La Revue Française de Psychanalyse

Freud dans le texte

Freud dans le texte

FREUD DANS LES TEXTES | Numéro 2023-1

Pulsions et destins de pulsions (Extrait)
Sigmund Freud, OCF.P, XIII, 1988 : 183-186

Avec l’entrée de l’objet dans le stade du narcissisme primaire, le deuxième sens opposé de l’aimer, le haïr, lui aussi, réussit à se former.

L’objet, comme nous l’avons .vu, est apporté du monde extérieur au moi, tout d’abord par les pulsions d’auto-conservation, et il n’est pas à écarter que le sens originel du haïr désigne aussi la relation au monde extérieur étranger et pourvoyeur de stimulus. L’indifférence se range, en tant que cas spécial, dans la haine, l’aversion, après être tout d’abord entrée en scène en tant que son précurseur. L’externe, l’objet, le haï seraient, au tout début, identiques. L’objet se révèle-t-il plus tard source de plaisir, il est alors aimé, mais également incorporé au moi, si bien que, pour le moi-plaisir purifié, l’objet coïncide malgré tout de nouveau avec l’étranger et le haï.

Mais maintenant nous remarquons aussi que, tout comme le couple d’opposés amour-indifférence reflète la polarité moi-monde extérieur, la seconde opposition amour-haine reproduit la polarité de plaisir-déplaisir connectée avec la première. Après que le stade purement narcissique a été relayé par le stade d’objet, plaisir et déplaisir désignent des relations du moi à l’objet. Quand l’objet devient la source de sensations de plaisir, il s’instaure une tendance motrice qui veut rapprocher ledit objet du moi, l’incorporer dans le moi ; nous parlons aussi, dans ce cas, de l’« attraction » qu’exerce l’objet dispensateur de plaisir, et nous disons que nous « aimons » l’objet. Inversement, quand l’objet est source de sensations de déplaisir, une tendance s’efforce d’accroître la distance entre lui et le moi, de répéter à son propos la tentative de fuite originelle devant le monde extérieur émetteur de stimulus.

Nous ressentons la « répulsion » pour l’objet et nous le haïssons ; cette haine peut alors s’intensifier jusqu’à devenir penchant à l’agression contre l’objet, intention de l’anéantir.

On pourrait, à la rigueur, déclarer d’une pulsion qu’elle « aime » l’objet vers lequel elle tend pour sa satisfaction. Qu’une pulsion « haïsse » un objet, voilà qui paraît bien déconcertant pour nous, si bien que nous en venons à découvrir que les appellations amour et haine ne sont pas utilisables pour les relations des pulsions à leurs objets, mais sont réservées à la relation du moi-total aux objets. Mais l’observation de l’usage de la langue, assurément plein de sens, nous indique une nouvelle restriction dans la signification d’amour et haine. Des objets qui servent à la conservation du moi, on ne déclare pas qu’on les aime, mais on souligne qu’on a besoin d’eux, et l’on permet éventuellement que s’exprime en supplément une relation d’un autre genre, en usant de mots qui suggèrent un aimer très affaibli, tels que : aimer bien, aimer voir, trouver agréable.

Le mot « aimer » entre donc toujours plus dans la sphère de la pure relation de plaisir du moi à l’objet et se fixe finalement sur les objets sexuels, au sens le plus étroit, et sur ceux des objets qui satisfont les besoins des pulsions sexuelles sublimées. La distinction des pulsions du moi d’avec les pulsions sexuelles que nous avons imposée à notre psychologie, s’avère donc conforme à l’esprit de notre langue. Si nous ne sommes pas habitués à dire que la pulsion sexuelle prise isolément aime son objet, mais que nous trouvions l’utilisation la plus adéquate du mot « aimer » dans la relation du moi à son objet sexuel, cette observation nous enseigne que l’aptitude de ce mot à être utilisé dans cette relation ne commence qu’avec la synthèse de toutes les pulsions partielles de la sexualité sous le primat des organes génitaux et au service de la fonction de reproduction.

Il est remarquable que dans l’usage du mot « haïr » ne se fait jour aucune relation aussi intime au plaisir sexuel et à la fonction sexuelle, mais que la relation de déplaisir semble être la seule décisive. Le moi hait, exècre, persécute, avec des intentions destructrices, tous les objets qui deviennent pour lui source de sensations de déplaisir, qu’ils signifient pour lui indifféremment un refusement de satisfaction sexuelle ou un refusement de la satisfaction de besoins de conservation. On peut même affirmer que les prototypes véritables de la relation de haine ne sont pas issus de la vie sexuelle, mais de la lutte du moi pour sa conservation et son affirmation.

Ainsi donc, amour et haine, qui se représentent à nous en tant qu’opposés matériels complets, ne sont pourtant pas entre eux dans une relation simple. Ils ne procèdent pas du clivage d’un élément originaire commun, mais ils ont des origines diverses. et sont passés chacun par son propre développement, avant de s’être formés en opposés sous l’influence de la relation plaisir-déplaisir. Il en résulte ici pour nous la tâche de rassembler ce que nous savons de la genèse d’amour et haine.

L’amour est issu de la capacité du moi de satisfaire auto érotiquement une part de ses motions pulsionnelles par l’obtention du plaisir d’organe. Il est originellement narcissique, puis il passe aux objets qui ont été incorporés au moi élargi et exprime la tendance motrice du moi vers ces objets en tant que sources de plaisir. Il se connecte intimement avec l’activité des pulsions sexuelles ultérieures et, une fois leur synthèse accomplie, coïncide avec la totalité de la tendance sexuelle. Des stades préliminaires de l’aimer s’offrent comme buts sexuels provisoires, pendant que les pulsions sexuelles parcourent leur développement compliqué. Comme premier de ceux-ci, nous reconnaissons le fait de s’incorporer ou de dévorer, un mode de l’amour qui est compatible avec la suppression de l’existence séparée de l’objet, et qui peut donc être qualifié d’ambivalent. Au stade supérieur de l’organisation prégénitale sadique-anale, la tendance vers l’objet survient sous la forme de la poussée à l’emprise, à laquelle l’endommagement ou l’anéantissement de l’objet sont indifférents. Cette forme, ce stade préliminaire de l’amour peut à peine se différencier de la haine dans son comportement à l’égard de l’objet. Ce n’est qu’avec l’instauration de l’organisation génitale que l’amour est devenu l’opposé de la haine.

La haine, en tant que relation à l’objet, est plus ancienne que l’amour ; elle prend source dans la récusation, aux primes origines, du monde extérieur dispensateur de stimulus, récusation émanant du moi narcissique. En tant que manifestation de la réaction de déplaisir suscitée par des objets, elle demeure toujours en relation intime avec les pulsions de conservation du moi, de sorte que pulsions du moi et pulsions sexuelles peuvent facilement en venir à une opposition qui répète celle de haïr et aimer. Quand les pulsions du moi dominent la fonction sexuelle, comme au stade de l’organisation sadique-anale, elles confèrent au but pulsionnel lui aussi les caractères de la haine.

L’histoire de l’amour, quant à son apparition et à ses relations, nous rend compréhensible qu’il survienne si fréquemment comme « ambivalent », c.-à-d. en compagnie de motions de haine à l’égard du même objet. La haine mélangée à l’amour provient, pour une part, des stades préliminaires de l’aimer non complètement surmontés, pour une autre part elle trouve son fondement dans des réactions de récusation de la part des pulsions du moi, réactions qui, dans les fréquents conflits entre les intérêts du moi et ceux de l’amour, peuvent se réclamer de motifs réels et actuels. Ainsi, dans ces deux cas, la haine qui entre dans le mélange remonte à la source des pulsions de conservation du moi. Quand la relation d’amour à un objet déterminé est rompue, il n’est pas rare que de la haine prenne sa place, ce à quoi nous devons l’impression d’une transformation de l’amour en haine. Or on est mené au-delà de cette description si l’on conçoit que, dans ce cas, la haine, motivée dans le réel, est renforcée par la régression de l’aimer au stade préliminaire sadique, si bien que le haïr reçoit un caractère érotique et que la continuité d’une relation d’amour trouve une garantie.