Entretien avec Paul Denis à propos des imagos
Rfp : Votre texte, « D’imago en instances, un aspect de la morphologie du changement », publié en 1996 dans un numéro de la RFP intitulé « L’épreuve du changement », a fait date et l’on peut constater que la plupart des articles qui ont été sélectionnés pour ce dernier numéro, consacré au « Pouvoir des imagos », s’y réfèrent. Pouvez-vous nous dire comment vous en êtes venu à vous intéresser à cette notion pour traiter du thème du changement en psychanalyse ?
Paul Denis : À partir de ma reformulation, toute freudienne, de la pulsion, j’ai distingué d’une part les « représentations », chargées d’affect, chargées chacune d’un quantum d’excitation qui lui est lié, porteuse ainsi d’un pouvoir de satisfaction, véhiculant si l’on veut une satisfaction mnésique, et d’autre part des « images » peu ou pas liées à des expériences de satisfaction, désincarnées si l’on veut, non porteuses de plaisir, et d’autres porteuses à l’inverse, d’une charge d’excitation traumatique : le cauchemar par exemple correspond à la survenue, à l’activation de telles images. Notre monde interne est fait de la combinaison de représentations et d’images qui composent des figures à partir de notre investissement des personnes qui nous entourent. Notre surmoi, post œdipien – instance –, est composé, de façon polyphonique, par des figurations associées transformées de nos deux parents, de nos maîtres, il peut prendre une valence plus paternelle ou plus maternelle selon les moments et les circonstances. L’imago est une figuration parentale monolithique, porteuse d’excitation plus que de satisfaction rémanente, une figure qui vous possède plus qu’elle ne nous appartient. Nos modalités de fonctionnement psychiques ne sont pas fixes, elles ont à se régler en fonction des événements rencontrés dans l’environnement et des stimulations modérées ou traumatiques qu’elles rencontrent. Il est ainsi des modalités de fonctionnement du psychisme qui sont davantage soumises à un système imagoïque, plus que par des instances en relation mes unes avec les autres.
Rfp : Vous articulez la question de l’imago et votre théorisation sur les formants de la pulsion : en emprise et en satisfaction. Pouvez-vous rappeler aux lecteurs de la RFP la manière dont vous articulez les deux ?
Paul Denis : Dans le modèle que j’ai proposé, à partir de Freud, la pulsion se forme de la combinaison de deux courants d’investissement libidinal, l’un à travers « l’appareil d’emprise » évoqué par Freud dans les Trois essais cherchant le contact avec l’autre, exerçant une emprise sur l’autre, et recevant les contacts de l’autre (réception de l’emprise d’autrui) ; l’autre courant de l’investissement de la libido s’attache aux zones érogènes et aux expériences de satisfaction que leur mise en œuvre fait apparaître. Le courant d’emprise constitue des « images » que l’expérience de la satisfaction vient colorer et dote d’un pouvoir d’en reproduire un écho, un équivalent mnésique. Plutôt que de l’« hallucination de la satisfaction », il conviendrait de parler de « satisfaction mnésique »… Moins les expériences de satisfaction sont nourries et plus les images se surchargent d’une excitation qui ne débouche pas sur un plaisir, elles tendent à se situer comme à l’extérieur du psychisme et à se combiner en imago. L’imago est vécue comme exerçant une emprise sur le sujet…
Rfp : Depuis l’écriture de cet article, avez-vous repris la notion dans d’autres écrits ? Votre conception de la notion a-t-elle évolué ?
Paul Denis : Je ne me rappelle pas avoir explicitement repris la question, mais cette notion est sous-jacente à ma façon de penser, tant sur le plan clinique que sur le plan théorique.
Rfp : Vous opposez deux régimes de fonctionnement psychique : l’un sous le signe des représentations, l’autre sous le signe des imagos. Est-ce à dire que les imagos ne sont pas en elles-mêmes des formes de représentations aussi « frustres » ou archaïques soient-elles ?
Paul Denis : Les imagos sont des « figurations », mais elles n’ont pas le même caractère constitutif du Moi que les « représentations » au sens spécifique que je leur donne. L’imago garde des caractères de quasi corps étranger par rapport au Moi alors que le Surmoi en fait partie, le Surmoi fait partie du fonctionnement du Moi.
Rfp : Étant donné le fait que la formation des imagos précède la reconnaissance de la différence des sexes, considérez-vous la différence entre imagos maternelles et paternelles comme une différenciation après-coup ?
Paul Denis : L’imago est indifférenciée quant au sexe même si on la qualifie de « maternelle ». La « mère phallique », imago prototypique, rassemble des éléments des deux sexes. Le « phallus » est une figuration imagoïque d’un sexe tout-puissant et non une représentation érotique. Les composantes maternelle et paternelle du Surmoi se différencient dans l’après coup de la reconnaissance de la différence des sexes.
Rfp : Comment considérez-vous qu’il y a un sens à distinguer les imagos maternelles des paternelles dans la mesure où précisément les imagos impliquent des figures toutes-puissantes et souvent « bisexuées »
Paul Denis : Il n’y a guère de sens à les différencier, car toutes-puissantes – comme la mère des premiers temps, qui fait la pluie et le beau temps, excite et satisfait. L’apparition d’une image paternelle est le début de la fin de la toute-puissance de l’imago et le début de la constitution du Surmoi.
Rfp : Selon vous, le surmoi de Melanie Klein correspond à l’imago et non à une instance. Que pensez-vous de l’existence d’un surmoi archaïque distinct du surmoi post-œdipien ?
Paul Denis : L’adjectif archaïque a pas mal d’inconvénient, il invite à penser à une organisation qui aurait une certaine fixité comme les civilisations anciennes ; il vaudrait mieux parler de moi naissant ou en cours d’élaboration ; cela change de jour en jour et ne se fixe guère, ce qui se fixe précocement est généralement fâcheux. L’idée de Melanie Klein d’un « Moi » précoce me semble gênante pour apprécier la situation mouvante et autoorganisatrice du psychisme du tout petit. L’idée d’un « Surmoi archaïque » est contraire à la définition du Surmoi par Freud. Il ne peut s’agir d’un « Surmoi », car il n’y a que des éléments d’un « Moi » en cours de constitution. Il vaut mieux parler en termes d’imago.