plaisir. OCF.P, XV : 273-338. Paris, Puf.
Freud S. (1925h/1992). La négation. OCF.P, XVII : 165-171. Paris, Puf.
Freud S. (1933a [1932]/1995). 31e leçon : la décomposition de la personnalité psychique. OCF.P, XIX : 140-163. Paris, Puf.
Green A. (1993/2011). Le travail du négatif. Paris, Les Éditions de Minuit.
Kafka F. (1911/2020). Journal, IIIe Carnet. Œuvres ouvertes.
Klein M. (1952 [1946]/2005). Notes sur quelques mécanismes schizoïdes. Développements de la psychanalyse : 274-300. Paris, Puf.
Laplanche J. et Pontalis J-B. (1967/1990). Vocabulaire de psychanalyse. Paris, Puf.
Le Guen C. (dir.). (2008). Dictionnaire freudien. Paris, Puf.
Szwec G. (2018). Absence de négation, rage destructrice et déséquilibres psychosomatiques. Rev Fr Psychosom 54 : 67-83.
THÈME : NÉGATION
Piotr Krzakowski, Michel Picco, Thierry Schmeltz – Argument – Négation
Horizons
Thierry Bokanowski – Le « je… ne… pas… » Dénégation (Die Verneinung) et clinique contemporaine
Simone Korff-Sausse – « Ceci n’est pas une pipe ». Négation et création artistique
Laurent Danon Boileau – Quelques remarques cursives sur l’article de la (Dé) négation de Freud et la valeur anti-traumatique de la négation
Jean-François Aenishanslin – La divergence. La négation chez Brentano, Jérusalem et Freud
Catherine Matha – « Dépenser pour ne pas penser » : masochisme et négation dans la pensée
En séance
Sabina Lambertucci-Mann – Une double négation
Sylvie Pons-Nicolas – La réaction thérapeutique négative : une expression agie de la négation ?
Emmanuelle Sabouret – Défaillances de la négation dans la relation d’objet allergique
Dinah Rosenberg – Vous – ma mère – non. Dénégation chez un enfant et son analyste
DOSSIER – PSYCHANALYSTES ET CHERCHEURS. ROGER PERRON, DANIEL WIDLÖCHER
Introduction
Jean-Yves Chagnon – Montrer-démontrer. À propos de la scientificité de la psychanalyse selon Roger Perron
Alain Braconnier – Daniel Widlöcher, un psychanalyste chercheur
Abderrahmane Si Moussi, Riadh Ben Rejeb – Roger Perron et les deux rives de la Méditerranée
Hélène Trivouss-Widlöcher, Nicole Oury – Une co-pensée pour Daniel Widlöcher
Anne Brun – Une recherche à l’université. Évaluation qualitative des psychothérapies psychanalytiques
Alain Ducousso-Lacaze, Pascal-Henri Keller, Annie Giroux-Gonon, François Gonon – Évaluation des psychothérapies se référant à la psychanalyse : une brève discussion des raisons et des méthodes
Marilia Aisenstein – Daniel Widlöcher et l’Association Psychanalytique Internationale
RUBRIQUES
Histoire de la psychanalyse
Carole Martin – Le psychanalyste Josef Bernhard Lang et son patient-écrivain Hermann Hesse : regards croisés
Psychanalyse et recherche
Sébastien Lamotte, François Pommier – Du berceau au sling. Répétition du traumatisme, fonction miroir et subjectivation chez un jeune homme chemsexeur
Clinique et théorie
Elise Pelladeau – Les fonctions défensives de la plainte dans le commerce à l’objet
REVUES
Revue des revues
Noreddine Hamadi – Topique 153, 2021 : « Le blasphème »
Adriana Koren-Yankilevich – Revue argentine Docta 16, 2022 « Mutations »
Laurence Patry – Revue française de psychosomatique 60, 2021, L’énigme psychosomatique
Michel Sanchez-Cardenas – L’Évolution Psychiatrique 1, 2 et 3, 2022
Benoît Servant – Psychanalyse et psychose 22 : Temps et temporalité
Revue des livres
Béatrice Ithier – Un rayon d’intense obscurité. Ce que Wilfred Bion a légué à la psychanalyse, de James A. Grotstein
Catherine Matha – Science et fiction chez Freud. Quelle épistémologie pour la psychanalyse ?, d’Isabelle Alfandary
Lucilla Sicouri-Narici – Deuil périnatal et groupe de parole pour les mères. Rencontres singulières autour du berceau vide, de Marie-José Soubieux et Isabelle Caillaud