La Revue Française de Psychanalyse

Le regard de l’ophtalmologiste

Le regard de l’ophtalmologiste

Entretien avec Godefroy KASWIN

Rfp : Pour ce numéro consacré au regard, nous avons souhaité avoir le point de vue de l’ophtalmologiste, à la fois sur le mécanisme de la vision, sa construction, ses pathologies mais aussi sur son rapport au regard du patient.

Dr Godefroy Kaswin, vous êtes ophtalmologiste, ancien Chef de Clinique-Assistant des Hôpitaux et actuellement praticien au Centre Ophtalmologique d’Antony et au Centre Explore Vision de Paris.

Tout d’abord, comment définiriez-vous la vision ?

Godefroy Kaswin : La vision est l’une des fonctions sensorielles les plus abouties, clé dans des domaines aussi variés que l’artisanat, l’art, l’écriture ou la lecture. Elle est également un élément fondamental de la vie sociale ainsi que des relations affectives et professionnelles.

Si les yeux traduisent ou parfois trahissent la situation émotionnelle d’un individu, ils sont souvent le témoin de son état de santé. L’anatomie particulière de l’œil et sa transparence unique en permettent l’examen direct par l’ophtalmologiste. De nombreuses pathologies ophtalmologiques mais également extra-oculaires vont avoir un retentissement sur la vision et le regard.

L’œil a pour fonction de recevoir et de traiter la lumière. Les informations données par les longueurs d’onde du spectre visible sont reçues et traitées par l’œil puis envoyées au cerveau pour analyses et interprétation finale.

La caractéristique la plus frappante de l’œil est la transparence de certains tissus. C’est un avantage également pour l’examen de cet organe, qui est le seul à pouvoir directement être observé.

L’œil fait partie du système nerveux central. Plus de la moitié des nerfs crâniens (des paires II à VIII) y sont liés. Le nerf optique est en réalité un prolongement du cerveau et la structure rétinienne rappelle celle du cortex cérébral. C’est pourquoi l’œil est considéré comme une « partie accessible du cerveau ».

Le globe oculaire s’apparente à une sphère dont la partie antérieure, la cornée, est un dioptre transparent permettant l’entrée de la lumière dans l’œil et la partie postérieure, la sclère, une tunique résistante permettant le maintien du volume et des formes du globe. La lumière ayant traversée la cornée va passer au travers du diaphragme irien, la pupille, dont le diamètre va déterminer la quantité de lumière le franchissant puis le cristallin, qui représente le second dioptre de l’œil. La lumière va ainsi être focalisée sur la rétine et notamment la macula, qui comporte la densité maximale de cellules photoréceptrices.  

La transmission des informations obtenues par les cellules neurosensorielles de la rétine vers le cerveau est opérée par le nerf optique. Toutes les fibres optiques issues des cellules visuelles convergent vers un point précis de la rétine : la papille. Les nerfs optiques des deux yeux se croisent dans une zone appelée chiasma optique. À ce niveau, il va y avoir une réorganisation des fibres nerveuses qui fait que chaque hémisphère cérébral va traiter les informations issues d’une seule moitié du champ visuel ou hémichamp. Cette représentation est croisée c’est-à-dire que l’hémisphère droit traitera les informations de l’hémichamp gauche et inversement.

Les fibres vont ensuite cheminer jusqu’aux aires cérébrales visuelles, qui représentent près d’un tiers de notre cerveau. Chacune d’entre elles est spécialisée dans un type de traitement particulier, du plus perceptif au plus cognitif, précisant de mieux en mieux la scène visuelle observée, jusqu’à aboutir à une représentation visuelle complète ayant un sens pour l’observateur. À la sortie de la rétine, il n’existe plus de scène visuelle à proprement parler. Les informations visuelles sont transmises sous forme d’influx électrique de l’œil au cerveau, et c’est au niveau cérébral que la scène va être reconstruite en fonction des différentes informations portant sur la couleur, la forme, le mouvement ou la localisation spatiale que les aires cérébrales vont analyser. Ce que nous voyons est donc une construction de notre cerveau et non une stricte photographie du monde extérieur. Le cerveau visuel communique continuellement avec le reste des aires cérébrales comme celles du langage, de la mémoire ou des émotions qui amènent du sens à ce que nous voyons, et qui peuvent également influencer notre perception visuelle.

Rfp : Si la vision est une construction, et non une photographie du monde extérieur, le rapport au réel n’en existe pas moins. Mais quelles en sont les difficultés ou les déformations ? N’y a-t-il pas des corrections ou des mises au point plus ou moins « automatiques » ?

GK : L’œil, organe si abouti soit-il, n’est pas optiquement parfait. Toutefois, son intégration dans le système visuel, qui permet l’interprétation cérébrale des informations qu’il livre, le rend extrêmement performant.

Une amétropie est un défaut de mise au point rétinienne, le plus souvent non pathologique, nécessitant une correction pour compenser le handicap visuel en découlant. Les anomalies visuelles sont en fait la résultante d’une inadéquation entre la puissance des dioptres oculaires (cornée et cristallin) et sa longueur axiale. Il en découle une défocalisation rétinienne entraînant une diminution de l’acuité visuelle de loin. Selon le sens de cette défocalisation, l’œil est dit « myope » si l’image d’un point situé à l’infini se projette en avant de la rétine (œil trop long ou trop puissant) ou « hypermétropique » si cette image se projette en arrière (œil trop court ou pas assez puissant). La correction optique de la myopie se fera grâce à une lentille concave divergente, plus mince au centre qu’au bord, donnant l’impression de petits yeux. La correction de l’hypermétropie se fait grâce à une lentille convexe convergente, qui aura un effet grossissant comme une loupe.

Dans l’astigmatisme, la focalisation d’un point s’étire sur l’axe visuel entre deux points, l’un convergent et l’autre plus divergent. Sa correction se fera grâce à une lentille torique dont la puissance sera différente selon les deux principaux méridiens.

La vision de près (inférieure à 5 mètres) est possible grâce à l’accommodation. Elle correspond à une déformation spatiale du cristallin. Lorsqu’un objet se rapproche de l’observateur le cristallin se bombe et donc augmente sa puissance, pour « mettre au point ». L’accommodation diminue tout au cours de la vie mais cette diminution progressive va commencer à devenir véritablement problématique entre 40 et 45 ans avec les premières difficultés pour la lecture : c’est la « presbytie ». Elle se corrige par une lentille convexe convergente.

La correction chirurgicale des amétropies est appelée chirurgie réfractive. Les motivations poussant une personne à consulter un chirurgien lorsque ses yeux sont sains mais nécessitent le port d’une correction (lunettes ou lentilles de contact) sont diverses, au premier rang desquelles le souhait de ne justement plus avoir à porter cette correction. Sensation de handicap, souci de liberté et d’autonomies sont souvent au cœur de la démarche. En effet, l’image qu’une personne a d’elle-même peut être profondément affectée par le port indispensable de lunettes. Les autres motivations associent un besoin professionnel, la pratique de certains sports sans entrave, l’intolérance aux lentilles de contact, l’existence d’une asymétrie entre la correction d’un œil et l’autre. La dimension esthétique est souvent présente, de nombreux patients jugeant le port de lunettes inesthétique. Pour ces patients, il ne s’agit pas d’une intervention de confort, mais véritablement d’une chirurgie destinée à leur changer la vie.

Cette chirurgie s’est considérablement développée ces dernières décennies grâce notamment à l’essor de nouvelles technologies rendant les interventions performantes et sûres.

Rfp : Comment le médecin et l’ophtalmologiste que vous êtes est-il en contact avec les yeux, le regard de son patient ?

GK : Le contact visuel est un acte de communication totale et un moyen de connexion aux autres.  Le regard est un moment d’intimité, sans barrière ou écran. Il est ce que certains appellent le « miroir de l’âme ». Ce que nous sommes au plus profond de nous-mêmes. Il reflète en un clin d’œil, à la fois notre état d’être, la somme des expériences et des croyances de vie fondamentales mais aussi des émotions et intentions du moment. C’est également un élément essentiel des relations sociales et professionnelles. C’est probablement ce qui fait de la consultation ophtalmologique un acte particulier, parfois anxiogène pour les patients. Nombre d’entre eux se disent d’ailleurs terrifiés à l’idée de perdre la vue, que cette éventualité soit réelle ou fantasmée, plus que pour tout autre fonction sensorielle.

Le lien de l’ophtalmologiste avec son patient est, là encore, d’abord visuel. Avant même d’établir un contact verbal ou physique, l’ophtalmologiste va se faire une première idée par l’observation. Attitude du patient, type de fixation, modalités de déplacement, couleur et forme des yeux sont autant d’informations orientant d’emblée l’examen et présupposant le type et la gravité des atteintes potentielles. Tout au long de la consultation le médecin ne quitte pas son patient du regard, celui-ci étant l’objet même de la consultation, ce qui peut parfois être dérangeant pour ce dernier. La création d’une relation de confiance est alors primordiale pour que la personne examinée, parfois en grande souffrance, puisse se sentir en sécurité, dans un climat rassurant et un échange constructif.

L’interrogatoire cherchera à apprécier qui est le patient, ses antécédents qu’ils soient ophtalmologiques, généraux ou familiaux. Il s’intéressera particulièrement à la profession ainsi qu’aux diverses activités pratiquées afin de cerner les besoins visuels de l’individu. L’interrogatoire cherchera ensuite à déterminer les raisons ayant amené le patient à consulter. Si de nombreux symptômes peuvent être cités, comme les myodésopsies (tâches mobiles), les métamorphopsies (déformations) ou les scotomes (lacunes du champ visuel), la triade fonctionnelle centrale est : rougeur, douleur et surtout baisse d’acuité visuelle.

L’acuité visuelle est définie comme la possibilité pour l’œil de séparer deux points vus distinctement. Elle est évaluée grâce à des échelles optométriques, les plus utilisées étant l’échelle de Monoyer (vision de loin), Parrinaud (vision de près) et ETDRS (basse vision). Ces échelles utilisent des optotypes, figures ou caractères permettant de mesurer l’acuité visuelle. Une mesure de la tension intra-oculaire est systématique. L’examen continue avec l’observation de la mobilité oculaire, du réflexe photomoteur, des paupières et de la surface oculaire (conjonctive, cornée). L’analyse se poursuit par l’examen du segment antérieur (chambre antérieure, iris et aire pupillaire, cristallin) puis du segment postérieur avec le fond d’œil qui permet, après dilatation des pupilles, l’observation de la rétine, du nerf optique, des vaisseaux rétiniens et enfin de la macula.

Toute altération des fonctions visuelles, non seulement par la dégradation de la fonction sensorielle mais aussi par le retentissement psychologique qu’elle induit, conduit fréquemment à une restriction des activités du patient, peut altérer sa vie sociale et professionnelle, et par là même, dégrader très nettement sa qualité de vie.

Rfp : Quelles sont les altérations, les pathologies de la vision, et ont-elles un impact particulier ?

GK : Chez le petit enfant, la malvoyance, qu’elle soit organique ou fonctionnelle par asymétrie du défaut optique de l’œil (anisométropie), se manifeste par une errance du regard, des secousses nystagmiques ou un strabisme, anomalies du regard qui alertent en général rapidement les parents ou le pédiatre de l’enfant.

Le strabisme, défaut de parallélisme des axes visuels, est l’une des atteintes ophtalmologiques les plus visibles. Si de nombreuses étiologies sont possibles, son existence aura un retentissement physiologique sur la vision stéréoscopique mais aussi sur le regard des autres avec souvent comme conséquence un impact négatif sur l’estime de soi.

Lorsque l’endothélium de la cornée est défectueux (décompensation endothéliale ou dystrophie de Fuchs) l’ingénieux système de pompe permettant l’extraction de l’eau du stroma cornéen et donc le maintien de la transparence cornéenne est altéré. La cornée s’opacifie alors, aboutissant à un regard grisâtre.

La cataracte est la première cause de cécité dans le monde. Elle correspond à la perte de transparence du cristallin, d’origine sénile, traumatique ou métabolique, peut aller jusqu’à l’opacification totale de celui-ci, donnant un reflet blanchâtre au regard.

Les patients atteints de dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA) sont susceptibles de perdre leur vision centrale. Cependant le champ visuel périphérique reste intact, ce qui leur permet de garder une certaine autonomie, notamment dans leurs déplacements. On observe alors des personnes ayant une acuité visuelle effondrée mais se mobilisant grâce à des dodelinements de tête, de manière à voir avec leur champ visuel périphérique.

À l’inverse les patients atteints de glaucome gardent une vision centrale jusqu’au stade terminal de la pathologie mais perdent progressivement leur vision périphérique, les obligeant à mobiliser leur regard pour être en face de l’objet à visualiser.

Rfp : Et y a-t-il un retentissement ophtalmologique des maladies extra-oculaires ? Les psychanalystes ont évidemment envie de savoir si, comme Freud le développait dans son article de 1910, il y a selon vous des troubles psychogènes de la vision, une cécité hystérique par exemple ?

GK : De nombreuses maladies ont un retentissement sur l’œil et la vision. On peut ici en citer quelques-unes parmi les plus remarquables.

Les atteintes vasculaires ont des conséquences directes sur l’œil. Les altérations microvasculaires comme on peut les voir dans le diabète sont responsables d’une microangiopathie et donc de phénomènes d’occlusion des capillaires rétiniens pouvant provoquer une ischémie rétinienne et développement de néovaisseaux rétiniens. Ces néovaisseaux anormaux vont se compliquer de saignement (ou hémorragie intra-vitréenne), de glaucome néovasculaire ou de décollement de rétine tractionnel de mauvais pronostic. Des phénomènes de fuite peuvent également survenir et occasionner un œdème maculaire avec baisse d’acuité visuelle.

Dans le cadre des pathologies métaboliques, l’hyperthyroïdie, notamment dans la maladie de Basedow, peut profondément modifier le regard des patients. L’exophtalmie en est l’une des principales atteintes par infiltration inflammatoire des muscles et graisses orbitaires. Associée à la rétraction palpébrale supérieure, par hyper-action du muscle de Müller, et à l’inflammation locale par congestion intra-orbitaire compressive, le tableau clinique aboutit à une impression d’écarquillement des yeux et à un regard épouvanté.

Sur le plan neurologique, les neuropathies optiques correspondent à un ensemble de pathologies affectant les nerfs optiques. Le sujet peut être atteint d’une perte partielle de la vision. L’origine des neuropathies peut être d’origine infectieuse, tumorale ou encore génétique. Ainsi, dans la sclérose en plaques (SEP), la neuropathie optique est liée à une inflammation du nerf optique (névrite optique), par atteinte de la myéline, gaine entourant les fibreuses nerveuses. Dans les cas les plus graves, elle peut entraîner une perte partielle ou totale de la vue.

Les pathologies compressives peuvent se manifester tout le long des voies visuelles (nerfs optiques, chiasma optique, bandelettes optiques, cortex cérébral) et altérer la vision mais aussi la motilité oculaire avec l’apparition d’une diplopie. Ce phénomène est notamment constaté dans certains cas de tumeurs cérébrales, d’accidents vasculaires cérébraux ou d’anévrismes de l’artère ophtalmique. Selon la localisation de l’atteinte, la modification du champ visuel sera caractéristique : scotome central en cas d’atteinte du nerf optique, hémianopsie ou quadranopsie en cas d’atteinte du chiasma ou au-delà.

Les troubles visuels anorganiques sont relativement peu fréquents en pratique clinique et de diagnostic souvent délicat. En effet, s’il peut exister une discordance entre les anomalies visuelles ou campimétriques et l’examen clinique, le spectre d’une atteinte neurologique, notamment vasculaire, est toujours présent dans l’esprit de l’observateur. Ceci est d’autant plus vrai que dans certaines atteintes organiques, comme les névrites optiques rétro-bulbaires associée la sclérose en plaques par exemple, il n’y a la plupart du temps pas d’anomalie à l’examen clinique ophtalmologique (fond d’œil normal). Il est donc souvent nécessaire d’adopter une approche multidisciplinaire, le diagnostic restant un diagnostic d’élimination. Certains tests peuvent permettre d’objectiver une baisse d’acuité visuelle uni ou bilatérale d’origine psychogène. Dans l’évaluation de l’acuité visuelle, il peut être ainsi utile d’utiliser l’échelle de Thibaudet qui est basée sur le fait que la taille de l’optotype n’a pas de relation avec l’acuité visuelle elle-même et permet donc de « tromper » le patient simulateur. Lors de l’analyse du champ visuel pratiqué à l’aide de la coupole de Goldmann, seules les manifestations apparentes au test III/4 seront considérées comme entraînant un réel retentissement fonctionnel. Plusieurs tests (Wirt, Randot, synaptophore,…) permettent également d’évaluer la vision stéréoscopique (vision des reliefs) qui nécessite une vision monoculaire normale.

« Qui regarde à l’extérieur rêve. Qui regarde à l’intérieur s’éveille » écrivait Carl Gustav Jung. Si l’être humain est un rêveur, l’ophtalmologiste à la chance de pouvoir l’examiner directement, au cœur de l’incroyable organe qu’est l’œil humain. Les défauts optiques de l’œil, compensés par des lunettes ou des lentilles de contact peuvent également être traités grâce à la chirurgie que les progrès récents ont permis de considérablement sécuriser. Au cours de son examen, l’ophtalmologiste va chercher à préciser les structures atteintes, déterminer un diagnostic pour pouvoir s’attacher à traiter les pathologies et tenter de la fonction visuelle du patient tout en créant avec lui une relation intime puisque directement liée au regard et à tout ce que cela implique sur le plan social, relationnel et professionnel et sur son bien-être. Il s’agit également d’une discipline en relation avec la plupart des autres spécialités médicales, un retentissement oculaire étant présent dans de nombreuses pathologies.

Godefroy Kaswin

Centre Ophtalmologique d’Antony

5 avenue de la Providence

92160 – Antony

godefroy.kaswin@gmail.com

Résumé – L’œil, de par son anatomie et sa fonction est la porte d’entrée de la lumière qui va ensuite être codée par les cellules neurosensorielles et transmises au cortex cérébral qui sera chargée de l’analyse, la reconstruction et l’interprétation de l’image. Il existe une relation forte entre le patient et l’ophtalmologiste, de par le lien intime qu’est le regard et par les représentations que ces derniers peuvent avoir de leur propre regard et de celui des autres. Les pathologies vont avoir un retentissement direct sur le regard des patients ainsi que l’ensemble des activités qu’ils peuvent pratiquer.

Mots Clés – Œil, vision, amétropie, acuité visuelle, construction visuelle

Visuel d’ouverture: Autoportrait, Jean-Siméon Chardin © Wikimedia Commons