« Les bienveillantes, de Jonathan Littell »
André Green
RFP 71(3) : 907-910
Il n’est pas d’usage qu’une revue de psychanalyse rende compte d’un roman paru dans l’actualité littéraire. Lorsque les limites de l’activité théorique et pratique de la psychanalyse sont franchies dans la rubrique des critiques, c’est le plus souvent en faveur d’un ouvrage dont la portée intellectuelle est revendiquée, jamais à ma connaissance pour aborder les problèmes soulevés par un roman.
Cependant, il s’agit, dans le cas des Bienveillantes, d’un ouvrage qui dépasse de beaucoup les limites du roman. C’est en connaissance de cause que je souhaite attirer l’attention des psychanalystes sur cette œuvre. Cette transgression se justifie à mes yeux parce que je crois que seul un psychanalyste est en mesure de saisir toute la profondeur et l’étendue de la problématique de cette œuvre. Mais ce n’est pas à partir de ce bref compte rendu qu’on pourra le mesurer. Car le souci de ménager la surprise du lecteur dépasse celui de satisfaire sa curiosité mise en appétit. Aussi ne puis-je que demander qu’on me fasse confiance pour se mettre à sa lecture.
J’ai lu à son sujet bien des critiques portant sur les aspects historiques et politiques de la période concernée par le roman, soit encore du début du déclin du national-socialisme allemand jusqu’à sa défaite finale. Je n’ai guère été convaincu par les arguments avancés, qui m’ont, en définitive, paru soulever des problèmes de détail. Et si je souhaite saisir l’occasion qui m’est donnée de recommander sa lecture, c’est parce que je reconnais à cette œuvre des qualités majeures. Je me suis trouvé bien des fois en présence de lecteurs potentiels qui ont fait part de leur détermination à ne pas le lire. Le soupçon jeté sur l’auteur était celui d’une complaisance à un étalage d’insanités que seules les personnes en quête d’émotions douteuses ou franchement malsaines pouvaient avoir la curiosité de satisfaire. À l’expérience, il m’apparut que cet argument était la rationalisation d’une conduite d’évitement donnant caution au désir de ne pas savoir, face à l’épreuve souvent insoutenable d’être confronté avec une horreur qui avait des chances d’être plus que vraisemblable. J’ai donc accepté d’avoir à me confronter avec l’inacceptable.
Je voudrais d’abord tenter d’expliquer pourquoi le choix de J. Littell était non seulement le bon, mais le seul. Plus de soixante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous attendions encore le roman qui oserait aborder le sujet. Certes sont parus des témoignages capitaux sur la déportation : ceux de Primo Levi, Imre Kertesz, R. Antelme, etc. Ils sont majeurs et leur place est incontestable. Mais qui était en mesure de parler du régime national-socialiste de l’intérieur ? À ma connaissance, les Allemands s’en sont abstenus. En outre, les vainqueurs russes, américains, anglais, français s’y sont peu frottés. Inutile de préciser qu’on attendait le point de vue de ceux qui ont participé au régime national-socialiste. En vain. Jonathan Littell a relevé le défi, avec un culot incomparable, peut-être parce qu’il n’a pas eu à connaître les actions désastreuses dont se sont rendus coupables les Allemands de l’époque. Quant à eux, ils ont préféré oublier au prix de quelques mea culpa. On peut le comprendre. Il est rare que se vante l’auteur vaincu de crimes commis sur une échelle aussi vaste. Mais Littell ne saurait être félicité que pour son audace. Il va au-delà et nous dit – ce qui ne manquera pas de provoquer des protestations indignées – que toute l’Allemagne a suivi son Führer et, pis encore, que, dans les mêmes circonstances, tous, nous aurions sans doute fait pareil. Pour ma part, à la réflexion, je n’y ai trouvé que le produit d’une imagination saisissante, hantée par certains comportements extrêmes que nous connaissons à doses homéopathiques, sélectionnés, filtrés avec le souci de rendre tolérable l’intolérable. Comme s’il fallait à tout prix fuir l’intolérable, ou préférer penser de manière moins saisissante et plus abstraite qu’il avait bien dû exister et qu’il continuait même à exister dans certains cas – ce qu’on ne reculait pas à l’occasion de faire revivre de façon suffisamment adoucie pour entretenir l’appétence d’un spectateur qu’il ne fallait cependant pas trop ébranler. Nos écrans sont toujours remplis de mythes guerriers récents, où se déploient, à doses cependant mesurées, les malheurs ou les exactions des hommes entraînés au combat qu’ils ne peuvent refuser et qui se terminent régulièrement par le triomphe des bons aux côtés desquels nous nous plaçons. Or cette œuvre est la première à dire sans fard les horreurs de la guerre, une guerre menée par ceux qui voyaient en elle une ordalie qui devait leur conférer, à travers le triomphe de la force, la légitimité du droit. Or une telle situation ne pouvait en aucun cas être abordée sous l’angle du point de vue adverse, vainqueur, mais devait être placée au centre des tenants de l’idéologie nationale-socialiste heureusement vaincue et de son crime le plus patent : l’extermination des Juifs, même si nous devions apprendre en fin de parcours que cet aspect du problème n’était qu’un paradigme valable pour tous les ennemis du Reich. Jonathan Littell est manifestement pétri de culture grecque, d’où le titre de son livre : Les Bienveillantes = Les Euménides, qui ne sont jamais que le résultat d’un compromis passé avec les déesses archaïques, les Érinyes, déesses de la vengeance punissant les crimes de sang. Statut fraîchement octroyé qui fait mal oublier les actions de ces divinités, assoiffées de sang, les Érinyes qui furent leurs ancêtres. Et c’est encore à la culture grecque que nous sommes renvoyés dans le projet de cette œuvre qui a choisi de donner la parole aux vaincus, à l’instar d’Eschyle qui décrit la victoire de la démocratie grecque à Salamine du point de vue de la déconfiture des Perses, hérauts d’une tyrannie impériale ; mais il faut se souvenir avec quel respect de l’adversaire la haute figure de Darius est évoquée. Ici, c’est l’Orestie qui sert de modèle. Comment pourrais-je ne pas comprendre ce choix, dès lors qu’il y a longtemps que je tiens cette trilogie pour la plus grande réalisation littéraire achevée ? Tout est transposé, voilé, ici méconnaissable, mais y renvoie inévitablement.
Le livre poursuit un double but : à côté de l’inhumanité du national-socialisme, présenté ici sous des couleurs qui nous amènent à nous interroger sur notre proximité avec les Allemands qui ont porté ce régime au plus haut avec leur assentiment entier, une autre face se déploie : celle du destin individuel de son héros, le Dr Maximilien Aüe. On pourra trouver à redire à cette mise en abyme des rapports subjectifs/sociaux qui forment la trame de l’œuvre. Et c’est ici que je réserve la surprise à celui qui n’en a pas encore entrepris la lecture. J’ose prétendre que seul un psychanalyste peut vraiment comprendre le propos de Jonathan Littell, avec les transpositions d’usage d’une fiction, nécessaires pour faire passer le message. Je n’ai pas vu que quiconque s’en soit aperçu.
Ménageant l’intérêt du lecteur, je me ferai discret sur la clef proposée à la fin du livre. Je dirai qu’elle nous vaut au passage la description d’une anarchie pulsionnelle à un rare niveau d’évocation, qui démontre à tout le moins une intelligence aiguë, rarement poussée à ce point, de la pensée psychanalytique, même si les circonstances qui rendent compte de son déchaînement peuvent être discutées. Je ne connais pas de description plus saisissante, plus envoûtante, que celle du désespoir érotique du héros, qui me fait considérer que la naissance de cet ouvrage doit beaucoup à la psychanalyse et que ce serait en fin de compte la raison de son rejet.
On ne manquera néanmoins pas de considérer tout cela comme un étalage obscène dont se servirait l’intrigue pour exhiber les péripéties d’une fin érotique brute, prétexte de façade justifiant le désir de s’en détourner. C’est à cause du ton adopté qui règne rétrospectivement sur tout l’ouvrage que cela en devient rétroactivement insupportable. Jonathan Littell nous introduit au tragique de cette condition, derrière le regard glacé avec lequel il nous le présente en paraissant insensible à ce à quoi il participe. Quoi qu’on veuille bien dire, pour moi, la littérature, la vraie, est du côté de Littell. Tant pis pour ceux qui font passer leur mystérieuse aversion de voir pour éviter non la nécessité mais l’obligation de savoir.