La Revue Française de Psychanalyse

2024, Tome 88-3

2024, Tome 88-3

DANS CE NUMÉROAUTOUR DU THÈME
Résumés des articlesTrois questions à Manuella De Luca
Éditorial
Freud dans le texte
Thème : Voyages et frontières
DOSSIER : PSYCHANALYSE EN TUNISIE
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Éditorial

Les juments, qui me portent, aussi loin que va mon désir,
me conduisaient, depuis qu’elles m’avaient mis sur le chemin de riche langage
de la Déesse, celui qui porte l’homme du savoir dans toute ville.
C’est sur ce chemin que j’étais porté, c’est là que me portaient les juments de riche discours.
Elles tiraient le char ; les filles montraient le chemin.

Parménide

Les juments ou cavales désignent les mots ou les éléments de mots qui nous portent, écrit Jean Bollack, traducteur de Parménide. De la dimension la plus concrète du déplacement dans l’espace et dans le temps à la métaphore, du désir effréné de partir, de plonger « au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau » (Baudelaire) aux effets traumatiques de l’exil forcé, des présocratiques aux modernes en passant par Dante, tout voyage n’est-il pas d’abord voyage dans le monde du langage, à travers la langue et entre les langues ? Et le moi freudien, un être de frontières ? Mais c’est alors qu’il apparaît aussi comme « une pauvre créature » ballottée entre le vaste monde et le ça, et entre deux espèces de pulsions lui faisant encourir « le danger de devenir objet des pulsions de mort et d’expirer lui-même » (Freud, 1923b).

Particulièrement inspirés par le thème de ce numéro Voyages et frontières, c’est à ces voyages, avec ou sans retour, que nous invitent les auteurs dans leurs déploiements métapsychologiques et cliniques, mais aussi philosophiques, esthétiques, littéraires ou politiques.

Hasard des calendriers, c’est encore de voyages qu’il est question dans le dossier La psychanalyse en Tunisie, à commencer par ceux de quelques pionniers entre les deux rives de la Méditerranée, puis, plus largement pour implanter et transmettre l’invention freudienne dans un espace culturel et religieux autre, non sans résistances ou conflits inéluctables.

Quant aux rubriques, elles viennent éclairer autant les rapports de la psychanalyse avec la philosophie que certains aspects techniques de sa clinique, ou s’attachent très précisément à des nœuds de son épistémologie.

Martine Girard
Directrice adjointe de la Rfp.

Argument « Voyages et frontières »

Pilar PUERTAS TEJEDOR*, Benoît SERVANT**

Pilar Puertas Tejedor – Viuda de Epalza nº 8-3. 48005 Bilbao Espagne – pilpuertas@gmail.com
Benoît Servant – 176 rue de la convention 75015 Paris – benoit.y.servant@wanadoo.fr

Voyages et frontières, ces deux termes qui ont un rapport évident l’un avec l’autre n’ont pas pourtant, dans une première approche, une place de même nature dans la pensée psychanalytique.

L’idée du voyage s’entend avant tout dans sa dimension métaphorique, du voyage intérieur, de l’exploration de l’inconscient dont Freud se proclame le conquistador, du continent noir de la féminité (qui resterait donc à découvrir) ; mais aussi du risque de voyage sans retour de la psychose (qui pourra d’ailleurs se manifester à l’occasion d’un voyage pathologique, bien réel lui).

La frontière au contraire (et peut-être surtout, sa cousine, la limite) est une notion presque technique et d’usage multiple et fréquent.

La métapsychologie est ainsi constituée par la différenciation des notions qui s’opposent : conscient et inconscient dans la première topique, moi, ça, surmoi dans la seconde, pulsion libidinales et pulsion du moi, objectalité et narcissisme, passé et présent (mêlés dans l’après-coup), moi et non-moi, masculin et féminin, différenciation qui n’exclut pas les échanges, les influences réciproques, les franchissements de frontière. Soulignons ici la place décisive de la notion de « moi comme être de frontière », selon l’expression de Freud lui-même dans « Le moi et le ça » (1923b/1991, p. 299), et chargé d’en assurer la permanence, mais aussi d’en réguler les passages ; ce que l’on peut rapprocher du préconscient comme intermédiaire entre conscient et inconscient, lieu de passage dont l’« épaisseur », plus ou moins grande, conditionne la circulation des représentations entre inconscient et conscient. Ici la question des frontières rejoint celle des voyages, avec, dans la cure, les notions également centrales de transfert, de déplacement. André Green (1990) de son côté proposera la notion de double limite : entre monde interne et monde externe, et au sein du monde interne entre conscient et inconscient.

Plus en lien avec la psychopathologie, ce seront les frontières entre normal et pathologique (subvertie dans la psychopathologie de la vie quotidienne), entre le réel et l’imaginaire (remise en cause par la notion d’aire transitionnelle, aire de passage où la question même de la frontière ne se pose pas encore entre le subjectivement conçu et l’objectivement perçu, entre conception et perception, ce qui vient tempérer le passage du principe de plaisir au principe de réalité), le corps et l’esprit (et là aussi son dépassement dans la conversion et la psychosomatique), le réel (chose, mot, affect) et sa représentation. Évoquons ici l’avènement de la notion d’état-limite, qui condense peut-être nombre des enjeux de celle de frontière : sur le plan clinique (accepter de remettre en cause les distinctions cardinales trop rigides… au risque de la confusion), thérapeutique (accepter d’assouplir le cadre… au risque de s’y perdre), épistémologique (ouvrir la métapsychologie freudienne à d’autres dimensions… au risque de « retomber » dans une psychologie pré-analytique).

La frontière concerne par ailleurs tout le champ du cadre de la cure, point crucial de la pensée théorico-clinique, tout particulièrement autour de la dialectique : nécessité du cadre, enjeux thérapeutiques de ses transgressions (Donnet, 2005).

Sur un plan épistémologique enfin, la distinction entre science et fiction, science et idéologie (ou Weltanschauung), vérité historique et vérité matérielle ; mais aussi entre disciplines : psychanalyse, psychologie, philosophie, anthropologie, littérature, neurosciences. Distinctions nécessaires et pertinentes, à condition encore une fois d’accepter que ces frontières se franchissent.

C’est ainsi que nous retrouvons également la métaphore du voyage, tant pour la cure que pour la théorie psychanalytique. Car remettre en cause, en les franchissant, ces frontières, n’est pas sans risque, comme tout voyage « réel » (pour l’opposer au « tourisme » balisé de nos sociétés contemporaines) dont le propre est de soumettre le voyageur à une expérience de dépaysement, aux dangers de l’expérience d’étrangeté, voire de l’aventure.

Pour la cure, ne s’agit-il pas de larguer les amarres, en acceptant la règle fondamentale de l’association libre (mais aussi les frontières, les limites, les balises du cadre), et donc de laisser sa pensée dériver, de remettre en cause ses repères les plus assurés pour découvrir l’inconnu en soi-même ?

Pour Freud et ses disciples, il y eut aussi quelque chose de cet ordre dans l’engagement à sa suite, en rupture avec l’ordre médical et académique, précisément parce qu’il ne respectait pas les distinctions épistémologiques traditionnelles.

Avant de revenir aux enjeux proprement psychanalytiques de notre thème, nous proposons de faire un détour par certains aspects de la représentation imaginaire de celui-ci, à travers la littérature en particulier (prenant donc au mot notre éloge du voyage). Nous nous référerons pour cela au splendide livre d’art édité chez Citadelles et Mazenod, Écrire le voyage, de Montaigne à Le Clézio, et plus précisément à la présentation de Sylvain Venayre (2014).

Celui-ci distingue en effet plusieurs abords du voyage chez les écrivains : à l’époque classique, il s’agit de Voir et savoir, avec le Romantisme, de Sentir et jouir. Enfin, il s’agira de Partir et revenir, pour les écrivains du xxe siècle, le rétrécissement du monde et le développement des moyens de transport et du tourisme les amenant à valoriser la prise de risque pour en renouveler l’attrait. Risque vital parfois, mais psychique aussi quand le voyage devient la métaphore d’un voyage intérieur, dans l’abandon des repères (Le bateau ivre, de Rimbaud) dans l’aspiration à un renouvellement de l’inspiration.

Pour tous est recherchée la transformation que cette expérience produit chez le voyageur.

Le thème du retour est par ailleurs un des aspects majeurs de l’imaginaire du voyage, depuis l’Odyssée qui n’est le récit que du long retour d’Ulysse, différé par d’innombrables détours. Or l’enjeu essentiel du retour réside dans le fait qu’il consiste à retrouver sa place « comme avant » auprès des siens, sans pour autant annuler tout ce qui fait qu’on n’est plus le même qu’avant, alors même que cela peut rendre difficile justement de se retrouver parmi ceux qui sont restés (Flécheux, 2023).

Que peut-on en penser pour la psychanalyse ?

Il nous semble que nous pouvons reprendre sans difficulté les deux premiers aspects décrits par Sylvain Venayre, pour la cure en particulier : voir et savoir, sentir et jouir ; car l’expérience de l’analyse apporte à la fois sur le plan de la connaissance et de l’affectivité. Ainsi proposerons-nous de rattacher la question du voyage et des frontières à l’enjeu de la traduction (qui a été le thème de la Rfp 2020-2) et de l’enrichissement qu’elle permet : traduire n’a de sens que s’il existe encore différentes langues ; mais il s’agit aussi de traduire entre nous, de même langue maternelle, car chacun est à la fois un monde, mais nous pouvons néanmoins (tenter de) nous comprendre, à travers la belle formule de Paul Ricœur d’hospitalité langagière (2018).

Le troisième aspect mérite aussi réflexion.

Tout d’abord sur la prise de risque du voyage. Sur ce plan, nous pourrons lier voyage et frontière d’une autre manière : pour s’engager dans la rencontre du monde, humain et non humain, la qualité des frontières de notre moi sera sans doute cruciale : seule une différenciation moi/non-moi suffisamment établie ne permet-elle pas de s’exposer à la rencontre avec l’altérité ? La fonction réflexive du moi et le processus identitaire vont favoriser la constitution d’un foyer interne procurant un auto-investissement libidinal qui garantit son équilibre et sa permanence.

À l’inverse, si cette différenciation n’est pas constituée, la rencontre objectale devient une menace, amenant en retour le sujet à se protéger au prix d’un appauvrissement préjudiciable de sa vie psychique, le condamnant à survivre plutôt que vivre et l’enfermant dans un véritable cercle vicieux, renforcé par la rigidité de ses frontières internes (clivages). C’est alors que la cure visera à explorer ces territoires vécus mais non subjectivés de la psyché, ce qui autorisera le sujet à aborder l’altérité externe de façon moins menaçante. Nous visons bien sûr ici tout l’enjeu de la transitionnalité, véritable bouclier et boussole pour le protéger de la terreur et de l’égarement de l’irreprésenté. Le rôle du thérapeute est alors celui d’un véritable sherpa, visant à permettre au sujet de découvrir de nouvelles routes, en ouvrant les frontières rigides que sont les clivages (par l’empathie ou dissolution transitoire de la frontière moi/ non-moi), et celles plus souples que sont les refoulements.

Cet enjeu sera tout particulièrement présent à l’adolescence avec la découverte de l’altérité du corps pubère, le corps propre et le corps de l’autre.

Ensuite la question du retour : quelles transformations certains analysants vont-ils connaître, qui les amèneront à introduire des changements, parfois considérables, dans leur vie personnelle ou professionnelle (ce qui avait amené Freud à interdire toute prise de décision importante durant la cure, interdit difficile à respecter de nos jours) ? Il serait également intéressant de lier la question du retour avec le retour sur soi, à celle de la réflexivité : le détour par l’ailleurs permet alors de revenir à soi en portant un autre regard, à l’image de la première réflexivité par le regard maternel.

La cure vise à favoriser un « retour aux sources », aux premières expériences, recouvertes par l’éducation et la culture. Dans cette valorisation du retour, il ne s’agirait pas tant d’une idéalisation du passé, d’une forme de traditionalisme (si contraire à l’esprit des Lumières), que d’une aspiration à retrouver « la source vive de la pensée et de la création » (Flécheux, 2023, p. 262). De même, dans « La nostalgie : berceuse ou berceau du moi », Kostas Nassikas (2022) indique que, plus que la retrouvaille avec les objets perdus, est en jeu celle avec le berceau du désir.

Ainsi nous semble-t-il que ce thème du voyage et de la frontière interroge de manière exemplaire l’actualité de la psychanalyse dans le contexte politique, social et culturel contemporain. Celui-ci tend à abolir asymptotiquement les frontières et les différences et, en retour, à multiplier les crispations identitaires repliées sur elles-mêmes, et les craintes face à ces voyages contraints et souvent sans retour que sont les migrations des populations fuyant leur pays d’origine et condamnées à l’exil.

La psychanalyse, née d’un désir d’assouplissement de ces frontières, n’apparaît-elle pas, dans les multiples facettes que nous avons évoquées, comme le garant du maintien de ces différences, condition même du processus vital en ce qu’il repose sur la transformation par l’échange ?

Références bibliographiques

  • Donnet J.-L. (2005). La situation analysante. Paris, Puf.
  • Flécheux C. (2023). Revenir. L’épreuve du retour. Paris, Le Pommier.
  • Freud S. (1923b/1991). Le moi et le ça. OCF.P, XVI : 255-301. Paris, Puf.
  • Green A. (1990). La folie privée. Paris, Gallimard.
  • Nassikas K. (2022). La nostalgie : berceuse ou berceau du moi ? Rev Fr Psychanal 86(3) : 643-655. Revue française de psychanalyse (2021) 85(2) : Traduire.
  • Ricœur P. (2018). Sur la traduction. Paris, Les Belles Lettres.
  • Venayre S. (dir.) (2014). Écrire le voyage, de Montaigne à Le Clézio. Paris, Citadelles & Mazenod.
[1] Nous remercions vivement Martine Girard, coordinatrice de ce numéro, pour ses suggestions et ses conseils précieux dans la rédaction de ce texte.

* Psychologue clinicienne. Psychanalyste, membre titulaire avec fonction didactique de l’APM (Association psychanalytique de Madrid).
** Psychiatre, psychanalyste SPP.

Sommaire

Martine Girard – Éditorial
Rédacteurs : Pilar Puertas Tejedor et Benoît Servant
Coordination : Martine Girard

THÈME : VOYAGES ET FRONTIÈRES

Pilar Puertas Tejedor et Benoît Servant – Argument – Voyages et frontières
Céline Flécheux – Revenir. L’épreuve du retour
Jean-François Aenishanslin – La bifurcation. La question de l’inconscient chez Brentano, Lipps et Freud
Gérard Pirlot – J’arrive où je suis étranger
Julien Amy – Voyage(s) aux frontières
Yoann Loisel – Albert Cohen : voyage à la vie, à la mort, aux frontières du deuil et du tendre
Silke Schauder – Quand je peins, je ne pense pas à la peinture… Je pense à la vie. Les multiples voyages de Basquiat
Dinah Rosenberg – Parler une langue étrangère
Sabina Lambertucci-Mann – Aux frontières des langues. Entre deuils œdipiens et naissance du surmoi, la langue du tiers
Martin Joubert – Contre-transfert inconscient : penser une troisième topique ?
Cecilia Rodrigues, Cristina Lindenmeyer et Maria Livia T. Moretto – L’inquiétante et actuelle étrangeté du monde autochtone brésilien


DOSSIER — PSYCHANALYSE EN TUNISIE

Riadh Ben Rejeb – La psychanalyse en Tunisie. Introduction générale au dossier
Riadh Ben Rejeb – Genèse de l’Association Tunisienne pour le Développement de la Psychanalyse (ATDP)
Nicole Geblesco, Martine Myquel, Petra Palermiti, Arlette Rizzo et Erica Vo Cong Tri – Nos expériences en Tunisie
Samir Jebabli – Un témoignage de l’implantation de la psychanalyse en Tunisie
Nédra Ben Smail – Contribution à l’histoire de la psychanalyse en Tunisie : l’expérience de l’AFPEC Emira Khelifi – Deux pionniers de la psychanalyse en Tunisie : Lydia Torasi et Mohamed Ghorbal
Houyem Boukassoula – Le développement de la Psychologie Analytique en Tunisie
Rym Triki – L’image de la psychanalyse en Tunisie. À propos d’une sitcom et d’une œuvre cinématographique


RUBRIQUES

Psychanalyse et philosophie
Gabriel Lomellini – Quand l’autre fait échec à la reconnaissance : Axel Honneth relu par Jean Laplanche
Clinique et technique psychanalytiques
Charlotte Marcilhacy – D’une soumission conformiste à l’élaboration de la dépendance dans le transfert
Épistémologie et histoire de la psychanalyse
Josef Ludin – Le contre-transfert, son origine métapsychologique et son impact sur la psychanalyse contemporaine

REVUES

Revue des revues

Armelle Nithart – Quatrième Groupe : Actes 11, 2023, « Avoir peur »
Michel Sanchez-Cardenas – International Journal of Psychoanalysis 1 et 2, 2023
Anne Ber-Schiavetta – Le présent de la psychanalyse 9 – janvier 2023 « La trace »
Geraldine Troian –Journal de la Psychanalyse de l’Enfant 13(1), 2023. « Processus psychanalytique, fini, indéfini. Dynamique et temporalité de la rencontre »

Revue des livres

Sarah Contou-Terquem – Le psychanalyste amoureux, de Michel Gribinski