Présentation du numéro
Éditorial
Traduire, aux portes du langage
« Tandis que dans le théâtre grec ou shakespearien tant de personnages semblent parler beaucoup mieux qu’ils ne sauraient, soulevés qu’ils sont par le vers et la rhétorique, l’esprit torturé de Woyzeck [le Woyzeck de la tragédie éponyme de Büchner et non de l’opéra de Berg] cogne en vain aux portes du langage…
… parce que les mots dont il dispose ne sont pas à la mesure de la force et de la cruauté de ce qu’il éprouve. »
George Steiner, La mort de la tragédie.
À l’encontre d’un idéal de transparence dans la communication, le thème de ce numéro « Traduire » nous confronte à l’hétérogénéité, l’ambiguïté et la valeur générative des écarts dans la traduction d’une langue à une autre, dans la cure et au cœur même de la vie psychique. Qu’il s’agisse d’interroger le destin de la destructivité inhérente à l’acte de traduire, ou de poser le malentendu comme sa structure de base, et non comme son échec ; qu’il s’agisse de nous guider à travers le monde des « visions » que l’écrivain (Aharon Appelfeld) cherche à traduire ou vers celui de son « auto-traduction » (Samuel Beckett) ; qu’il s’agisse d’écouter des patients sans langage ou ceux dont on ne connaît pas la langue ; ou, à l’inverse, de se déprendre de la proximité du dialecte des confidences : autant de résonances entre intime et étranger, familiarité et altérité, traduction, trans-fert et détraduction.
Ce numéro accueille aussi, dans un dossier « Clinique du confinement », des interventions présentées durant les deux mois du premier confinement, et rassemblées par Emmanuelle Chervet. Et enfin, des rubriques diversifiées.
Mais au-delà de leur diversité, chacune de ces cliniques ne peut que ramener à l’humilité « ces louches entremetteurs » (Laurence Kahn) que sont les traducteurs et les analystes.
Thème du numéro : Traduire
Argument
Alors que la traduction est au cœur du processus analytique et que la psychanalyse interroge le rapport de l’homme au langage, il n’y a pas dans l’œuvre de Freud de réflexion théorique la concernant directement. Tout au long de son œuvre, Freud utilise Übersetzung – sans dire ce qu’il entendait par ce mot – pour parler des mécanismes qui « traduisent » des contenus psychiques inconscients en les rendant conscients. Traduire concerne donc à plus d’un titre la psychanalyse mais qu’est-ce que « traduire » pour les psychanalystes d’aujourd’hui ?
Le mot français « traduction » vient du latin du 2e siècle : traducere : ducere, conduire ; trans : au-delà ; traduire, du latin traductio, faire passer. Les romains avaient plusieurs mots pour exprimer le fait de traduire : vertere (version d’un texte dans un autre), convertere (activité de conversion), interpretari (interprétation), transferre (transporter, participe passé translatus, translate en anglais), reddere (rendre un texte) et exprimere (exprimer). Le grec ancien n’a pas de mot spécifique pour « traduire » : le parler des étrangers était présenté comme une onomatopée « var var var » à l’origine du mot « barbare ». Traduire ou traduction ont un sens plus large que celui du passage d’une langue à une autre : celui d’expression, représentation, interprétation, transfert. La théorie de la traduction ne se limite pas à traduire des mots et du sens mais une culture, une histoire, une vision du monde. Traduire se rapproche alors du sens métaphorique d’aller vers l’autre, vers l’étranger, de « pénétrer » l’autre et se laisser « pénétrer » par lui.
Dès les premiers travaux de Freud, en dehors de Übertragung (transfert, transmission, délégation) utilisé de façon systématique pour transfert, l’emploi de Übertragung et Übersetzung n’a rien de systématique lorsqu’il se réfère à la traduction de et dans l’inconscient sous forme des lapsus, rêves, symptômes et à l’interprétation vue comme une traduction du contenu manifeste en contenu latent. Dans la Standard Edition, aucune mention n’est faite par James Strachey d’un sens spécifique de l’un ou l’autre des vocables allemands. Dans la traduction française des œuvres complètes (OCF.P), les termes Übertragung et Übersetzung sont traduits systématiquement par transfert et traduction, respectivement.
Dans les études sur les aphasies, Freud conclut à la nécessité théorique et méthodologique d’aborder l’étude « des conditions fonctionnelles de l’appareil du langage » (1891b/1983, p. 155). Puis, la notion de traduction figure très tôt dans la lettre du 6 décembre 1896 à Fliess et prend d’emblée un sens élargi : « C’est le défaut de traduction que nous appelons, en clinique, refoulement. » (1896/1956, p. 155-56). Dans l’Interprétation du rêve, Freud écrit : « Pensées de rêve et contenu de rêve s’offrent à nous comme deux présentations du même contenu en deux langues distinctes, ou pour mieux dire, le contenu de rêve nous apparaît comme un transfert [Übertragung] des pensées de rêve en un autre mode d’expression dont nous devons apprendre à connaître les signes et les lois d’agencement par la comparaison de l’original et de sa traduction [Übersetzung] » (1900a/2003, p. 319). Freud reprend dans ce texte (ibid., p. 665) le schéma de l’appareil psychique comportant plusieurs couches d’inscription, mais il insiste sur la dimension dynamique d’une inscription « virtuelle » et délaisse la métaphore traductive. Dans « Constructions dans l’analyse » (1938/1985, p. 291), il met, là encore, l’accent moins sur le résultat que sur les forces à l’œuvre. Donc, si traduire implique interpréter (le sens), interpréter ne se limite pas à traduire. Il s’agit d’interpréter les forces à l’œuvre mises en lumière par le transfert tout en confrontant l’analyste à l’irreprésentable irréductible au langage. On sait que Laplanche a développé cette question : la transmission des signifiants énigmatiques en provenance de l’inconscient sexuel de l’adulte appelle un travail de traduction chez l’infans et le cadre analytique, qui reproduit cette asymétrie, permet de théoriser le réaménagement des forces psychiques liées à ces « restes intraduisibles ».
La traduction concerne également le choix de la langue dans la cure. Dans la « talking cure » d’Anna O, l’analyse se fait dans une langue autre que sa langue maternelle. L’« oubli » de sa langue maternelle, le recours à une autre langue sont des déplacements qui méritent une attention particulière (Amati-Mehler et al.). Comment comprendre les mécanismes à l’œuvre chez les analysants qui évitent leur langue maternelle, ou lorsque l’analyse se fait dans une langue qui n’est la langue maternelle ni de l’un, ni de l’autre ? Ou encore, le choix d’une langue autre que la maternelle chez des écrivains, chez des patients au passé de maltraitance familiale ? Langue pulsionnelle, langue opératoire, de quelle langue parle-t-on ? Ce choix ouvre-t-il un espace transitionnel ? Et quand la langue devient un outil d’aliénation psychique, comme l’a montré Victor Klemperer à propos de la langue – totalisante et pervertie – du IIIe Reich, la « traduction » psychique est attaquée, le travail psychanalytique devient difficile voire impossible. Cette aliénation de et par la langue peut se retrouver au niveau des rapports familiaux. Dans Le schizo et les langues (1970), Louis Wolfson fait le récit du procédé linguistique qu’il utilise pour échapper à l’intrusion-viol des mots en anglais de sa mère : il les transforme en assonances, allitérations dans un patchwork des mots en français, russe, allemand et hébreu, équivalents en sens et sonorité, mais dépossédés par morcellement de leur pouvoir mortifère.
Dans son Mitteleuropa multilingue, Freud a été lui-même été confronté à la multiplicité des langues. Beaucoup de ses analysants n’étaient pas de langue allemande. Freud était polyglotte, il avait étudié le grec et le latin. Pour lire Don Quijote de la Mancha, il avait appris l’espagnol et il lisait Shakespeare en anglais. Lui-même traducteur doué, il a traduit John Stuart Mill durant son service militaire, puis, entre 1886-1892, deux ouvrages reprenant les Leçons de Jean-Martin Charcot à La Salpêtrière et deux d’Emile Bernheim sur la suggestion et l’hypnose. Dans son œuvre, l’utilisation des mots usuels (et pas toujours les mêmes) pour en faire des concepts inédits, répondait à son désir de rester accessible : il n’utilise pas de néologismes. Toutefois, l’emploi des mots usuels « asémantiques » n’a pas rendu la tâche du traducteur facile.
Pour traduire Freud, quel équilibre doit-on trouver entre la forme, le respect d’une écriture remarquable, lisible par tous et la cohérence du contenu ? Doit-on créer des néologismes dans l’espoir de rester au plus près du texte, dans un mot à mot qui heurte souvent la langue d’arrivée et prendre le risque de réifier des concepts qui ont évolué chez Freud lui-même ?
Si les publications d’Angelo Hesnard, en 1913, font de lui le premier traducteur-commentateur de Freud, ce n’est que dans les années 1920, entre autres grâce à Marie Bonaparte, que les traductions de Freud vont paraître en France. Traductions de Freud et essor de la psychanalyse vont de pair et les choix des traducteurs ont eu des répercussions sur la pensée psychanalytique elle-même en France et ailleurs. Mark Solms, dans sa préface à l’édition révisée de la Standard Edition (à paraître) précise ses choix éditoriaux. La traduction française « de référence » des œuvres complètes psychanalytiques de Freud (OCF.P, Paris, Puf), menée par Jean Laplanche et une équipe de germanistes et psychanalystes, a suscité de vifs débats. Des traductions partielles ont paru depuis 2010, lorsque l’œuvre de Freud est passée dans le domaine public.
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Un champ commun d’étude de la linguistique et de la psychanalyse s’est constitué à partir de la mise en lumière des travaux de Ferdinand de Saussure, Charles S. Pierce et du mouvement structuraliste dans la 2e partie du xxe siècle. En 1982, par exemple, François Peraldi considère que, dans le cas d’Anna O., le travail de l’analyse apparaît comme ce que Roman Jakobson nomme une « traduction inter-sémiotique », c’est-à-dire « l’interprétation des signes linguistiques [le récit] au moyen de systèmes de signes non linguistiques (ici corporels) » (p. 12). En précisant qu’il ne parle pas du langage en tant que comportement, ni en tant qu’instrument de communication, ni en tant que système syntagmatico-paradigmatique mais du rapport à l’homme en tant que sujet, Peraldi indique en creux les affinités épistémologiques de la psychanalyse et de la traduction. Cette interdisciplinarité est au cœur de la théorie de la traduction sous le nom de traductologie depuis les années 1980. Car faut-il traduire les mots ou le sens ? Henri Meschonnic récuse la binarité linguistique entre sens et son et introduit le concept forme-sens articulé par le corps. Le rythme est « le gardien du corps dans le langage » (1982, p. 651). L’écoute des sensations, du rythme n’est pas qu’affaire des traducteurs, mais aussi des psychanalystes. Comment ces débats, au cœur des théories de Jacques Lacan et d’André Green, se déploient-ils aujourd’hui ?
Le travail de traduction de tout un chacun, « l’épreuve par l’étranger » est ce qui rend les échanges fructueux. Mais toute culture résiste à la traduction ou la dévalue. Pour Berman, « la visée même de la traduction – ouvrir au niveau de l’écrit un certain rapport à l’Autre, féconder le Propre par la médiation de l’Étranger – heurte de front la structure ethnocentrique de toute culture ou cette espèce de narcissisme qui fait que toute société voudrait être un Tout pur et non mélangé ». L’acte de traduire interpelle donc la psychanalyse à plus d’un titre : au regard de la traduction des œuvres psychanalytiques, de la préservation de la diversité des langues et de la pensée psychanalytique dans les échanges internationaux. Mais surtout celui de la « traduction » de l’inconscient et, plus généralement, des échanges entre ce qui est du ressort linguistique et ce qui lui échappe.
Marcela Montes de Oca
Pascale Navarri
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Amati-Mehler J., Argentieri S. et Canestri J. (1990/1993). The Babel of the Inconscious. (trad. angl.). Madison, CT, International Universities Press.
Berman A. (1984). L’épreuve de l’étranger. Paris, Gallimard.
Freud S. (1891b/1983). Contribution à la conception des aphasies : une étude critique. (Trad. C. Van Reeth). Paris, Puf.
Freud S. (1895/1956). Esquisse pour une psychologie scientifique, La naissance de la psychanalyse, lettres à W. Fliess, notes et plans 1887-1902. Paris, Puf.
Freud S. (1895d/1967). Études sur l’hystérie. (Trad. fr. Anne Berman, préf. M. Bonaparte). Paris, Puf.
Freud S. (1900a/1980), L’interprétation des rêves. (Trad. fr. I. Meyerson révisée D. Berger). Paris, Puf.
Freud S. (1937d1985), Constructions dans l’analyse, Résultats, Idées, Problèmes, II. (Trad. E. R. Hawelka, U. Huber, J. Laplanche) Paris, Puf.
Klemperer V. (1975/1996), LTI, la langue du IIIe Reich – carnet d’un philologue. (Trad. fr. Elisabeth Guillot). Paris, Albin Michel.
Meschonnic H. (1982). Critique du rythme, Anthropologique du langage. Lagrasse, Verdier.
Peraldi F. (1982). Psychanalyse et traduction. Rev Meta/J Trad 27 (1).
Solms M. (2018). Extracts from the revised Standard Edition of Freud’s complete psychological works : p. 11-57. Int J Psycho-anal 99.
Wolfson, L. (1970). Le Schizo et les langues. (Préf. G. Deleuze). Paris, Gallimard.
Sommaire
Éditorial – Traduire, aux portes du langage
THÈME : TRADUIRE
Rédacteurs : Marcela Montes de Oca, Pascale Navarri
Coordination : Martine Girard
Marcela Montes de Oca, Pascale Navarri – Argument – Traduire
Transfert sur la langue
Laurence Kahn – Louches entremetteurs. De la destruction en traduction
Myriam Suchet, en complicité avec Anne Rosenberg – Traduire la sensation océanique, ou y perdre pied
Zoé Andreyev – La détraduction ou l’art de cuisiner les restes intraduits
D’une langue à l’autre en littérature
Antoine Nastasi – Entretien avec Aharon Appelfeld
Antoine Nastasi – Préférer ne pas traduire
Yoann Loisel – L’auto-traduction de Samuel Beckett : art de l’écrivain, métier du traducteur, différences avec la psychanalyse
D’une langue à l’autre en clinique
Jessica Jourdan-Peyrony et Benoît Servant – Belles infidèles
Sabina Lambertucci-Mann– Traducere, traduire son double, trans-férer sur un autre
Marielle Sœur – La langue des confidences
Traduire les maux
Sébastien Talon – Traduire : enjeux cliniques et théoriques dans la rencontre avec une clinique allochtone
Annie Élisabeth Aubert – Penser entre les langues : la traduction orale et l’expérience analytique
Simone Korff-Sausse – Psychanalyse et déficience Le psychanalyste polyglotte
DOSSIER CONFINEMENT
Emmanuelle Chervet – Les samedis cliniques du confinement
Kalyane Fejtö – L’intimité à distance
Christine Saint-Paul Laffont – « Restez chez vous ! » De l’impact traumatique sur le cadre à son aménagement dans la reprise du processus
Lúcia Salmeron Touati – La poursuite d’un traitement psychanalytique d’enfant au téléphone pendant le confinement
Geneviève Bourdellon – Commentaire du texte de Lúcia Touati
Bernard Chervet – Alice et la différence des sexes, par Lúcia Touati
Pascale Navarri – Psychanalyste en chair et en os
Marie-Françoise Laval-Hygonenq – Discussion sur le travail analytique à l’épreuve du confinement
RUBRIQUES
Psychanalyse et littérature
François Sirois – Faulkner : fratrie tragique
Technique psychanalytique
Philippe Givre – Rêves borderline et identifications d’angoisse
Psychanalyse et société
Michel Saraga – Anzieu sur le balcon, ou les vertus de l’illusion à l’heure du virus
REVUES
Revue des revues
Noreddine Hamadi – Topique, n° 146, 2019 : L’art et le pouvoir.
Adriana Koren-Yankilevic – Revue argentine Psicoanalisis, vol. XLII, no 1 et 2 : Psychanalyse, Transmission et Éthique.
Laurence Patry – Revue française de psychosomatique, n° 56, 2019 : Constructions.
Camille Raoul-Duval – Adolescence, 37, n° 2, 2019 : Violence en Psychiatrie.
Revue des livres
Irina Adomnicai – Langue et psyché. Instantanés métapsychologiques, de Jean-Claude Rolland.
Roland Havas – Qu’est la sexualité devenue, sous la direction de Jacqueline Schaeffer.
Laurent Danon-Boileau – L’expérience de l’informe, de Jacques Press.
Françoise Seulin – Émoi sensoriel, plaisir sensuel. Le monde secret de l’éprouvé, de Elsa Schmid-Kitsikis.